
Une étrange rumeur se répand : nous serions menacés du grand remplacement par les robots qui nous voleraient nos emplois, alors même que nous connaissons actuellement un chômage de masse sans que les robots n’y soient pour rien, ou si peu ! Décidément, cette peur du remplacement prend toutes les formes. On a peur d'être remplacés par d'autres cultures, d'autres religions, comme on a peur d'être remplacés par des robots ou des transhumains. Cette peur d’un monde dont nous serions expulsés est on ne peut plus originaire, témoignant de la fragilité de notre ex-sistence et du caractère éphémère de la vie - car nous serons remplacés, cela ne fait pas de doute, pas plus que notre condition de mortels dont nous ne serons pas délivrés de sitôt !
L'idée que les progrès techniques feraient disparaître le travail est un classique qu’on retrouve à chaque grande crise où l’effondrement économique détruit les emplois en masse et crée soudain une « surpopulation » d’inemployables. Ce n'est pas du tout la première fois mais, à ne pas vouloir croire aux cycles économiques, on s’imagine à chaque fois que ce serait définitif cette fois, comme Dubouin dans les années 1930 qui parlait alors de « la grande relève par la machine » s’appuyant sur une déjà prétendue fin du travail pour justifier un revenu d’existence (qui se justifie tout autrement, par la non-linéarité du travail immatériel et non sa fin). Ce n'était pourtant un mystère pour personne que les causes de la crise de 1929 étaient bien financières !
Il faudrait quand même prendre conscience de toute la distance entre ces prophéties réitérées et les faits qui ont suivi. On peut rapprocher ces fausses évidences de ceux, pour qui ce sont les immigrés qui nous volent nos emplois mais, au fond, vouloir faire de la réduction du temps de travail un remède à la raréfaction des emplois procède de la même erreur d’analyse sur le fonctionnement économique et la nature du travail dans une société développée, qui n’a plus rien de la couverture de besoins basiques ni d'un ensemble de tâches fixes à partager mais évolue avec la technique et dépend largement de facteurs monétaires.
Il ne s’agit pas de nier qu’une majorité d’emplois actuels vont s’automatiser et qu’il faut se préparer à des reconversions de grande ampleur mais ce n'est pas pour se tourner les pouces et n’empêche pas que le chômage est une variable cyclique, du moins dans son ampleur dont les causes sont essentiellement monétaires au niveau macro-économique. C’est même pour cela qu’il y a une politique budgétaire qui produit de l'inflation quand elle est laxiste et du chômage quand elle est restrictive, pas à cause de machines qui feraient le boulot à notre place. Certes, localement les progrès techniques ont toujours mis des ouvriers au chômage et l'on sait bien que l’automatisation a détruit plus d’emplois industriels que les délocalisations mais ce n’est pas ce qui explique le chômage de l’Europe du sud qui touche un quart de la population ! Il est tout aussi certain que les robots vont dans un avenir plus ou moins lointain supprimer de nombreux métiers mais cela ne signifie absolument pas qu’il n’y aurait plus rien à faire, seulement qu'il faudra changer de métier. Il faut se rendre compte que les agriculteurs représentaient la presque totalité de la population active pour ne plus être que 4% aujourd'hui, et la question pouvait se poser à bon escient de comment occuper tous ces bras inutiles pour des productions nouvelles dont ils ne pouvaient avoir aucune idée à l'époque. C'est un fait que, non seulement cela n'a pas réduit le travail pour autant mais n’a fait le plus souvent que l’intensifier !
On prétend que « cette fois, c’est différent » (façon d’ignorer les leçons du passé) par un autre sophisme qui fait des robots du futur des hommes améliorés et capables de tout faire en mieux, ce qui, par simple tautologie, rend les hommes obsolètes, sauf qu’on est là complètement en dehors de la réalité prévisible, tout autant que dans la vision d’un monde entièrement automatisé qui est tout au plus une "expérience de pensée", sans aucun rapport avec l’observation et la complexité du réel. Même si les 100 métiers d'avenir que certains imaginent ne sont pas tous très convaincants, ce n'est pas le travail qui manque et bien d'autres activités seront créées, notamment dans les domaines de l'environnement, de la santé, des personnes âgées, des loisirs, du tourisme, de la formation, etc., tout cela non pas qu'il n'y aurait pas de robots dans ces domaines mais au contraire pour les utiliser et les compléter (d'ailleurs les pays où il y a le plus de robots - la France est à la traîne - sont ceux où il y a le moins de chômage!). On peut toujours se demander ce qui se passera quand les robots seront partout mais, pas la peine de paniquer, ce ne sera pas tellement différent que d’avoir des ordinateurs partout, ce qui est déjà le cas et nous occupe de plus en plus au contraire…
Je n’ignore absolument pas les progrès constants des robots, que je suis de très près, tout autant que les projets de robotisation (Foxconn voulait remplacer les ouvriers par 1 million de robots mais peine à en installer par tranches de 10 000[1], il ne faut jamais prendre les déclarations d’intention pour argent comptant). Il y a notamment la reconnaissance visuelle qui a fait de grandes avancées récemment mais, globalement, si les ordinateurs calculent bien mieux que nous, ils sont très très loin encore de nos capacités humaines. Certes, cela peut changer et dépend beaucoup de la compréhension du cerveau qui fait elle aussi des progrès remarquables. C’est d’ailleurs en imitant le cerveau de singes que la reconnaissance visuelle est devenue opérationnelle. Il est prévisible qu’on arrive à égaler puis dépasser nos capacités dans de nombreux domaines mais, en dépit de l’accélération technologique (et même une accélération de l’accélération), on a le temps de voir venir malgré tout. On retrouve cet effet de panique prématurée dans les craintes d’une intelligence artificielle qui relève de la science-fiction (qu’on prend trop souvent au sérieux alors que l’avenir est toujours si différent de ce qu'on imagine en exagérant les traits). La plus grande erreur est d'ailleurs sans doute de croire (comme je l'ai cru longtemps) qu'on pourrait contrôler cette accélération technologique qui nous dépasse, à courir derrière plutôt qu'à répondre à nos désirs (une technique n'a pas besoin d’être désirable pour s’imposer, seulement d'être plus efficace qu'une autre).
On peut trouver cela décourageant mais le plus désespérant, c’est notre tendance à substituer de faux problèmes aux vrais problèmes, d’en faire des questions d’identité, de culture, de valeurs (la valeur ajoutée de l'intellectuel) quand il s’agit de situations économiques très matérielles, et d’invoquer la robotisation au moment où l’on doit faire face à une phase de désendettement, ce qui n’a rien à voir, on l'admettra et ne peut que brouiller les discours. S’il est important politiquement de refuser de faire des robots les boucs émissaires de la crise, c’est pour ne pas se tromper de remède. Si la cause du chômage est surtout monétaire, en premier lieu à cause des politiques de rigueur, mais aussi à cause de la confiscation des profits par un tout petit nombre ainsi que par le déficit commercial envers les pays émergents, du coup des monnaies locales pourraient aider à contourner ces problèmes ainsi que des politiques fiscales plus redistributives comme au temps des 30 glorieuses - pas en taxant des robots ni en s’opposant à l’automatisation (ni en réduisant le temps de travail). Les divergences de stratégie nous affaiblissent et mènent au pire, sachant qu’il ne s’agit pas tant de s’écharper sur ce qui serait le mieux selon ses propres critères mais de ne pas laisser passer la possibilité d’améliorer un peu les choses quand cela se présente.
Il y a aussi ceux qui, tout en admettant que ce ne sont pas les robots qui sont en cause, en font un simple argument frappant pour la communication. Seulement, ces propagandes trompeuses empêchent de s’attaquer à l’essentiel. En effet, il est difficile de parler en même temps des transformations du travail à l’ère du numérique et d’une disparition des emplois à cause de l’automatisation. Il faudrait savoir. Si c’est juste les robots qui prennent notre place, la question devient plutôt celle d’un chômage perpétuel et d’un revenu minimum d'existence. Ce n’est pas la même chose si on parle de ce que le numérique change dans le travail et des nécessités de reconversions. En effet, loin de pousser à l’obsolescence de l’homme et nous soumettre à la machine, la prise en charge par l’informatique de tout ce qui est automatisable valorise d’autant plus les capacités spécifiquement humaines et non automatisables (le contraire de la prolétarisation), mais qui doivent être cultivées et soutenues (ce que Amartya Sen appelle le développement humain, développement des capacités et de l'autonomie individuelle).
Il ne s’agit donc pas de prétendre qu’il n’y aura pas une invasion de robots ni une augmentation importante du « chômage frictionnel », tant il est difficile de changer de profession, mais l’économie est un circuit (comparée au circuit sanguin par Quesnay bien avant Keynes) qui dépend largement de la circulation monétaire, plus que de prétendus besoins. S’il ne s’agissait que de besoins, on se serait arrêté de travailler depuis quelque temps déjà ! Définir le travail comme lutte contre l’entropie suffit à montrer qu’il ne peut avoir de fin, n’étant limité que par les ressources disponibles. Enfin, l’échange est social et bien que les machines ont toujours été plus performantes que les hommes, il y aura toujours aussi dans les sociétés complexes assez de différences de talent et de spécialisations individuelles qui permettront de monnayer nos services à d’autres, pour autant qu'ils aient de l'argent à dépenser (pas seulement un travail de pollinisation contributif mais des productions ou des services personnalisés, reconnus à leur valeur monétaire).
Il faut y insister, la question n’est pas d’une disparition du travail à cause des robots (remplacé par le temps libre ou des activités bénévoles), encore moins d’une sauvegarde des emplois industriels mais des transformations du travail à l’ère du numérique et qu’il faut accompagner, notamment par les institutions du travail autonome (coopératives municipales). En effet, l’autonomie exigée désormais de ceux qui ne sont pas des robots n’est pas « naturelle » pour autant mais largement une production sociale sans laquelle une grande part de la population dépourvue de capital se retrouve exclue des échanges. Il y a bien une sortie du salariat mais pas tant à cause des robots que du caractère non-linéaire (non mesurable par le temps) du travail immatériel, subjectif (care) et créatif. Cela change profondément la revendication d’un revenu garanti qui ne se justifie plus par la perte d’emploi (les intermittents n’ont pas perdu leur emploi à cause des robots) mais pour stabiliser des revenus fluctuants, y compris hors salariat. En contrepartie, cela implique aussi une fiscalité plus progressive qui lisse les revenus par le haut cette fois, puisque les inégalités de revenu ont aussi tendance à exploser dans un système de production non-linéaire et globalisé où le premier rafle tout (GAFA, sportifs, artistes, etc.).
Dans le court terme, seule une politique monétaire et budgétaire expansive pourrait faire baisser le chômage (un nouveau cycle d'inflation). Sur le moyen terme la difficile reconversion des bassins industriels est une urgence pour ne pas laisser sombrer des régions entières mais, à plus long terme, et à l’opposé d’une fin du travail pour cause d’automatisation généralisée, l’économie immatérielle et les nouvelles forces productives exigeront des institutions du travail autonome et du développement humain, comme les coopératives municipales, avec un revenu garanti ainsi que des monnaies locales favorisant les échanges de proximité, pour valoriser les compétences individuelles. C’est, bien sûr, un tout autre monde, une autre économie moins capitalistique, avec un tout autre travail qui n’est plus séparé de la vie ni mesuré par le temps, travail choisi et non plus travail forcé, ce qui ne veut pas dire que ce serait forcément plus facile ni toujours moins aliénant - nous mettant en cause dans notre être - mais quand même plus épanouissant en général que des tâches répétitives. Ceci, grâce au numérique et aux futurs robots, qui ne nous auront pas délivrés du travail mais peut-être de la subordination salariale ?
En attendant, il faudrait s'attaquer aux véritables problèmes et aux urgences du moment, écologiques et sociales, plutôt qu'à des terreurs imaginaires - on a bien des occasions de se faire peur, avec la bombe méthane notamment, qu'on ne prend pas assez au sérieux, cette fois...
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