Peu de gens lisent les premiers dialogues de Platon dont l'authenticité est mise en doute par certains car ils semblent à la fois maladroits et contredire ce qui deviendra sa philosophie ultérieure. C'est que, justement, ces dialogues sont plus socratiques que platoniciens, écrits du vivant de Socrate et nous donnant ainsi accès à son enseignement, en grande partie négatif, basé sur l'affirmation paradoxale qu'il ne sait rien.
C'est d'autant plus intéressant pour le Charmide que son thème est précisément celui de la sagesse, dont la philo-sophie se distingue par la recherche et le désir. Le Charmide pose cependant tout un tas de problèmes et d'abord celui de sa datation. Je ne sais comment procèdent ceux qui le datent de -388, bien après la mort de Socrate en -399 et surtout après la domination des Trente Tyrans, en -405, mais il paraît quand même fort étrange que Platon mette en scène après cela Critias et Charmide qui faisaient partie de sa famille mais s'étaient illustrés par leur cruauté et brutalité pendant l'oligarchie, se faisant détester de toute la population. Certes, il aurait pu vouloir illustrer ainsi qu'il ne suffit pas de prétendre être juste et sage pour l'être effectivement, mettant en scène leur ignorance et suffisance. C'est ce qui le rapprocherait du "premier Alcibiade" (qui a été promu, bien plus tard, par Proclus et les néoplatoniciens comme initiation à la philosophie), Alcibiade courtisé par Socrate ayant lui aussi mérité par ses multiples traîtrises la haine de ses concitoyens et servant à illustrer l'ignorance des politiciens qui ne date pas d'aujourd'hui...
Je laisse la question ouverte tout en privilégiant, à cause de son contenu, l'hypothèse d'une rédaction du Charmide du vivant de Socrate, avant le Lysis où apparaît pour la première fois l'idée de Bien suprême et qui aurait suscité, aux dire de Diogène Laërce, la critique acerbe de Socrate « Ἡράκλεις, ὡς πολλά μου καταψεύδεθ' ὁ νεανίσκος », citation contestée et souvent édulcorée, traduite par : "Dieux ! que de choses ce jeune homme me prête !", alors que Socrate parle explicitement de tromperie (kata-pseudo). En effet, comme on le verra, Socrate conteste cette idée de bien en soi, plus proche en cela d'Aristote à ne considérer que des biens (ou des savoirs) particuliers même s'il semble identifier le savoir, le beau, le bon et le bien (ou le juste et l'utile) mais dans les actions concrètes ou les différents métiers (pour l'artisan, c'est effectivement la connaissance, la maîtrise qui fait l'objet beau, bon, juste et utile à la fois). [On retrouve cette identification, du beau, du vrai et du bien, chez le jeune Hegel, mais au niveau bien plus problématique du politique, ce qui sera à l'origine des avant-gardes politico-philosophiques].
Il est assez troublant de voir comme Platon insiste un peu lourdement au début de plusieurs de ces dialogues sur l'excitation sexuelle de Socrate à la vue de beaux jeunes hommes (jalousie de sa part ou indice de la place du désir dans sa quête ?). On fera effectivement des recoupements très instructifs avec la psychanalyse, mais, dans la continuité des articles précédents, ce dont je voulais rendre compte, c'est de la critique originelle de la sagesse par Socrate (y compris du savoir de l'ignorance), contestant tout autant la prétention à se faire soi-même qui sera celle de tant de philosophes pourtant et qui est encore l'idéologie dominante, celle de l'individualisme libéral. La difficulté, spécialement dans ces premiers dialogues, c'est qu'ils examinent une idée et son contraire, conformément à la maïeutique socratique, sans arriver à conclure souvent (bien que le Charmide soit indiqué du "genre probatoire", il se termine par l'aveu de son échec), laissant au lecteur le soin de continuer la réflexion par soi-même, avec toujours le risque de comprendre de travers. Penser par soi-même n'a pas de sens (le savoir ne s'invente pas), sinon de faire vaciller ses anciennes certitudes, découvrir son erreur et chercher à savoir en s'informant et en confrontant son point de vue à d'autres.
Pour commencer, on peut trouver une bonne formulation de la position de Socrate dans l'Hippias mineur (ci-dessous), position qui est celle du non savoir, proche de ce que devrait être celle du psychanalyste, et que Platon abandonnera bien vite ensuite pour son système des formes ou des idées (des signifiants?). Il faut dire, qu'à la différence de Socrate, Platon s'appuyait comme Pythagore sur les mathématiques (que nul n'entre ici, s'il n'est géomètre) constituant effectivement un univers séparé de vérités éternelles car n'ayant plus affaire à des réalités concrètes (comme un champ à mesurer) mais aux déductions rigoureuses d'axiomes ou de définitions (d'un triangle rectangle par exemple). Aristote s'appuiera plutôt sur la biologie, délimitant ainsi les deux versants des sciences, celui du calcul et celui de l'observation (avant d'y introduire l'expérience).
Pour sa part, Socrate est plutôt un moraliste voire un politique, du côté des sciences sociales, peut-on dire, mais plus proche du scepticisme ou même des sophistes (si ce n'est de la déconstruction post-moderne, bien que trop relativiste). Il se limite aux savoirs incertains du juste et de l'injuste (dont l'Euthyphron montre tout le caractère problématique quand un fils fait un procès à son père) sans prétendre tant que cela à l'excellence alors qu'il se réclame au contraire de son insuffisance, son imperfection humaine et de son désir d'apprendre. On peut dire qu'il déblaie la place des faux savoirs (ce qui lui vaudra sa condamnation à mort pour l'insécurité culturelle qu'il produit) préparant ainsi la reconstruction de sciences objectives soumises à la réfutation, bien qu'il reste au seuil, ne se préoccupant pas de physique notamment. En tout cas, il ne fait aucun doute dans ces premiers dialogues de Platon, que le fameux "connais-toi toi-même" (ou "apprends à te connaître") ne vise pas tant une révélation de sa vérité (ou véritable identité) que de son ignorance (je sais que je ne sais rien, position interrogative qui met en question tout énoncé ou savoir inné). Il ne s'agit pas de s'adonner aux complaisances de l'introspection (pas d'auto-analyse) ni à de quelconques réminiscences ou intuitions (comme dans le Ménon) mais de se confronter à la contradiction et de se voir dans les autres ou bien de recevoir l'apprentissage d'un maître compétent (sujet supposé savoir, ayant lui-même appris un savoir pratique à transmettre). Lorsque la Pythie avait déclaré à celui qui l'interrogeait qu'il n'existait personne de plus sage que Socrate, Socrate en avait été fort étonné n'ayant pas conscience d'être un sage, et c'est en interrogeant de supposés sages qu'il comprit que sa sagesse était justement de ne pas s'y croire et tomber dans le panneau de l'identification, sagesse singulière complètement opposée à ce qu'on se représente comme sagesse puisqu'elle est l'aveu de ses propres limites, de son ignorance et de son désir.
(après avoir interrogé un prétendu sage:)
- Voilà un homme qui est moins sage que moi. Il est bien possible en effet que nous ne sachions, ni l'un ni l'autre, rien de beau ni de bon. Mais lui, il croit qu'il en sait, alors qu'il n'en sait rien, tandis que moi, qui n'en sais sans doute pas plus, je ne crois pas du moins que je sais ! J'ai l'air, en tout cas, d'être plus sage que celui-là, au moins sur un petit point, celui-ci précisément : que ce que je ne savais pas, je ne croyais pas non plus le savoir ! (Apologie de Socrate, p27)- Tu vois, Hippias, que je dis la vérité quand je parle de ma ténacité à questionner les savants, et il se peut que, fort médiocre en tout le reste, je n’aie que cette unique qualité ; car je me trompe sur la réalité des choses et je ne sais pas ce qu’elle est. J’en ai une preuve convaincante, c’est que, quand je me trouve avec quelqu’un de vous qui êtes réputés pour votre science et dont tous les Grecs attestent l’habileté, il apparaît que je ne sais rien ; car il n’y a pour ainsi dire rien sur quoi j’aie la même opinion que vous. Or quelle meilleure preuve d’ignorance que de différer d’opinion avec ceux qui savent ? Mais j’ai une qualité merveilleuse, qui me sauve, c’est que je ne rougis pas d’apprendre, je m’informe, je questionne et je sais beaucoup de gré à ceux qui me répondent, et jamais ma reconnaissance n’a fait faute à aucun d’eux. Jamais je n’ai nié que je m’étais instruit auprès de quelqu’un et je ne me suis jamais attribué ce que j’avais appris comme ma propre découverte. Au contraire, je loue celui qui m’a instruit comme un homme qui sait, et je publie ce que j’ai appris de lui. (Hippias mineur, p79)
- Eh mais ! Critias, tu me parles comme si je prétendais connaître les choses sur lesquelles je pose des questions et comme s’il ne tenait qu’à moi d’être de ton avis. Il n’en est rien : j’examine avec toi les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent, parce que je n’en connais pas la solution. Quand je les aurai examinés, je te dirai volontiers si je suis d’accord avec toi ou non, mais attends que j’aie terminé mon enquête. (Charmide, p288)
Non seulement l'ignorance méthodique de Socrate est bien sincère mais, dans le Charmide, Platon va lui faire réfuter l'idée d'une connaissance de soi et même qu'on puisse connaître son ignorance, allant jusqu'à suggérer que nul ne peut agir sur soi (on est loin du développement personnel), qu'il n'y a de science que d'un objet extérieur particulier et que des vertus ne peuvent s'exercer sur elles-mêmes (p292). Tout cela semble en contradiction avec le premier Alcibiade, j'essaierais de montrer que ce n'est pas le cas, par contre dans la République (dédiée à la justice), Platon défendra effectivement la position opposée de la maîtrise et le savoir du sage censé diriger cette société "idéale" si effrayante (croire savoir ce qu'est la justice mène au pire). Il faut ajouter que, dans le Charmide, Critias définit la sagesse comme "la science des autres sciences et d’elle-même en même temps" p289, ce que Socrate conteste comme étant vide car il n'y a de science que d'autre chose qu'elle-même et d'un objet particulier. Pourtant, l'épistémologie qui viendra plus tard se présente bien comme la science des sciences, prenant beaucoup d'importance à partir de Kant et devenant avec Hegel l'histoire dialectique du savoir. Kojève définira justement la spécificité de la philosophie, opposée aux discours théoriques (sciences), par le fait de rendre compte d'elle-même, de son énonciation, revendiquant bien d'être la science des sciences, savoir circulaire de l'encyclopédie.
- En ce cas, le sage seul se connaîtrait lui-même et serait seul capable de juger et de ce qu’il sait et de ce qu’il ne sait pas, et il serait de même capable d’examiner les autres et de voir ce qu’ils savent et croient savoir, le sachant réellement, et ce qu’ils croient savoir, alors qu’ils ne le savent pas, tandis qu’aucun autre ne pourrait en être capable ainsi. En fin de compte, être sage, la sagesse et la connaissance de soi-même, ce serait donc savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. p290 [ce qui va être montré contradictoire]
- Quant à la vue, à l’ouïe et aussi au mouvement qui se mouvrait lui-même, à la chaleur qui se brûlerait et à toutes les hypothèses de ce genre, elles semblent généralement insoutenables ; mais peut-être y a-t-il des gens qui croient le contraire ? Il faudrait être un homme de génie, mon ami, pour prétendre distinguer nettement, dans tous les cas, si la nature a voulu qu’aucun être n’exerçât sur lui-même sa vertu propre, mais sur un autre, ou si les uns en sont capables et les autres non, et, au cas où il y en aurait qui l’exerçassent sur eux-mêmes, s’il faut y ranger la science que nous déclarons être la sagesse. p293
- Je ne comprends pas non plus pourquoi se connaître soi-même serait la même chose que savoir ce qu’on sait et savoir ce qu’on ne sait pas.
- Le supposé sage connaît en effet ce qui est sain par la médecine, et non par la sagesse, l’harmonie par la musique, et non par la sagesse, l’art de bâtir par l’architecture, et non par la sagesse, et tout le reste de même ; n’est-ce pas vrai ? p294
- Par conséquent la sagesse et être sage ne serait pas de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, mais, à ce qu’il paraît, seulement qu’on sait et qu’on ne sait pas. p295
— Alors que, cette science que je cherche, qui contribue le plus au bonheur, quelle est-elle?
— C’est celle du bien et du mal, répliqua-t-il.
— Malheureux ! m’écriai-je, voilà longtemps que tu me fais tourner dans un cercle, sans vouloir me dire que ce n’est pas de vivre selon la science qui fait qu’on agit bien et qu’on est heureux, ni selon toutes les sciences ensemble, mais selon celle-là seule qui a pour objet le bien et le mal. p299
- Or cette science-là, qui a pour tâche de nous être utile, n’est pas, ce semble, la sagesse ; car ce n’est pas la science des sciences et de l’ignorance, mais la science du bien et du mal, en sorte que, si c’est cette dernière qui nous est utile, la sagesse est pour nous autre chose. p300
- A la fin de toute cette discussion, nous voilà battus sur toute la ligne et nous sommes hors d’état de découvrir à quelle réalité le créateur du langage a appliqué ce mot de sagesse. Et cependant nous avons fait plusieurs concessions qui ne devaient pas trouver place dans notre argumentation. Nous avons admis que la sagesse était la science de la science, bien que la raison nous le défendît et en niât la possibilité. Et à cette science nous avons de plus accordé le pouvoir de connaître les opérations des autres sciences, bien que la raison ne le permît pas davantage, afin que notre sage pût connaître qu’il sait ce qu’il sait et qu’il ne sait pas ce qu’il ne sait pas. Cette concession, nous l’avons faite avec une libéralité sans réserve et sans considérer qu’il est impossible d’avoir la moindre connaissance d’une chose qu’on ignore absolument ; car notre concession affirme qu’on sait ce qu’on ne sait pas, ce qui, à mon avis, est la chose la plus absurde du monde. Mais, en dépit de notre complaisance, l’enquête n’est pas arrivée davantage à trouver la vérité ; au contraire, elle s’est si bien moquée de la vérité que, quoi que nous ayons admis ensemble et imaginé pour définir la sagesse, elle nous en a fait voir l’inutilité avec une ostentation insultante. p301
Il y a une autre définition de la sagesse que Socrate réfute qui voudrait l'assimiler au calme (ce qu'on appellera ensuite l'ataraxie du sage), la rapidité de réaction étant souvent plus sage que la lenteur, argumente-t-il. On peut avoir l'impression qu'il ne s'agit que de sophistique mais ce n'est pas le cas dès lors qu'il s'agit de remettre en cause la possibilité de posséder la sagesse et sa réduction à une caractéristique simple (réflexion, maîtrise de soi, détachement). Il faut donc compléter le Charmide (sur la sagesse) par le Lysis (sur l'amitié ou philia), même si Platon commence à se séparer de son maître. C'est là, en tout cas, que se justifie le nom de philo-sophe en explicitant que, s'il ne peut y avoir de savoir absolu, c'est parce qu'il n'y a pas de science du général ni de science sans désir (c'est l'intentionalité qui fait la valeur de l'information ou du savoir). Le philo-sophe est un chercheur de vérité, un désir de savoir qui ne peut aboutir à une sagesse satisfaite mais, toujours, à la conscience de l'étendue de notre ignorance (sans pouvoir savoir ce qu'on ignore). Le fait que, pour Platon cette fois, cette attirance renvoie à un premier objet d’amour, est considéré comme la première ébauche de la théorie des Idées avec la contemplation d'un bien suprême en ligne de mire. A s'en tenir à cette formulation, ce qui frappe pourtant, c'est à quel point on est proche de la psychanalyse, le premier objet d'amour étant bien sûr la mère à laquelle le Bien sera substitué par ce que Freud appelait la sublimation. Le désir de savoir se fonde pour la psychanalyse dans l'énigme du sexe de la mère et de son désir (symbolisé par le phallus). Tout cela disparaitra dans un désir de connaissance devenu épuré, sans objet (platonique). Le fond de l'argumentation, c'est le fragment d'Héraclite : "S'il n'y avait pas d'injustice, on ignorerait jusqu'au nom de la justice". S'il n'y a pas de mal, il n'y a pas de bien ni d'amitié, s'il n'y a pas d'ennemis, il n'y a pas de solidarité, s'il n'y a pas d'ignorance, il n'y a pas d'amour de la science. Du coup, pour qu'il y ait de l'amitié et du désir même en l'absence de mal, il faut qu'il y ait un désir primordial (désir du Bien ou de la mère). A tout cela il faudrait cependant ajouter, ce que semble ignorer Platon mais peut-être pas Socrate (sauf qu'il l'assimilerait à l'ignorance et un faux savoir), c'est que la cause du mal est le plus souvent le Bien : l'amour peut causer tant de malheurs et c'est au nom de Dieu, de la justice, de la loi, de la race ou des siens, voire d'un bonheur supposé parfait (bien suprême), qu'on se permet tous les crimes, comme l'ont illustré tous les totalitarismes dont la République de Platon était la préfiguration...
- N’est-ce pas à cause du mal que le bien est aimé ? p336
- Si, en effet, rien ne pouvait plus nous nuire, nous n’aurions plus besoin d’aucun secours. Nous verrions dès lors dans une entière évidence que c’est à cause du mal que nous recherchions et aimions le bien, parce qu’il est le remède du mal et que le mal est une maladie ; mais si la maladie n’existe plus, nous n’avons plus besoin de remède. p337
- Quand il n’est pas encore mauvais, malgré la présence du mal, cette présence du mal lui fait désirer le bien ; mais en le rendant mauvais, le mal lui ôte tout ensemble et le désir du bien et la possibilité de l’aimer car il n’est plus dès lors ni bon ni mauvais, il est devenu tout-à-fait mauvais.
Pour la même raison nous pourrions dire que ceux qui sont déjà savants, dieux ou hommes, n’aiment plus la science, et que ceux-là non plus ne l’aiment pas qui sont ignorants au point d’en être mauvais ; car, quand on est mauvais et ignorant, on n’aime pas la science. Restent donc ceux qui sont affligés de ce mal, l’ignorance, mais qu’il n’a pas encore rendus inintelligents et ignorants, et qui reconnaissent encore qu’ils ne savent pas ce qu’ils ne savent pas. Voilà pourquoi ceux qui aiment la science sont ceux qui ne sont encore ni bons ni mauvais. p333
- Y aurait-il donc, quand même place pour l'amitié si le mal disparaissait ?
— Oui.
— Il n’y en aurait plus, si le mal était bien la cause que l’amitié existe ; le mal une fois disparu, aucun être ne serait l’ami d’un autre ; car, la cause disparue, il serait impossible que l’effet de cette cause subsistât. p338s
- Nous arriverons à un principe qui ne nous enverra plus à un autre objet aimé, je veux dire à cet objet qui est le premier objet d’amour, en vue duquel nous disons que tous les autres sont aimés.
Je dis donc qu’il faut prendre garde que tous les autres objets, qui, comme nous l’avons dit, sont aimés en vue de celui-là, étant des sortes d’images de ce premier objet, ne nous fassent illusion, et que c’est ce premier objet qui est le véritable ami. p335
Il semble que l'Alcibiade majeur (sur la nature de l'homme) soit plus tardif que le Charmide et le Lysis, étant postérieur à la mort de Socrate mais il ne me semble pas dire autre chose malgré l'interprétation traditionnelle d'une initiation à la philosophie comme connaissance de soi et perfectionnement personnel qui sont pourtant explicitement renvoyés à l'apprentissage d'un maître (on ne peut s'améliorer soi-même si on ne se connaît pas). Après avoir introduit le désir, c'est l'Autre qui apparaît comme essentiel à la conscience de soi. Non pas le public, bien qu'il nous apprenne son langage (p116), car il ne connaît pas son ignorance et se trouve divisé sur le juste et l'injuste, mais un maître compétent (et désirant). L'aporie de l'oeil qui ne peut pas se voir se trouve résolue par le fait de se voir dans l'oeil d'un autre. La connaissance de soi qui paraissait contradictoire ne l'est plus à passer par l'Autre (où l'on retrouve la psychanalyse, le Banquet allant jusqu'à évoquer le transfert comme le souligne Lacan dans l'Ethique de la psychanalyse). Ainsi, Socrate montre à Alcibiade que se connaître soi-même, c'est d'abord se comparer à ses rivaux (p143). Encore faut-il ne pas s'imaginer savoir déjà très bien qui on est ni surestimer ses capacités, comme ce prétentieux d'Alcibiade qui se croit promis aux plus hautes destinées et gâchera tous ses atouts.
- Je crois que tu aurais cherché la connaissance du juste et de l'injuste, si tu avais cru l’ignorer. p113
- Eh bien maintenant, au sujet des hommes et des choses justes ou injustes, ceux qui composent ce public te paraissent-ils s’accorder avec eux-mêmes et les uns avec les autres ?
- Oh ! par Zeus, Socrate, pas le moins du monde.
- Et même n’est-ce pas là-dessus qu’ils te semblent le plus divisés ?
- Si, et de beaucoup.
- Je ne crois pas que tu aies jamais vu ni entendu des hommes assez violemment divisés sur ce qui est sain ou malsain pour se battre à cause de cela et se tuer les uns les autres.
- Non certes.
- Mais sur le juste et l’injuste, je sais bien, moi, que, si tu n’en as pas vu, tu en as, en tout cas, ouï parler par beaucoup d’autres et en particulier par Homère ; car tu as entendu réciter l’Odyssée et l’Iliade.
- Tu dois bien le penser, Socrate.
- Et le sujet de ces poèmes, ne sont-ce pas des dissentiments sur le juste et l’injuste ? p118-119
- Eh bien, ne comprends-tu pas que les erreurs de conduite proviennent aussi de cette ignorance qui consiste à croire qu’on sait quand on ne sait pas ? p133
- Oui, nos politiques, à l’exception d’un petit nombre, me paraissent être des ignorants. p136
- Mais alors, si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes et si nous ne sommes pas sages, pouvons-nous connaître les choses qui nous appartiennent, mauvaises ou bonnes ? p169
- Comment pourrions-nous savoir par quel art on s’améliore soi-même, si nous ignorons ce que nous sommes nous-mêmes ?
- Enfin, est-ce une chose facile de se connaître soi-même, et celui qui a mis ce précepte au fronton du temple de Pytho était-il le premier venu ? ou bien est-ce une chose difficile et qui n’est pas à la portée de tous ? p157
- Surtout, celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert ne sont-ils pas différents ? p158
- Eh bien, as-tu remarqué que le visage de celui qui regarde dans l’œil d’un autre se montre dans la partie de l’œil qui lui fait face, comme dans un miroir. C’est ce que nous appelons pupille, parce que c’est une sorte d’image de celui qui regarde dedans.
- C’est exact.
- Donc un œil qui regarde un autre œil et qui se fixe sur ce qu’il y a de meilleur en lui, ce par quoi il voit, peut ainsi se voir lui-même. p167
- Eh bien, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se reconnaître, devra, n’est-ce pas ? regarder une âme et surtout cet endroit de l’âme où se trouve la vertu de l’âme, la sagesse, ou tout autre objet qui lui est semblable. p168
- Et tant qu’on n’a pas la vertu, il vaut mieux non seulement pour un enfant, mais pour un homme, obéir à un homme meilleur que soi que de commander. p174
Platon n'en restera pas à cette position socratique, on le voit dans la République où il est forcé d'admettre la division du sujet pour donner sens à une maîtrise de soi que Socrate récusait, avec une partie de l'âme qui commande et l'autre qui est esclave. Cette fois-ci, c'est le surmoi qui entre en scène et qui avait plutôt chez Socrate la forme du démon de l'inhibition qui le retient d'agir, mais on ne l'imagine certes pas défendre une politique dogmatique comme celle de l'utopie platonicienne qui lui aurait fait pousser des cris d'horreur ! Il n'est donc pas étonnant que Platon se trouve obligé de contredire ses premiers dialogues pour donner consistance à sa raison normative et ses constructions théoriques trop spéculatives voulant passer au cordeau de sa géométrie des réalités sociales vivantes et contradictoires, règne de l'hétéronomie intégrale qui renie l'autonomie individuelle, raison législatrice qui oublie la raison examinant les lois, raison devenue folle à se croire devenue sage et en prise directe avec le réel (ou l'Être). Le coût de ce revirement n'est pas négligeable puisqu'il lui faudra admettre, dans le Ménon, la théorie de la réminiscence, elle même se payant de la croyance en l'immortalité de l'âme, ce qui fait beaucoup (avant de construire dans le Timée une cosmogonie délirante à base de nombres, avec un démiurge créateur de l'ordre cosmique, ou pire de vouloir punir de mort les impies dans les Lois, bien loin de Socrate victime d'une telle condamnation!). Socrate sans doute croyait à l'immortalité de l'âme mais pas à un savoir inné. Le retour d'une sagesse sûre d'elle-même ouvre surtout la voie aux stoïciens et au retour de tous les gourous vendeurs de bonheur, "philosophes aux enchères" dénoncés par Lucien de Samosate mais que Socrate ridiculisait déjà de toute son ironie - lui dont les colères étaient mémorables. Il faut quand même souligner que Platon fait plus confiance à la politique qu'à la morale individuelle pour faire régner la justice.
- La tempérance est en quelque sorte un ordre, une maîtrise qui s'exerce sur certains plaisirs et certaines passions, comme on l'indique - d'une façon que je n'entends pas trop - l’expression commune "maître de soi-même", et quelques autres semblables qui sont, pour ainsi dire, des traces de cette vertu, n'est-ce pas ?
— Très certainement.
- Or l'expression "maître de soi-même" n’est-elle pas ridicule ? Celui qui est maître de lui-même est aussi, je suppose, esclave de lui-même, et celui qui est esclave, maître ; car en tous ces cas c’est la même personne qui est désignée.
— Sans doute.
— Mais cette expression me paraît vouloir dire qu'il y a dans l'âme humaine deux parties : l'une supérieure en qualité et l'autre inférieure ; quand la supérieure par nature commande à l'inférieure, on dit que l'homme est maître de lui-même - c'est un éloge assurément ; mais quand, par le fait d'une mauvaise éducation ou de quelque mauvaise fréquentation, la partie supérieure, qui est plus petite, se trouve dominée par la masse des éléments qui composent l'inférieure, on blâme cette domination comme honteuse, et l'on dit de l'homme dans un pareil état qu'il est esclave de lui-même et déréglé. p182-183 (traduction de Robert Baccou si différente de celle de Chambry!)
On peut accuser Platon de trahir Socrate et de boucher immédiatement le trou dans le savoir qui l'avait ébranlé au début, non pas l'émerveillement, ni même l'étonnement, mais la découverte de son ignorance et de ses fausses opinions. Que cela débouche si rapidement sur une sorte de totalitarisme est assez désespérant, sauf que ce n'est pas le dernier mot de l'histoire. Il n'y a pas grand sens à prétendre accuser celui qui a tout de même fondé la philosophie occidentale, et donc la science qui a fini par en découler bien plus tard en intégrant encore plus l'erreur humaine, les limites de notre rationalité et des déductions dogmatiques soumises à l'expérience. La question est celle de sa fécondité, de sa productivité, donnant notamment son impulsion à la philosophie d'Aristote qui a participé à l'Académie jusqu'à la mort de Platon avant de le "trahir" à son tour en répudiant le monde des idées pour celui de la vie active. C'est une dynamique étonnante qui s'est enclenchée ainsi, où chaque philosophie répond aux précédentes même s'il y a de longues périodes où la pensée se fige dans sa dogmatisation (néoplatonicienne ou scolastique). S'il faut tout le temps revenir à Socrate et sa mise en cause du savoir (comme le fera la nouvelle académie dite sceptique), c'est pour continuer l'histoire pas pour revenir en arrière ni retrouver l'origine perdue. Il n'y a pas de tradition occidentale car elle se confond avec la rupture avec les savoirs traditionnels, travail du scepticisme nécessaire à chaque fois pour se défaire d'idéologies dépassées et de conceptions de l'homme mutilantes (idéalisées) mais qui ne peut se contenter de se moquer de tout, devant reconstruire un monde sur les ruines des anciennes représentations religieuses ou morales, nécessité de l'action.
La psychanalyse, rencontrée à chaque carrefour, pourrait être une alliée précieuse pour éviter de retomber dans la normalisation et de reboucher immédiatement le trou du savoir en sublimant un bien suprême, ramené, de façon certes un peu trop prosaïque, au désir de la mère. En redonnant toute sa place au non-savoir et au désir, elle devrait permettre de refonder une philosophie sans sagesse, ni sauveur, ni homme nouveau (idéal du moi), débarrassée de l'amour du maître mais capable de regarder la réalité en face sans se faire prendre aux mots, tâche toujours à recommencer de l'apprentissage et de sortir de la bêtise, sinon de se réveiller de nos fantasmes, dangereux désir de vérité toujours aussi mal vu à prendre ses distances avec les croyances communes et les modes du moment.
La pagination est celle des premiers dialogues de Platon dans la collection de poche de Garnier-Flammarion (traduction Emile Chambry sauf pour la République)
Addendum (22/08)
L'article pourrait laisser croire que Socrate serait à l'origine de tout, événement fondateur dans son improbable singularité non reproductible et inexpliquée. Ce n'est pas du tout le cas. Socrate est bien le produit de son temps et de ses prédécesseurs, en particulier ceux qu'on appelle, pas pour rien, les présocratiques. On peut même remonter aux sept sages, définissant une sagesse politique et condamnant la corruption par la richesse et ses démesures. Sinon, tout commence vraiment, non par Athènes et ses victoires militaires mais en Ionie, sous domination des Perses que ces cités marchandes fournissaient en produits de luxe et qui les mettaient en contact avec la science babylonienne voire égyptienne, qu'ils dépouillaient simplement de leur dimension religieuse. La démocratisation de l'écriture par la notation de voyelles y est sûrement pour quelque chose.
En dehors de Pythagore ou Parménide, qui ont quitté l'Ionie pour l'Italie et sont du côté d'un rationalisme dogmatique, les Ioniens comme Hippocrate se distinguaient, en effet, par leur matérialisme, leur empirisme et leur méfiance des mythes donnant une grande importance à la technique. Ainsi, pour Anaxagore, l'homme est le plus intelligent des animaux parce qu'il a des mains, la main étant l'outil par excellence et le modèle de tous les outils. Thalès faisait certes de Dieu le créateur du cosmos et disait que tout était plein de dieux mais aussi que "ce n’est pas Dieu qui fait pleuvoir", les différentes cosmogonies des présocratiques étant des tentatives d'explication matérialiste du monde sans intervention divine ni représentations mythiques. On pourrait dire que c'est là que la science est née sauf qu'on a affaire à de pures constructions logiques, des hypothèses plus ou moins arbitraires qui se juxtaposent sans pouvoir trancher entre elles. Même si Parménide contredit Héraclite, affirmation de la permanence dans l'être malgré le mouvement, et bien qu'Aristote en fasse le fondateur de la dialectique, il n'y a pas de véritable débat entre positions sectaires.
Bien que Socrate ne se soit jamais occupé de physique, il prend constamment en exemple le savoir technique (de la médecine à l'artisan ou au marin). On peut dire que c'est la méthode socratique qui permettra l'examen rationnel et la confrontation des différentes hypothèses dans de véritables débats scientifiques, en soumettant chaque terme à la contradiction, usage de la rationalité qui n'est pas dogmatique ni cosmologique, ne fait pas système sans s'abandonner à l'imagination et l'arbitraire. Pour Aristote "Ce que l'on a raison d'attribuer à Socrate, c'est à la fois les raisonnements inductifs et les définitions universelles qui sont, les uns et les autres, au début de la science. Mais pour Socrate les universaux et les définitions ne sont pas des êtres séparés" comme les idées de Platon (Métaphysique M4 1078 b17). Ce que Hegel appellera le travail du scepticisme est bien un moment fondateur, mais, lui-même préparé par les sophistes dont Socrate est un pur produit bien qu'il leur oppose la recherche sincère de la vérité. Il n'y a là rien qui ne soit le résultat d'une évolution précédente et qu'on peut considérer comme inéluctable, Socrate n'étant qu'un opérateur contingent dans l'histoire, utilisé comme tel par Platon de façon de plus en plus formelle, où sa personnalité n'a pas plus d'importance que celle de Newton ou Einstein dans un développement nécessaire.
A partir de ce moment critique, l'effort de la philosophie sera dès Platon une tentative de revenir au système, de retrouver une cohérence globale, un sens de la vie lié au sens de l'univers, mais en se confrontant à cet acte initial de déconstruction et de remise en cause de nos certitudes immédiates. En fait, ce qui frappe, au début avec les présocratiques et les sophistes, ensuite avec les philosophies du bonheur, c'est le bouillonnement, la multiplication des diverses philosophies, des conceptions du monde supposées rationnelles qui se font jour, ne faisant plus appel à une autorité mais se sentant encouragées à inventer de nouvelles argumentations, détachées de la tradition et de la religion héritée même quand ce sont des philosophies qui se veulent très religieuses. Les différentes philosophies se construiront ainsi sur les faiblesses des philosophies précédentes avant que Hegel ne montre leur succession nécessaire jusqu'à la conscience de soi comme sujet de ces constructions, retrouvant la conscience de notre ignorance dont Socrate était parti. En tout cas, cette grille de lecture, partant de la mise en cause du savoir pour reconstruire une cohérence globale permet d'éclairer la lecture des dialogues de Platon qui sinon peuvent sembler un peu trop décousus et laisser assez perplexe.
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Article intégré à une petite histoire de la philosophie. Voir aussi Les origines du miracle grec.
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