Sur le Phèdre de Platon
Si, après être revenu à Socrate, je continue avec Platon, ce n'est pas que j'accorde une importance démesurée aux débuts de la philosophie, ni à sa déconstruction, car une philosophie de l'information établit au contraire que nous sommes façonnés par notre milieu et notre temps plus que par nos origines ou notre généalogie. Cela n'empêche pas que le platonisme a servi de base aux différents idéalismes qui ont suivi, y compris religieux, et ma préoccupation reste celle de la place de l'idéalisme et du volontarisme en politique. Cet idéalisme avait été immédiatement critiqué par Aristote, tellement plus raisonnable que Platon : ce ne sont pas les idées qui déterminent le réel mais les causes efficientes et finales. L'idéalisme se trompe de causalité et ne recherche pas les véritables causes. Parler de ces causes comme matérielles (ce que je fais pour me faire comprendre) est d'ailleurs très réducteur puisque la subjectivité (efficiente) et les valeurs (finales) y sont déterminantes mais tout autant déterminées (par les discours et la situation, matière et forme). Que l'idéalisme ait prospéré malgré cette réfutation en règle manifeste qu'il répond à une nécessité. On classe, d'ailleurs, habituellement le matérialisme du côté de la passivité, de ce qu'on subit, de ce qui ne dépend pas de nous, d'un réalisme raisonnable attentif au concret alors que l'idéalisme est supposé le côté actif, celui des idées ou valeurs qui nous motivent et de la rationalisation à prétention universelle. Cette opposition est fautive car l'action efficace est bien matérielle, l'engagement idéologique étant la plupart du temps purement verbal quand il ne mène pas au pire. On y tient cependant, jusqu'à prétendre que rien ne se serait fait sans idéal, ce qui est au moins la négation de la violence dans l'histoire (mais aussi de la puissance économique). Malgré tout, même si on ne lui donne plus le premier rôle mais plutôt de perturbateur, ce serait une erreur de croire pouvoir se passer de l'idéal, pas plus qu'on ne peut se passer d'amour.
On ne sait pas assez que dans toute bonne dialectique la négation n'est jamais totale mais doit intégrer une part de ce qu'elle contredit et dont elle prend la relève (comme la confiture, l'Aufhebung conserve autant qu'elle supprime !). Si la vérité n'est pas à l'origine, mais au contraire l'ignorance et l'erreur, il y a aussi une vérité de l'erreur (qui n'est qu'un moment de la vérité) et même une vérité du délire (supposé d'inspiration divine, notamment dans l'amour). Ainsi, malgré toutes leurs dérives et fabuleuses inventions, il est absolument impossible de négliger les dialogues de Platon, pas plus que sa théorie des idées qui, pour être fausse, voire délirante, n'est pas sans raisons (renvoyant notamment à la cognition et au langage mais figeant le réel sur "ce que c'est", durée arrêtée, au lieu de ce qu'il devient comme le reprochera Heidegger voire Bergson).
C'est là où Aristote est lui-même critiquable de ne pas avoir pris assez en compte cette part subjective du désir avec tous ses égarements. Ainsi, en faisant (comme dans le Théétète) du simple étonnement l'origine de la philosophie et du désir de savoir, Aristote en désamorce les enjeux et le choc qu'avait pu représenter la dialectique impitoyable de Socrate, honteuse prise de conscience de nos erreurs et de notre ignorance. Il avait pourtant avec Platon une preuve supplémentaire que la raison même peut nous tromper, pas seulement l'opinion (ce sur quoi se fondera la science expérimentale ne se suffisant plus des théories). La philosophie ne se réduit certes pas à une simple curiosité désintéressée, un passe-temps inoffensif, une accumulation de connaissances, un regard extérieur, ni même à l'amélioration de soi. Elle pose une question vitale, celle de la vérité qui peut ébranler l'ordre social. Si Aristote ramène la philosophie au plaisir de la connaissance et de la contemplation, alors même qu'il valorise par ailleurs l'activité et la cause finale, c'est qu'il est engagé, tout comme Platon, dans la reconstruction d'un système dogmatique destiné à sauver la vérité après l'entreprise de démolition de Socrate. En effet, la philosophie se distingue du scepticisme en maintenant l'exigence de vérité et d'un savoir en progrès même si cela conduira à de nouveaux dogmatismes, supposés définitifs, excluant le temps, et rationnels, excluant tout subjectivisme (ce qui provoquera en retour la réaction stoïcienne, centrée sur le sujet). Ce n'est pas pour rien que l'aristotélisme a dominé tout le Moyen-Âge avec une scolastique dogmatique dont Descartes permettra de sortir par le retour du sujet dans la recherche de la vérité (qui est d'abord besoin de certitude).
Relier l'amour à la vérité n'est donc pas une mince affaire (quoique l'église s'en empare facilement) puisque c'est non seulement limiter la connaissance à nos catégories a priori comme à notre idéologie de classe mais la faire dépendre de nos attentes, préférences et idéalisations. On ne peut pas dire que la position de Platon là-dessus soit constante car, dans la République l'on n'en trouve plus trace, véritablement furieux contre l'amour. L'imposition qui se croit rationnelle de la justice aux hommes, les traitant en objets, mène à les dépouiller de leur subjectivité, de leurs désirs et de l'amour même. C'est tout le contraire dans le Lysis, le Banquet et le Phèdre où Platon préserve la part du subjectif et du désir, comme il l'avait appris de Socrate qui ne se disait savant qu'en amour, opposant ainsi l'esprit vivant à la lettre morte. On avait déjà vu, dans le Lysis, qu'il n'y avait pas de savoir véritable sans désir de savoir, sans amour de la vérité (philo-sophie). Il est frappant que dans le Phèdre, même après s'être éloigné de Socrate, n'étant plus du tout dans le non-savoir mais exposant son système, l'amour reste fondateur, condition du savoir (qui n'est pas clôt sur lui-même). Certes, tout l'effort de Platon sera de l'édulcorer, en faire une pure relation intellectuelle entre les belles âmes. Il n'est pas si certain pourtant qu'ils soient si compatibles. Ce dont il nous faut prendre conscience, c'est de la contradiction entre l'amour et la vérité - en même temps qu'ils sont intimement liés...
C'est bien cette contradiction à quoi nous confronte la politique car pour entraîner les foules il faut susciter de l'amour et toutes les illusions qui vont avec, alors que l'action politique ne peut avoir de portée qu'à dépasser ces illusions pour s'attacher à la vérité des faits. Les ravages du volontarisme n'auront jamais été aussi manifestes qu'avec le grand bond en avant où la mobilisation décrétée par Mao se traduira par des millions de morts de famine, largement à cause de la dissimulation de la vérité et des faux chiffres donnés par une bureaucratie trop zélée. Le dilemme, c'est que sans enthousiasme, le risque est de rester passif, ne faire que subir et laisser les pires faussaires triompher. Ainsi, il est assez clair qu'on aurait les moyens de s'en sortir et d'affronter les défis qui nous sont posés, que ce soient les transformations de la production à l'ère du numérique, les inégalités ou le souci écologique. Ce qui manque cruellement, ce sont les moyens humains, d'arriver à mobiliser sur des objectifs réalistes au lieu de poursuivre des chimères. Il faut se rendre à l'évidence qu'il ne suffit pas des écrits scientifiques, il faut y joindre la parole, les discours, mais rien ne garantit qu'un discours vrai soit audible face aux séductions des grandes envolées idéologiques et des promesses démagogiques. L'amour nous fait défaut et l'idéal nous égare.
Le Phèdre a été considéré par certains comme le premier dialogue de Platon, ce qui est absurde car il témoigne au contraire d'un système déjà très élaboré et doit être plutôt postérieur au Banquet, loin déjà de la première période socratique. Sa renommée viendra surtout de la vision qu'il donne d'un amour qu'on dira platonique mais ceux qui s'attachent à cet aspect trouvent incompréhensible l'hétérogénéité du dialogue entre le thème de l'amour par lequel il débute et celui de l'écriture qui le termine. Il est vrai qu'on peut être dérouté par les discours contradictoires sur l'amour qui débouchent ensuite sur des questions de pure rhétorique. Derrida prétend, dans "La pharmacie de Platon", que le véritable thème en serait l'écriture. Le dialogue débute en effet par un discours écrit, celui de Lysias, et par sa critique. De plus, il est présenté d'emblée comme un objet honteux que Socrate dévoile en demandant à Phèdre de "montrer ce que tu tiens dans ta main gauche sous ton manteau". Le fait que ce discours ait pour thème l'amour n'est pas du tout arbitraire pour autant car l'amour désigne ce qui distingue le discours vivant, adressé et adapté à l'interlocuteur, de l'écriture morte (et on a tous les poncifs de la déshumanisation du monde et la perte des connaissances - ou du savoir vécu dirait Gorz - à cause de l'écriture, accusée d'irresponsabilité car ne pouvant répondre - tout comme aujourd'hui on se plaint qu'avec internet, un savoir impersonnel serait livré à des esprits dénués de jugement et qui externalisent leur mémoire voire leur esprit, n'étant plus que semblant de savoir). N'en déplaise à Derrida, la question est quand même plutôt celle du discours fabriqué, pas seulement de l'écriture, et n'est pas celle de la présence du présent (p128) mais de la présence du maître, de la nécessité du transfert dans la transmission, et donc du désir, c'est-à-dire du manque. L'amour reste bien au centre du dialogue, désignant le pharmakon par excellence, dont on peut dire le pire et le meilleur, mais idéalisation dont on ne peut se passer. Raison pour nous de s'y intéresser comme à tout l'appareillage que Platon doit mettre en scène pour lever la contradiction entre l'amour et la vérité en soutenant une vision épurée de l'amour, on ne peut plus éloignée de sa réalité prosaïque. Remettre en cause aussi bien la conception platonique de l'amour que l'objectivité aristotélicienne, nous laissera finalement avec la contradiction plus insoluble que jamais entre l'amour (qui trompe) et la vérité (qui blesse).
On ne peut ignorer qu'il n'y a rien de plus ambivalent que l'amour. C'est pourquoi, dans le Phèdre, Platon en dit d'abord beaucoup de mal, comme perte de tout jugement et servitude, jalousie et tromperie ("tantôt des compliments hors de propos et hors mesure, et tantôt des reproches qui sont insoutenables"), avant de se reprendre pour en faire l'éloge mais à condition de le transmuer en nostalgie du bien suprême (comme dans le Lysis). Ce que la psychanalyse ramènerait à la nostalgie de la mère est présenté ici par Platon comme la réminiscence de la beauté contemplée par l'âme immortelle - séparée des corps qu'elle anime mais qui la tirent vers le bas. Ce récit mythique de la transmigration des âmes, qui fait vaguement penser aux mythes orphiques et plus encore au dualisme de Zoroastre (Zarathoustra), inspirera fortement les imaginaires, notamment des gnostiques, mais est essentiel pour donner crédibilité à la désexualisation de l'amour où ce qu'on aime, ce serait l'âme et non le corps. En dépit de toutes les dénégations, jusqu'à ceux qui prétendent que les mythes ne seraient qu'une façon de protéger un savoir ésotérique (contre l'écrit), c'est toujours le signe d'une contradiction non résolue d'avoir besoin de mobiliser le mythe - alors même que le dialogue commence par ramener un mythe local à des explications plus terre à terre. Si Platon prend soin de ne pas donner crédit aux mythes traditionnels, ce serait juste pour les remplacer immédiatement par les siens ! On peut toujours dire qu'il ne demande pas qu'on le croit, sauf qu'ils sont indispensables à sa démonstration et qu'il ose même prétendre :"Je vais dire ce qui en est ; car il faut oser dire la vérité, surtout quand on parle sur la vérité", avant de nous raconter ses visons fantaisistes. En tout cas, pour Platon, et dans la continuité du Lysis, c'est l'amour comme désir qui reste essentiel et nous élève, nous pousse à nous dépasser et constitue la condition de toute philo-sophie.
En effet, dans son premier discours, Socrate insiste sur le fait qu'une discussion doit commencer par en définir les termes (car "la plupart ne se doutent pas qu'ils ignorent l'essence des choses") mais sa définition ramène l'amour au simple désir, ce qui va lui permettre effectivement de remplacer l'amour charnel par l'amour de la Vérité, du Beau et du Bien, identifié ainsi à ce qui nous pousserait à nous améliorer que ce soit à travers les idées, les choses ou les gens. Il y aurait simplement plusieurs sortes d'amour ("l'un est le désir inné du plaisir, l'autre l'idée acquise qu'il faut rechercher le bien"). On peut effectivement parler d'amour du vin ou de son pays. Ce n'est pas une raison pour mettre sur le même plan l'amour humain et l'amour des choses. Ce n'est pas que l'amour ne serait pas désir, il n'y a pas d'erreur, mais ce qui change tout, c'est d'être désir de désir, désir de reconnaissance et de séduction. C'est ce qui nous humanise cette fois vraiment, dans les yeux de l'autre, sans aucune comparaison possible avec l'objet le plus convoité. Ce qui nous fait humains, c'est d'abord de parler et de se désirer, souci de ce qu'on est pour les autres (êtres parlants), mis en cause dans notre être par le regard des autres.
Le discours de Lysias qui est lu au début se présente justement comme la dénégation de ce désir de désir puisque son argumentaire sophistique prétend qu'il vaut mieux céder aux avances de ceux qui ne sont pas amoureux plutôt que de ceux qui nous aiment. Le premier discours de Socrate ne fait que renchérir sur celui de Lysias et la duplicité des amoureux ("les amants aiment l'enfant comme le loup aime l'agneau"). Il reprend l'argument du Banquet qu'on ne peut désirer ce qu'on possède déjà et qu'une fois les faveurs obtenues, la folie amoureuse s'estompe et les beaux serments sont oubliés.
Il est tout de même curieux que, pour défendre l'amour dans un nouveau discours, Platon ne trouve rien de mieux que de défendre le délire ("la poésie du bons sens est éclipsée par la poésie de l'inspiration"), la part de l'irrationnel étant attribuée aux dieux (délire sacré). C'est là qu'il introduit l'immortalité de l'âme, définie comme ce qui fait mouvoir le corps mortel, le dirige (son cocher), et qui serait l'être qui se meut lui-même (sans causalité extérieure, ni début, ni fin). L'amusant, dans cette fiction, c'est qu'en donnant des ailes à l'âme, cela permet de l'élever à des niveaux supérieurs, lui donner une verticalité purement imaginaire à partir de laquelle pourraient se contempler les idées, la justice en soi, la sagesse en soi, avec, tout en haut l'intelligence divine, l'Etre absolu et son omniscience (ce qui sera repris des siècles après par les monothéismes tout comme le jugement des âmes après la mort du corps et leur expiation dans les enfers souterrains ou leur élévation dans les cieux). Ces belles histoires sont là pour justifier le délire amoureux devenu amour de la beauté, ou de quelque perfection, supposé cette fois dénué de toute jalousie (on ne voit pas pourquoi, d'autant plus que Socrate semble tomber amoureux de tous les beaux garçons), amour désexualisé et délivré du désir instinctuel pour ne plus être qu'affection mutuelle comme l'amour familial - comme l'amour d'une mère encore ! Cette intellectualisation fait sans doute partie du processus de civilisation et de notre répression de l'animalité en nous (d'où la fierté de se dire platonicien) mais on voit qu'elle est basée sur d'étranges représentations, sortes d'hallucinations d'une rationalité folle qui refoule les différentes déterminations (biologiques, sociales, psychologiques, psychanalytiques) sous la fiction d'une pure aspiration au bien et d'un amour qui serait réciproque - ce qui arrive incontestablement, on pourrait même dire que le véritable amour est toujours réciproque (sorte de boucle de rétroaction positive qui s'emballe) mais les chagrins d'amour durent souvent bien plus longtemps...
De la même manière qu’un souffle ou qu’un son ayant frappé un corps lisse et dur revient au point d’où il était parti : ainsi, par le chemin des yeux, le courant de la beauté revient vers l’âme de l’aimé, l’atteint et la remplit, ouvre les passages des ailes, les ranime, provoque leur croissance, et remplit d’amour l’âme du bien-aimé. Il aime donc, mais il ignore quoi. Il ne sait pas ce qu’il éprouve et il est incapable de l’exprimer ; mais, tel un homme qui a pris la cécité d’un autre, il ne peut pas dire la cause de son mal et ne se rend pas compte qu’il se voit en son amant comme dans un miroir. En sa présence, il sent comme lui ses tourments s’apaiser ; en son absence, il le désire encore comme il en est désiré ; son amour est l’image réfléchie de l’amour qu’a pour lui son amant. Il n’appelle pas cette affection du nom d’amour, il la croit une amitié.
Si la partie la meilleure de l’âme, amenant les amants à une conduite ordonnée et à la philosophie, remporte la victoire, ils passent dans le bonheur et dans l’union leur existence d’ici-bas. Maîtres d’eux-mêmes et réglés dans leur vie, ils tiennent en servage tout ce qui porte le vice dans les âmes et affranchissent ce-qui les pousse à la vertu.
Tels sont, mon enfant, les grands et les divins bienfaits que te procurera l’amitié d’un amant. Mais l’intimité d’un familier sans amour, falsifiée par une sagesse mortelle, appliquée à régir des intérêts périssables et mesquins, enfantera dans l’âme aimée cette bassesse servile que la foule vante comme une vertu.
A partir de là, ce n'est pas l'écriture d'abord qui sera critiquée mais la rhétorique, le discours de séduction qui n'est pas seulement celui de l'amour mais aussi celui des tribunaux et des politiques, destinés à tromper par la confusion entre semblable et dissemblable. Ce qui est critiqué, c'est le fait que ces discours préfèrent le vraisemblable à la vérité, même si pour tromper il faut la connaître, mais aussi qu'ils sont mal conduits et surtout s'adressent indifféremment à tous. C'est cette dernière caractéristique qui sera reprochée à l'écriture, comme on le verra. Pourtant la déformation de la vérité serait attribuable en premier lieu à l'amour.
Voilà, Phèdre, ce dont je suis amoureux, moi : c'est des divisions et des synthèses. J'y vois le moyen d'apprendre à parler et à penser. Et si je trouve quelque autre capable de voir les choses dans leur unité et leur multiplicité, « je marche sur ses traces comme sur celles d’un dieu ».
Puisque la fonction du discours est de conduire les âmes, il faut de toute nécessité que celui qui veut devenir orateur, sache combien il y a d’espèces d’âmes. Or, il en est de plusieurs sortes et de diverses qualités. De là vient que tels hommes sont tels, et tels autres sont autres. À ces distinctions correspondent respectivement autant d’espèces de discours. Il est ainsi facile de convaincre d'une chose tels hommes, par de tels discours et telle cause tandis que d'autres résistent aux mêmes moyens de persuasion.
L'écriture ne peut produire, en effet, que l'oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire. Se fiant à l’écriture, c’est du dehors, par des signes extérieurs, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non pas de retenir mais de transformer les souvenirs. L'écriture va procurer à ses disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même, car, lorsqu'ils auront beaucoup lu sans apprendre (sans maître?), ils se croiront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, parce qu'ils se croiront savants sans l'être.
Une fois écrit, tout discours va de-ci de-là et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celle des profanes ; il ne sait pas distinguer à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire.
Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des choses dont on parle ou écrit, qu’on ne sera pas capable de définir chaque chose en elle-même, et qu’on ne saura pas, après l’avoir définie, la diviser en espèces jusqu’à ce qu'on arrive à l’indivisible ; tant qu’on ne saura pas de même pénétrer la nature de l’âme, reconnu l'espèce de discours qui convient à chaque nature, disposé et ordonné son discours en conséquence, de façon à offrir à une âme complexe des discours complexes, ajustés en tout point à ses exigences, et à une âme simple des discours simples, jamais on ne sera capable de manier l’art oratoire aussi parfaitement que le comporte la nature du discours, ni pour enseigner, ni pour persuader, comme nous l'avons fait voir dans tout ce qui précède.
Les discours composés pour être étudiés, prononcés pour l'instruction des auditeurs et véritablement écrits dans leur âme avec le juste, le beau et le bien pour sujet, sont les seuls qui soient clairs, solides et dignes de considération.
Platon paraît bien injuste envers l'écriture qui non seulement a fait sa gloire mais est certainement une condition de la philosophie (ne serait-ce que pour lister et confronter les arguments) tout comme de la politique (ce qu'il reconnaît pour l'écriture des lois). On peut noter d'ailleurs que le Théétète se présente comme le recueil par écrit d'une conversation de Socrate. Ce qu'il faut souligner, c'est que la valorisation de l'intériorité vivante opposée à l'extériorité de l'écriture est complètement inséparable de sa mythologie des âmes ailées. A rebours, pour une philosophie de l'information, c'est au contraire l'extériorité qui nous forme (le cerveau est l'organe de l'extériorité : perception, mémoire, apprentissage, mouvement). Bien sûr, faire du sujet un simple noeud de relations et l'effet de déterminations extérieures semble le priver d'une âme qu'on puisse aimer, comme un quelconque robot. Sauf à y introduire le désir de désir. Ce qu'on peut en retenir, c'est que l'illusion de la personne est un masque nécessaire, le narcissisme met une limite à la lucidité (on a vu la difficulté d'admettre que nous ne sommes pas le centre du monde et que nous ne descendons pas du ciel mais des arbres !). En tout cas, ce n'est pas la question de l'écriture qui m'intéresse ici, moi qui suit un homme de l'écrit, pas du tout un homme de parole, pour qui la parole est trompeuse par ses séductions, justement, alors que l'écriture est précieuse par sa capacité de correction à l'opposé de sa fonction d'expression d'une prétendue authenticité. Si l'écrit me paraît préférable, c'est au nom de la vérité et de l'universel, du travail du texte (exigence qui ne s'applique pas, par exemple, à la musique improvisée que je pratique exclusivement). Ce n'est pas nier la subjectivité mais au contraire en tenir compte et la tenir sur ses gardes.
Ce qu'il faut voir dans l'éloge du savoir vivant, c'est plutôt l'autre face de l'amour de la vérité qui est la relation entre maître et élève, transfert de travail qui implique l'amour du maître pour l'élève tout autant que l'amour de l'élève pour le maître, multipliant à chaque fois les illusions de l'amour comme autant d'obstacles à la simple vérité (donnant trop d'assurance au maître et de servilité à son élève). Ce n'est pas que l'écrit nous délivrerait de l'amour, de l'admiration, de l'idéalisation. Le divin Platon a lui-même suscité un véritable culte à cause de ses écrits (et de leurs obscurités faisant croire à un savoir supérieur). On ne se débarrasse pas de l'amour ni du désir. Malgré tout le mal qu'on peut en dire, il est impossible de se passer d'amour pas plus qu'on ne peut se passer du sens, du plus-de-jouir, du bien suprême, de la séduction (désir de désir), de l'enthousiasme, de la fraternité, de la transgression, de la loi... Ce n'est pas que tout se passerait bien, au contraire, tout cela est bancal, il n'y a pas d'harmonie préétablie mais le désir dérègle le mécanisme, l'amour dérange nos vies et si on ne peut s'en passer, il faut au moins le reconnaître et reconnaître les limites que cela impose à notre clairvoyance. Ce qu'il faut admettre, c'est cette nécessité de l'amour et du désir bien qu'ils nous aveuglent, parce qu'ils nous aveuglent et embellissent l'être aimé, c'est notre inadéquation à l'universel alors que l'amour et le désir sont la part inéliminable et précieuse du subjectif malgré ses errements, ses délires, ses folies qui sont notre condition.
On n'existe jamais plus que dans l'amour car on existe pour un autre - ce qui est vrai aussi dans la fraternité des combats - mais ce qu'on prend pour la vérité même se paye de grandes déceptions. Le conflit est inévitable entre la représentation embellie par le désir ou les sentiments et la dureté du réel qui résiste à notre volonté, monde d'une infinité de déterminismes opposés à notre liberté subjective. On prétend à l'universel et influer sur le cours du monde alors que notre monde est tout petit, une bulle limitée à notre occupation immédiate qui nous révèle un monde effectivement, intentionnalité qui donne sens aux choses, dirigé vers son objet et qui atteint son but mais a besoin d'être relancée à chaque fois. Il est curieux comme on rêve d'utopie et d'harmonie parfaite alors qu'il n'y a rien de pire que la satisfaction - ce n'est plus vivre que de ne plus rien attendre de la vie. Notre surmoi veille à ordonner notre jouissance et poursuivre l'impossible ou transgresser l'interdit. Chacun supporte cela comme il peut, dans la bonne humeur autant que possible, dans la mauvaise humeur souvent, mais qu'on ne parle pas d'un épanouissement naturel quand, en dehors de quelques éblouissements, on est plutôt ballotté de la souffrance à l'ennui ! Reste l'amour qui a plus de place dans notre vie que la mort sans doute (moins que le travail) mais on a beau prétendre que c'est incontestablement un mauvais calcul de payer quelques rêveries anciennes d'un chagrin d'amour infini, on tient malgré tout à ces niaiseries, plus que la vie même.
Le noeud est là, pas de savoir ni de sujet sans désir mais ce désir est trompeur. Il ne peut y avoir de sagesse au bout, seulement un désir de sagesse tout au plus. De quoi sans doute conseiller de ne pas trop mêler nos passions à la politique. Peine perdue car la politique est peut-être encore plus le lieu des passions et des illusions, amour du maître, fraternité des combats, communion des foules dans les grands discours et l'affirmation émouvante des valeurs, amour universel qui pleure sur la misère ou amour de la patrie qui est rejet de l'autre (pour Carl Schmitt l'amour serait même le seul fondement de la politique, justifiant tous les états d'exception alors qu'il s'agit plutôt de vivre avec ceux qu'on n'aime pas). Là encore, il ne s'agit pas de trop médire de l'amour. Les émotions politiques peuvent être si puissantes qu'on veuille absolument les retrouver, comme d'autres cultivent le sentiment océanique d'appartenance à l'univers. Il ne s'agit pas de s'en débarrasser mais de tenir compte autant que possible de leurs égarements. La bonne dialectique, avons-nous vu, conserve ce qu'elle critique et tout en étant conscients de ses folies, il nous faut sauver ce qu'il y a de vrai dans l'amour, tout comme la vérité de l'utopie ou de l'indignation morale, mais la politique, c'est aussi vivre avec des gens qu'on n'aime pas, qui ne sont pas de notre bord !
Il faut être clair. Ainsi, ce n'est pas parce que je crois indispensable de critiquer les impostures et l'ineffectivité de la morale ou de l'aspiration à un sens global que cela m'empêche d'être moral, voire moralisateur, ni d'avoir une représentation du monde, une cosmologie qui donne sens à mon existence. Pareil pour l'amour. C'est juste que je n'y crois pas trop, sait que notre (pré)histoire est sans cesse réécrite. Savoir provisoire, comme tout savoir scientifique, éthique approximative, action prudente sur des forces qui nous dépassent, c'est comme avancer pas à pas à travers une forêt touffue pleine de pièges et qui nous bouche la vue. Le savoir absolu, c'est de savoir que le savoir est toujours limité, d'être le savoir d'un sujet, produit de son interaction limitée avec le monde. Leçon de modestie pour un être pas tout-à-fait rationnel - il n'y a de folie que d'homme - qui est bien plus le produit de son temps qu'acteur de l'histoire où ce ne sont pas plus les idées qui triomphent mais la force matérielle. On n'est pas le maître du temps comme on l'est du récit qu'on peut en faire.
De nos jours, pourtant dominés par la techno-science, il semble que tout le monde soit platonicien et ne croit qu'aux idées qui circulent maintenant sur internet à la vitesse de la lumière. Le réel n'existe pas, il ne serait qu'idéologie et chacun se voit comme sauveur du monde avec sa petite idée simpliste pour régler tous les problèmes et faire régner l'amour et la vérité. Croire aux idées semble un devoir moral et l'affirmation de notre liberté sinon de notre humanité. Que tout cela ne change rien à rien n'est pas pris en considération, simplement dénié (ce ne serait qu'une question de majorité). Le "Yes we can" s'est pourtant bien dégonflé à pas grand chose...
En tout cas, notre situation politique est on ne peut plus désastreuse entre illusions d'un côté et déterminismes implacables de l'autre. Lire le Phèdre n'est sans doute pas ce qu'il y avait de plus urgent, s'éloignant un peu trop de notre présent, et je pourrais m'excuser comme à la fin du Charmide, d'avoir raté mon coup et laissé la question en suspens mais c'est pour dénoncer les fausses idéologies et revenir au matérialisme que j'étais revenu à Socrate et sa critique du savoir qui n'oublie pas la place du désir. En allant voir du côté de Platon et de son effort pour "dépasser" cette position socratique vers une tentative de reconstruction du savoir (et de la politique), il m'a semblé nécessaire de souligner l'irrationalité que l'amour et le désir introduisaient dans la recherche de la vérité qui ne peut s'en passer pourtant, sonnant le glas d'un rationalisme ou scientisme trop étroit. Occasion surtout de réfléchir à ce jeu de l'amour et de la vérité dans lequel nous sommes pris et la politique aussi.
Suite : L'évolution d'Aristote ->
Article intégré à une petite histoire de la philosophie.
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