Les philosophies du bonheur

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Stoïcisme, épicurisme et sceptiques
Je me suis engagé imprudemment dans l'histoire de la philosophie, d'abord à sentir le besoin de revenir à Socrate, au savoir de l'ignorance qui est au principe des sciences et notre réalité première à laquelle on ne veut pas se résoudre. Impossible de rester semble-t-il dans cette position philo-sophique questionnante sans finir par prétendre à la sagesse qui détient la vérité. C'est ce qu'on a vu ensuite dans le Phédon de Platon avec ses âmes ailées où le monde des idées décolle du réel. S'y manifeste déjà les contradictions entre l'amour et la vérité qu'éprouvera Aristote à se détacher de cette mythologie et de son maître (Amicus Plato, sed magis amica veritas) opposant à son animisme que ce ne sont pas les idées qui déterminent le réel mais les causes efficientes et finales. Le premier enseignement de la recherche philosophique, c'est bien que la question de la vérité nous divise. Cela commence par les présocratiques, avec, entre autres, l'opposition d'Héraclite et Parménide mais on peut dire que ces divisions se généralisent et se vérifieront constamment par la suite dès lors qu'on prétend se fonder sur la raison et non sur l'autorité du lieu. Il ne s'agit plus seulement de savoirs rationnels mais d'une modification de notre position par rapport aux savoirs et par rapport aux autres, en même temps que changeait la position du citoyen dans l'Empire.

Notre propre situation depuis la globalisation marchande et la fin du communisme offre quelques ressemblances avec celle de la constitution de l'Empire (hellénique puis romain), véritable mondialisation à l'époque, se caractérisant à la fois par la fin de la politique et de la citoyenneté active, en même temps qu'une perte d'unité culturelle, confrontée à la diversité des peuples et des croyances. Avec le déclin de la citoyenneté, c'est cependant l'émergence de l'individu, de l'intériorité qui sera à l'origine de la vogue des philosophies du bonheur, qui entre en résonance avec la mode actuelle.

Ce qui frappe, depuis les présocratiques, c'est le bouillonnement, le foisonnement, la multiplication des diverses philosophies, des conceptions du monde supposées rationnelles qui se font jour, ne faisant plus appel donc à une autorité mais ne pouvant s'unifier dès lors qu'elles sont détachées de la tradition comme de la religion héritée (même quand ce sont des philosophies qui se veulent très religieuses). La prétention à l'universel n'a fait que produire paradoxalement de nouvelles divisions. Depuis le travail fondateur de l'Académie, repris et enrichi par Aristote, il semble qu'on a une matière dans laquelle chacun peut puiser pour l'arranger à sa manière. Il est d'ailleurs absurde de parler d'une tradition occidentale qui est tout autant orientale à cette époque et manifeste plutôt une désorientation de la pensée ayant perdue ses assises, qui n'est plus transmission mais reconstruction (y compris l'ésotérisme naissant). Comme chacun y va de sa philosophie, les conceptions du monde sont devenues choix personnel plus que social, manifestation d'une liberté encombrante qui cherchera des règles, privilégiant donc la morale.

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la diversité et l'individualisation favoriseront plutôt la dogmatisation de la philo-sophie devenue sagesse (« La philosophie tend là où l'autre est parvenue » prétend Sénèque). C'est sans doute le plus intéressant à relever. En effet, les philosophies du bonheur sont prescriptrices, c'est donc par nécessité qu'elles prennent la forme d'un dogmatisme, ce qu'on retrouvera plus tard avec Spinoza [devenu soudain le philosophe de la joie avec son grimoire mathématique fait de propositions, démonstrations et scolies visant plutôt une connaissance du troisième genre très déterministe et qui a besoin de s'identifier à Dieu]. Le procédé est à chaque fois le même où l'affirmation de la liberté se retourne en négation de sa liberté. Ainsi, la valorisation de la volonté et de la raison contre la partie basse de l'âme mène en fait au refoulement du désir et au renforcement du surmoi, à la conformité de sa volonté, son formatage qui n'est finalement qu'identification au maître et soumission. Etouffant toute critique, bien loin de l'encourager comme Socrate, la raison n'est plus là que pour faire taire les questions, ce pourquoi ce ne sont pas vraiment des philosophies et qui pourtant passeront longtemps pour les seuls vrais philosophes (philosophes à vendre encombrant Rome et qui seront expulsés en 71 et 91). On a eu une resucée de ces tendances avec Pierre Hadot et le dernier Foucault, le souci de soi rejoignant le développement personnel. Pourtant, à l'évidence, le caractère thérapeutique prêté à la philosophie la réduit à croire ce qui nous arrange, nos propres projections, à juste trouver quelques formules magiques contre la peur de la mort ou la souffrance, au lieu de se soucier de la triste vérité. La contradiction est manifeste entre une philosophie comme recherche de la vérité (qui blesse) et une médecine de l'âme nécessitant de faire taire toute critique, simple psychologie de la soumission manipulant nos représentations (comme le cognitivisme aujourd'hui).

Il y a la même contradiction entre la finalité affichée de la plus haute des libertés - qui serait de faire ce qu'on doit faire et conforme à notre nature, Dieu, la raison, un devenir rationnel de l'homme remplaçant la passion par la seule volonté réfléchie - et ce qui aboutit en fait à se contraindre constamment et se conformer à l'ordre du monde, à devoir simplement accepter son sort et l'ordre établi, "accorder sa volonté aux événements de façon à ce que ceux qui surviennent soient à notre gré" comme dit Epictète car "ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les opinions qu'ils en ont". "Tout est opinion. Et l’opinion dépend de toi" (l'affirmation qu'on est libre vise toujours à soumettre cette liberté). La critique ne s'adresse donc plus qu'à nos représentations, la négativité se retourne contre nous-mêmes, jusqu'au suicide acte considéré de suprême liberté et, Sénèque, mettant en scène la dialectique du Maître et de l'esclave, en arrivera à rendre l'esclave entièrement responsable de son sort puisqu'il a toujours la possibilité de la mort pour se soustraire à cette indignité.

Kojève remarquait qu'en tant que morale, le stoïcisme aurait pu se passer de philosophie mais ce n'est sans doute pas vrai, d'avoir besoin de se fonder (comme pas mal de gourous) sur une explication générale du cosmos même si ce n'est pas ce qu'on en a retenu. Au niveau philosophique, l'apport principal des stoïciens est sans doute effectivement cette notion de "représentation compréhensive" ou de "lekton", le signifié immatériel qui relie deux matérialités, le mot et la chose dont il se distingue comme incorporel. Même si nos connaissances passent par la perception, la distinction du réel et de la représentation permet d'agir sur celle-ci. Dans ce cadre, la constitution d'un système dogmatique vise très prosaïquement à mettre fin à l'inquiétude métaphysique en donnant réponse à tout. L'épicurisme ne procèdera pas autrement bien qu'il valorise plus le plaisir que l'absence de souffrance, et même le scepticisme ne visait qu'à se délivrer de ses angoisses intellectuelles pour aller mieux, conseil pratique de médecin comme l'était Sextus Empiricus.

On sait assez peu de choses du fondateur du stoïcisme, Zénon de Citium, mais on connaît précisément la date du début de son enseignement en -301 et qu'il était d'origine phénicienne, ce qui est sans doute important. Il est, en effet, curieusement assez peu connu qu'il introduisait ainsi, une conception de Dieu bien différente de celle des Grecs et notamment de Platon ou d'Aristote, bien plus proche du monothéisme puisqu'il ne se contentait plus d'attirer à lui les âmes par sa perfection ou de créer des mondes par son souffle mais intervenait dans le monde, Dieu compréhensif et omniprésent, à qui on peut s'adresser, avec qui nous avons un rapport direct, et qui donne sens au monde comme à notre existence, en assure l'unité. "C'est là l'idée sémitique du Dieu tout-puissant gouvernant la destinée des hommes et des choses, si différente de la conception hellénique" avec pour corollaire "l'acceptation de l'œuvre divine et la collaboration à cette œuvre grâce à l'intelligence qu'en prend le sage" dit Emile Bréhier p265. On pourrait lui rétorquer que c'est peut-être plus proche encore de la religion perse de Zarathoustra avec ses cycles cosmiques auquel le dernier Platon rend hommage dans Les Lois, sauf qu'on n'est pas ici dans une lutte du bien contre le mal et que, dans cette théodicée, les stoïciens auront du coup beaucoup de difficultés à justifier l'existence du mal au lieu de l'harmonie naturelle. "Le monde est un système divin dont toutes les parties sont distribuées divinement. Il est un corps parfait; mais ses parties ne sont pas parfaites, parce qu'elles ont une certaine relation au tout et n'existent pas par elles-mêmes" p277. Ce qui donnera chez Posidonios (-135/-51) : "Le monde est un tout sympathique à lui-même". Tout conspire, tout sympathise, mais cet enthousiasme cache difficilement que vouloir vivre en accord avec la nature, c'est déjà entériner la rupture que nous connaissons avec elle.

Le dieu est un être vivant, immortel, raisonnable, parfait, intelligent, heureux, étranger au mal, étendant sa providence sur le monde et son contenu. Il n'a pas cependant forme humaine. il est l'auteur de toutes choses et comme leur père, il est intimement mêlé à la nature dans toutes ses parties. Et les Grecs lui donnent différents noms suivant la diversité de ses manifestations (effets). Diogène Laërce, p100

A ce monde plein de Dieu qui nous parle dans nos rêves s'ajoute le thème bien grec celui-là du destin et d'un déterminisme implacable très proche du déterminisme scientifique de l'enchaînement des causes même s'il prenait souvent la forme d'un déterminisme astrologique qui nous paraît un peu débile mais qui relevait alors de la nécessité de connaître les causes pour les accepter - puisque le bonheur serait dans l’indépendance vis-à-vis des circonstances extérieures grâce à la maîtrise de nos représentations. Spinoza reprendra beaucoup de ce fatalisme biologisant basé sur la conservation de soi et la conformité à sa propre nature à laquelle la raison doit ramener, naturel devenu devoir mais supposé procurer de la joie (Diogène Laërce, p82), la raison transformant en activité consciente notre passivité première. On aboutit à un finalisme cyclique du logos entre deux "big bang" (ou feu primitif), et l'éternel retour du même dans un cosmos unifié. En fait, on peut dire que, de même que Platon détachait les Idées du réel, de même Zénon détache le Logos, comme évolution unifiée, des divers processus réels, comme ayant une existence en soi. L'important, c'est que le sage ne doit pas douter (à l'inverse de Socrate) et de montrer qu'on arrive ainsi à tout expliquer, que la physique se boucle avec la logique et la morale pour arriver à la certitude et une superbe indifférence ; mais la liberté intérieure postulée au début a disparu à la fin...

Le stoïcisme peut être considéré comme la dogmatisation du premier Aristote, celui qui était encore platonicien. Dans son écrit perdu intitulé "Pour la philosophie" (alors qu'il est surtout théologique) Aristote défendait en effet une astrologie cyclique presque identique à celle de Zénon, en dehors de sa conception de la divinité. Ce n'est donc pas vraiment une création originale, plutôt de l'ordre du syncrétisme mais le succès rencontré par le stoïcisme dans l'Empire Romain empêche de balayer ces spéculations comme purement imaginaires, témoignant au moins qu'elles répondent à une demande de cette époque. Ce n'est pas un hasard si cette philosophie soutient l'Empire et ne se mêle pas de la politique des cités. Préfigurant l'universalisme du catholicisme romain, le stoïcisme affirme déjà l'unité de l'humanité. Pour Panétius (-185/-112), chaque homme a plusieurs rôles (personae) à jouer, selon qu'il considère sa fonction d'homme en général ou des fonctions particulières dans la société. Derrière l'affirmation de notre appartenance au cosmos et à l'humanité, on peut voir la tentative de retrouver une communauté, idéalisée, pour compenser la perte de la communauté politique originelle dans l'Empire universel. Il ne faut pas croire que cet humanisme soit démocratique, justifiant plutôt les hiérarchies naturelles. Les stoïciens ont toujours été très aristocratiques et monarchistes, leur rôle se rapprochant souvent de celui de jésuites, de conseillers, de coachs. Ce qu'il faut souligner, c'est comme la destruction de l'unité sociale et l'unification de l'Empire se projettent en aspiration à l'universel et à la totalité qui se heurte cependant à la pluralité des philosophies et des religions pour ne plus reconstituer qu'une appartenance de secte : on se reconnaît comme stoïciens ou épicuriens.

Loin de l'image qu'on a faite de lui, et bien qu'il s'opposait effectivement aux stoïciens, on peut dire qu'Epicure était une sorte de stoïcien juste un peu moins dogmatique, voire sceptique, en tout cas Sénèque le reconnaîtra quand même comme l'un des leurs, un ascète bien plus qu'un débauché, différant seulement par le dogme. Kojève considère comme absolument contemporains Zénon, Epicure et Pyrrhon sans possibilité d'établir une préséance de l'un sur l'autre. Il semble bien pourtant qu'Epicure ait construit sa philosophie en réaction à l'aristotélicien Praxiphane qui enseignait justement la première philosophie ascétique d'Aristote, inspiration originelle du stoïcisme, comme on l'a vu. Il n'est donc pas absurde de dire que l'épicurisme vient après le stoïcisme comme sa négation quand bien même il le précède de quelques années (-306) ! Malgré cette opposition frontale, on peut dire qu'ils se ressemblent sur un certain nombre de points mais avec de grandes différences quand même. Ainsi, les épicuriens ne sont pas aussi cosmopolites et partisans de l'Empire que les stoïciens. Ce sont en général des Grecs de bonne famille qui se retrouvent entre amis dans le jardin d'Epicure mais encore plus dégagés de la politique ("le sage ne fera pas de politique" DL p256) que les stoïciens qui fricotent volontiers avec le pouvoir. Pour vivre heureux, vivons cachés ! Beaucoup moins répandu que le stoïcisme (que des esclaves pourront épouser), l'épicurisme représentera tout de même l'autre grande tendance philosophique de l'Empire et qui produira son chef-d'oeuvre avec Lucrèce. "Ce ne sont pas les boissons, la jouissance des femmes ni les tables somptueuses qui font la vie agréable, c'est la pensée sobre qui découvre les causes de tout désir et de toute aversion et qui chasse les opinions qui troublent les âmes". On retrouve, là aussi, une instrumentalisation de la vérité simplement destinée à faire disparaître toute cause de crainte et de trouble. C'est donc pour cela qu'il va défendre l'atomisme et une théorie générale de l'univers opposant le hasard (clinamen ou déclinaison des atomes) au déterminisme intégral des stoïciens (au destin comme à la providence divine). Les dieux ne sont pas niés (apparaissant dans les rêves) mais ne sont ni les créateurs du monde, ni ne s'occupent de nos affaires étant trop parfaitement heureux pour être affectés par nos imperfections. Insister ainsi sur la perfection et l'indifférence divine ne sert qu'à apaiser la crainte irrationnelle des dieux. Epicure ne se soucie pas tellement de cohérence ni de certitude et admet une pluralité d'explications, se contentant de la vraisemblance, de quelques signes positifs et d'une "non-infirmation", pourvu que cela suffise à nous rasséréner. "Si la crainte des météores et la peur de la mort n'étaient quelque chose pour nous et ne venaient gêner notre vie, nous n'aurions nullement besoin de physique". La vérité est dans les sens et l'âme (anima) inséparable du corps (l'esprit, animus, étant localisé dans le coeur!). Ce n'est pas sur la sensation ou la représentation qu'il faut agir cette fois mais sur la cause du plaisir ou de la souffrance, ce qui est plus raisonnable mais que dément une cosmologie destinée à modifier nos représentations des dieux et du devenir. Par rapport aux stoïciens qui prolongent le jeune Aristote, on est quand même plus proche avec Epicure de l'Aristote de la maturité mais sans véritable désir de savoir, récusant même ce plaisir intellectuel qu'avait distingué Aristote pour n'admettre que le plaisir du corps et de son souvenir, plaisir de la satiété qui "avec un peu de pain et d'eau, rivalise de félicité avec Jupiter". La philosophie ne servirait ainsi qu'à apaiser nos craintes avec ce tétrapharmakon, véritable mantra à répéter en boucle pour accéder au bonheur: les dieux ne sont pas à craindre, la mort n'est pas à craindre, la douleur est supportable, on peut atteindre le bonheur...

Epicure paraît, certes, plus sympathique, moins exigeant, sa philosophie n'en reste pas moins destinée elle aussi à nous empêcher de penser ("Le sage donnera des certitudes et non pas des doutes" DL p258), instrumentalisation de la vérité au profit d'un calcul des plaisirs qu'on retrouvera avec le scandaleux pari de Pascal. Il s'agit comme dans le stoïcisme, de trouver quelque formule magique pour ne plus souffrir et nous guérir de la conscience de la mort. C'est le genre de tour de passe-passe qu'on connaît bien de nos jours, quand on ne peut plus changer les choses et qu'on prétend qu'il ne s'agit que d'idéologie, que d'une question de mots, d'une erreur logique, un bête malentendu ! Il y a certes des mots qui peuvent guérir et il est plus que légitime qu'une philosophie réfute les fausses craintes, les faux dieux, les fausses opinions, les fausses théories qui effectivement nous égarent mais pas pour occulter l'écart entre désir et réalité, l'insatisfaction foncière d'une vie déceptive et tragique qui ne tient pas les promesses de l'enfance ni d'une nature idéalisée. Les dieux ne sont pas seulement des épouvantails pour nous effrayer mais aussi les porteurs de nos espoirs déçus. Ces trucs d'illusionniste censés nous aveugler ne sont pas à la gloire de la philosophie, étalant plutôt sa bêtise comme tous les manuels de développement personnel ou de psychologie positive (d'auto-suggestion) aujourd'hui. L'étonnant, c'est que cela puisse avoir une efficacité relative, qu'on ne peut nier, ceux qui se réclament du stoïcisme en témoignent souvent avec une certaine grandeur. La volonté peut dompter l'émotion comme le maître commande à l'esclave et l'hypnotiseur à l'hypnotisé. Qui pourrait le reprocher lorsqu'il s'agit de surmonter une souffrance ou les coups du sort ? Cela ne peut constituer cependant le but de la vie, d'une vie réellement vécue, et il est bien clair que tout le monde désormais se fout de l'attirail métaphysique.

On ne retient du stoïcisme comme de l'épicurisme que des prescriptions très grossières, supposées marcher, en abandonnant les spéculations théologiques ou physiques, tous les dogmes et discussions sur Dieu ou l'âme, rejoignant ainsi les sceptiques qui motivent leur attitude de suspension du jugement (époché) par la pluralité des philosophies et des écoles de sagesse mais restent malgré tout les troisièmes larrons de l'époque des philosophies du bonheur, car eux aussi ne visent que l'ataraxie du sage qui ne se pose plus de questions et fait disparaître les problèmes, sorte d'ablation du cerveau et de l'esprit critique pour raisons médicales! Alors que stoïciens ou épicuriens combattent le doute, à l'origine pourtant de la philosophie, ceux qui se nomment la "secte des ignorants" ne sont pas pour autant des disciples de Socrate car ils dogmatisent une ignorance de principe, au lieu que la conscience de leur ignorance ne leur fasse chercher la vérité. Il y a toujours besoin d'un moment sceptique dans la philosophie (comme Hume plus tard) pour détruire les anciens dogmatismes, mais il n'y a philo-sophie (ou science) qu'à essayer de dépasser ce moment négatif en maintenant l'exigence de vérité, dans sa fragilité même.

S'interroger sur les raisons de l'hégémonie des philosophies du bonheur et sur le contexte historique qui explique (pour Hegel notamment) cette focalisation sur la vie privée, exige de se départir d'abord de l'évidence que ce serait depuis toujours et en tout lieu la question de la philosophie. On peut certes citer Socrate dans l'Euthydème demandant "N’est-il vrai que, nous autres hommes, désirons tous être heureux ?", sauf que le souci de Platon sera un Bien suprême qui est tout autre chose. L'Euthydème est d'ailleurs une bouffonnerie pour se moquer des sophistes auxquels justement Socrate rétorque que si chacun recherche déjà le bonheur, on ne pourra rien y ajouter par la parole. Dans le premier Alcibiade, la recherche du bonheur n'est qu'une entrée en matière pour une interrogation plus philosophique. En d'autres occasions, Platon mesurera le plaisir à la peine, tout comme pour Héraclite il ne peut y avoir de bonheur sans malheur. Il faudrait enfin s'interroger sur le sens qu'on peut donner à ce bonheur qui peut désigner l'égalité d'âme aussi bien que la vertu et s'exprime souvent par un mot qui veut dire réussite. Or, dire que chacun veut réussir est une tautologie puisque vouloir, c'est vouloir atteindre son objectif. On voit mieux sous cette forme ce que le souci du bonheur peut avoir d'inadéquat, opérant un court-circuit du même type que la toxicomanie où le bonheur est visé comme tel et non plus comme résultat d'arriver à nos fins. La philosophie ne saurait viser une telle béatitude artificielle quand elle doit plutôt interroger nos finalités et si le bonheur est dans le fait d'atteindre nos finalités, c'est dans l'activité elle-même (lutte, travail ou jeu) qu'on peut le trouver.

Que peut donc signifier cette demande de bonheur qui se fait si insistante, et la multiplication des gourous ou philosophes à vendre, sinon qu'il n'y a plus de finalité qui vaille ou qu'on n'a plus les moyens de les atteindre ? On reconnaît là notre propre situation, de psychologisation des problèmes politiques, qui n'est pas si différente de celle des élites de l'Empire qu'on peut dire démobilisées, ne faisant plus la guerre et n'ayant plus rien à attendre de la politique. Hannah Arendt disait que l'homme d'action ne cherchait pas le bonheur qui était plutôt le but des travailleurs cherchant compensation de leur peine dans la consommation, mais l'insatisfaction de l'homme privé d'action et d'existence politique peut se muer tout autant en obsession du bonheur. Comme dit Kojève, "il commence par devenir Stoïcien (se désintéresse du monde), puis Sceptique (nie ce monde), puis Chrétien (cherche refuge dans l'autre monde)". Certains préfèrent en effet le djihad, en tout cas la religion qui finira avec le christianisme par submerger ces philosophies du bonheur, permettant de sortir enfin du souci de soi car cette soupe tiède ne correspond pas à notre être au monde qui est d'ailleurs désormais encore plus confronté à l'ennui qu'à la souffrance, mais garde intact l'inquiétude du lendemain et le désir de reconnaissance comme de sympathie. Cela ne fait pas de la religion le dernier mot de l'histoire, minée par la raison, la pluralité des dogmes et la mauvaise foi.

Il est certes indispensable de savoir ce qui ne dépend pas de nous et de reconnaître les évolutions inéluctables (avec l'accélération technologique) mais cela ne saurait nous condamner au quiétisme encore moins à soutenir l'ordre établi, comme s'il était conforme à nos voeux, ni se ranger du côté des maîtres. Il n'y a pas d'unité avec le monde, un réel qui nous reste étranger, sur lequel on se cogne. Il faut admettre notre ignorance première et notre discordance avec l'universel, ne pas renier notre insatisfaction et notre incomplétude constitutives, nos indignations devant les injustices du monde, pas plus que notre travail pour le transformer. On devrait pouvoir rester du côté du négatif, de la critique, de l'action correctrice mais dans l'empire post-politique, il n'y a pas beaucoup de chance que cette aspiration trouve un débouché et qu'on sorte du malheur politique, qu'on récupère la main - sinon au niveau local. Le besoin d'unité n'y trouvera peut-être pas son compte mais il est peu probable qu'on se suffise longtemps d'un bien-être médicalisé.

Il semble bien que la recherche du bonheur et de l'unité mystique, le besoin de faire partie de plus grand que soi, traduit, en fait, un manque de communauté qui se reconstruit du coup en chapelles (on ne souffre pas en silence, on se dit stoïcien), nouveaux dogmatismes par lesquels tente de se reconstituer la communauté manquante, mais qui butte sur la pluralité des idéologies et des religions. On est bien obligé de conclure que, si la politique ne peut plus incarner une communauté unifiée dans notre monde mélangé, seuls de grands mouvements idéologiques ou religieux pourront continuer à donner sens à une communauté universelle jusque dans le quotidien multiculturel - bien que devant renoncer à y soumettre l'ensemble des populations. Le communisme a représenté une telle communauté transnationale par-dessus les divisions nationales (on se rend compte quand il disparaît comme cette communauté militante nous soutenait), fondé lui aussi sur une dogmatisation de la dialectique ne s'appliquant plus à lui-même. On peut imaginer dans le futur une communauté numérique planétaire qui s'esquisse déjà mais ne fera sans doute que s'ajouter aux autres appartenances. L'autre communauté possible, je le répète, est celle du quotidien et donc du local mais elle pourrait entrer en contradiction avec l'aspiration à une communauté globale. En tout cas nous voilà loin du bonheur individuel qui retrouve sa dimension sociale, dont la vérité pourrait faire cependant une nouvelle fois les frais...

Suite, Pascal, la misère de l'homme et son terrible ennui.

Article intégré à une petite histoire de la philosophie.

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