Le féminisme d’un point de vue matérialiste

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letorchonbruleLe féminisme fournit un exemple emblématique de représentations collectives intériorisées et d'un changement idéologique qui se fonde sur des changements matériels et n'a donc rien d'arbitraire ni ne dépend d'inclinations personnelles et pas autant qu'on le croit de l'activisme féministe. Le féminisme manifeste ce qu'il y a de culturel mais aussi de lié à l'évolution technique, dans la division sexuelle qui n'explique donc pas tout, ce qui ne doit pas aller jusqu'à nier la part du biologique qui saute aux yeux (de façon trompeuse parfois). C'est un réel qui détermine l'idéologie, pas l'inverse. Le féminisme l'illustre à merveille, même à se persuader du contraire et s'imaginer que ce ne serait qu'une question de valeurs individuelles...

Il y a bien déjà un "féminisme matérialiste", dans la lignée de Christine Delphy, s'attachant utilement à la vie matérielle et la division sexuelle du travail domestique mais qui ne pense pas ses conditions de possibilité en dehors de sa dénonciation plus ou moins moralisante. C'est tout autre chose d'essayer de rendre compte des causes matérielles du féminisme, connues de tous, même s'il n'y a sans doute aucune chance d'en convaincre les militantes, et même sûrement de quoi scandaliser quelques copines puisque cela voudrait dire que ce n'est pas le féminisme qui change le monde mais que ce sont bien plutôt les transformations du monde qui permettent la libération des femmes et changent les femmes comme les hommes...

Il doit être clair qu'il ne s'agit pas de déposséder seulement les femmes du féminisme mais tout autant les syndicats des conquêtes ouvrières (qui ne se sont généralisées que par leurs vertus keynésiennes) tout comme ce ne sont pas les révoltes d'esclaves qui ont abouti à l'abolition de l'esclavage (supplanté par le salariat industriel). Si le féminisme ne dépend pas autant des femmes que ne le croient les féministes, c'est que l'histoire ne dépend pas non plus autant des hommes qu'on le prétend. On peut même dire que c'est la même histoire qui continue (celle des hommes ?) sauf que l'irruption des femmes constitue quand même une rupture majeure dans l'histoire - mais que nous subissons plus que nous ne la provoquons ! Non seulement on ne peut rendre les hommes coupables des vicissitudes de l'histoire et de la banalité du mal mais "les hommes" et "les femmes" ne sont pas des sujets si facilement identifiables, n'étant souvent que des mots et ne désignant qu'un système d'oppositions aux contours variables.

- La hiérarchie des sexes

Les rapports entre les sexes sont certainement le meilleur exemple d'une intériorisation des normes sociales par des individus qui y tiennent comme à leur identité la plus intime (à l'instar de leurs goûts culinaires). On y vérifie aussi la distribution du pouvoir dans toute la société puisque l'infériorisation de la femme jusqu'ici semble bien avoir touché toutes les couches de la population (jusqu'à être l'esclave de l'esclave comme le chante Lennon). Remarquons que cela n'empêche pas le pouvoir des femmes sur les enfants et la maisonnée, le pouvoir n'étant pas un état mais un rapport, comme y insiste Foucault, fonction de la place dans une structure sociale plus que de l'individu et ses qualités propres (qui est dominé dans une relation et dominant dans une autre). On est là au coeur de la participation de l'individu à l'ordre social. L'avènement du féminisme est enfin l'exemple même d'un bouleversement culturel (sociétal) qui prend sa source dans des causalités matérielles et non dans une supposée évolution spirituelle, permettant de suivre en direct les transformations dans la superstructure et l'idéologie de transformations dans l'infrastructure économique et technologique.

Il ne peut y avoir aucune ambiguïté, le féminisme constitue incontestablement l'une des plus grandes révolutions anthropologiques que l'humanité a pu connaître. C'est donc absolument essentiel. Il faut être féministe - malgré les féministes s'il le faut - et l'on comprend l'impatience de certaines contre des inégalités qui n'ont plus aucune légitimité et doivent être abolies au plus vite - ce qui n'est plus qu'une question de temps. On ne peut faire pourtant comme si la domination des hommes était le fait des hommes et de leurs pulsions sadiques, qui peuvent exister aussi mais tout autant que les hommes les plus doux. Il faut expliquer cette domination mais on ne peut en rejeter ainsi pour autant toute la faute sur le prétendu dominant assigné lui aussi à une place qu'il n'a pas choisie et alors que les femmes participent largement à la transmission de la culture et de la religion ! Ne pas accepter que la cause soit sociale et matérielle mène à désigner un bouc émissaire comme cause fictive expiatoire (d'autant plus qu'on se frotte à lui dans le quotidien). Il est vrai que sinon, on perd le prétendu coupable, le mal ne serait plus personnifié...

On peut s'amuser qu'à entendre certaines, on aurait l'impression que la domination des femmes serait une lubie récente de quelques mecs décervelés alors qu'on a affaire à une tradition on ne peut plus archaïque (la division sexuelle des tâches étant une caractéristique de Sapiens au moins, peut-être pas de Neandertal). C'est cela qu'il faut prendre en compte.

Il est vrai que ce n'est pas tant la division des rôles qui est choquante et qu'on retrouve entre jumeaux tout comme dans les couples homosexuels, division du travail entre travail domestique (ministre de l'intérieur) et relations extérieures. Ce qui est devenu inadmissible, c'est la hiérarchie qui semble s'établir presque partout entre masculin et féminin (si l'on en croit Françoise Héritier du moins), hiérarchie contestée de n'être plus justifiée, notamment par la force ou la guerre qui sont des causes très matérielles, qui ne se discutent pas. Il faut bien dire qu'en général, l'exclusion des femmes des discours était d'abord exclusion de la politique, ce qu'on voit dans la différence entre les salons parisiens (autour d'une femme) sous une monarchie absolue et les cercles britanniques (réservés aux hommes) où se discutait la politique du pays. Jusqu'à très récemment, la fraternité masculine était celle de frères d'arme. La participation à la guerre et la politique a certainement contribué à naturaliser cette hiérarchie sexuelle (dans les pays nordiques des femmes aussi faisaient la guerre, ce qui leur aurait donné plus d'égalité avec les hommes?).

Il ne faut pas se leurrer, cependant, il ne s'agit que d'une hiérarchie publique qui n'est pas toujours la même hiérarchie à la maison. Lacan remarquait que "le populaire appelle la femme la bourgeoise. C'est ça que ça veut dire. C'est lui qui l'est, à la botte, pas elle". Il ne faut pas confondre le mythe et la réalité, la carte et le territoire...

Pas plus que des esclaves heureux ne peuvent justifier l'esclavage, des femmes qui s'en sortent assez bien, ce qui serait malgré tout assez courant, n'excusent en rien une domination du sexe fort sur le sexe faible quasi universelle. Il existe tout de même de très rares exceptions qui confirment la règle où ce sont les femmes qui sont dominantes : de façon exemplaire le matriarcat Moso (ou Na), qui s'explique sans doute par le fait matériel que les hommes ont dû partir au loin la plus grande partie de l'année [comme pendant des guerres ou pour des sociétés de pêcheurs?] et non pas du tout par la prétendue survivance d'un introuvable matriarcat originaire. En tout cas, cela montre bien tout ce que le genre peut avoir de culturel et de transitoire, notamment la hiérarchisation des sexes, en même temps tout de même que la permanence d'un différentialisme sexuel (tout réduire au culturel serait aussi absurde que de tout réduire au biologique).

En dehors de ces cas très particuliers, la remise en cause de la hiérarchie sexuelle est très récente, en tout cas dans nos cultures. C'est justement ce qui en fait un phénomène véritablement révolutionnaire empêchant tout retour en arrière aux modes de vie traditionnels et à l'ordre patriarcal dont certains anti-libéraux sont si nostalgiques. C'est ce qui constitue la complicité objective du féminisme avec le capitalisme dans la destruction des sociétés patriarcales. Il est d'autant plus absurde de prétendre que le patriarcat viendrait du capitalisme, comme c'est la mode actuellement. Tout au contraire, le patriarcat caractérise plutôt les sociétés agraires ou pastorales que le capitalisme détruit, comme il dissout les familles et les anciens rapports de domination. Il y a eu un capitalisme paternaliste, à n'en pas douter, mais faire du capitalisme la cause du patriarcat est aussi absurde que de prétendre que le capitalisme serait la cause de l'esclavage, même si certains emplois tiennent de l'esclavage et que le patriarcat y est encore très prégnant (notamment avec les différences de salaires).

- L'avènement du féminisme

Il faut le redire : ce ne sont pas les esclaves qui ont aboli l'esclavage mais la supériorité du capitalisme industriel du Nord sur les plantations agricoles du Sud. De même, la libération des femmes trouve son origine dans des causalités très matérielles, que ce soit le contrôle des naissances, la machine à laver et autres robots ménagers mais surtout les transformations du travail et la scolarisation des filles. De même que la vieille noblesse a été renversée et dépouillée de ses privilèges quand elle n'a plus été essentielle dans la guerre, les hommes perdent leurs privilèges dès lors qu'ils ne sont plus justifiés ni par le fait d'être les seuls à ramener un salaire, ni par le risque de leur vie (ni vraiment par leur force physique).

Il fallait au préalable, que les femmes puissent se délivrer du poids trop lourd d'une maternité perpétuelle, d'où l'importance de la pilule et du droit à l'avortement, conditions matérielles aussi décisives que la machine à laver pour sortir de l'ancienne division sexuelle du travail.

Ce qu'il faut souligner, c'est que ce ne sont pas les femmes seulement qui sont devenues féministes mais une bonne partie de la société, comptant beaucoup d'hommes tout autant, c'est même pour cela que le MLF a dû fermer ses réunions aux hommes qui y monopolisaient la parole ! C'était bien sûr justifié et les femmes sont évidemment bien mieux placées pour parler de leur situation.

Il est tout aussi certain qu'il y en a qui veulent aller beaucoup plus loin, beaucoup plus vite que la musique et que ne le veulent la plupart des hommes, tombant dans différents excès et dérives idéologiques bien au-delà d'une incontournable égalité juridique. Il n'est pas sûr qu'elles servent tellement leur cause ainsi, tout comme les écologistes les plus radicaux ont plutôt pour effet de détourner de l'écologie. Il y a d'ailleurs pas mal de similitudes entre l'écologie et le féminisme qui sont fondés sur des causes très matérielles mais peuvent facilement tomber dans la moralisation et la normalisation de la vie privée - alors que l'une comme l'autre sont absolument essentiels dans l'organisation sociale et l'évolution du droit. Cela fait quelque temps que je dénonce l'impasse d'en faire une question de valeur (ou de morale) après avoir compris que le fascisme procède justement en substituant au matérialisme économique et à la nécessité de s'adapter aux forces productives, le volontarisme et l'idéalisme des valeurs (culturelles, religieuses, nationales, raciales).

L'autre inévitable piège du féminisme est de se tromper de cause en prenant les hommes pour cibles et il est assez amusant de constater comme les féministes universalistes qui voudraient nier la différence sexuelle la confortent et même l'absolutisent en voulant rejeter la faute sur l'autre sexe (vous les mecs, vous êtes des affreux dominateurs mais moi je suis un mec aussi bien qu'un autre).

feminisme

On retrouve aussi dans la prétention de dépasser le phallocentrisme (y compris chez Derrida) la même illusion que celle des communistes d'une possible science prolétarienne avec ce qui serait donc une philosophie féminine ! On peut toujours opposer le yin et le yang comme l'actif au passif, cela n'a de sens sexuel que métaphorique. Ce qui est vrai, c'est qu'il faudrait préserver ce qui relève de la culture du dominé par rapport à une culture du dominant (des winners). Sinon, un dépassement du phallocentrisme ne peut signifier autre chose que sortir des stéréotypes, pas en créer de nouveaux puisque le phallus, chez Lacan, n'est que le signifiant du désir de l'autre et donc de la signification elle-même, signifiant qui n'a pas de signifié ou plutôt qui n'est jamais qu'un leurre à la place d'un manque. Le phallus, on peut l'avoir ou l'être, sous le mode masculin ou féminin, ce n'est pas le monopole d'un sexe, tout au plus dans le symbole qui le range certes un peu trop du côté masculin (mais c'est traditionnel, dans la comédie au moins).

Un des problèmes principaux du féminisme, c'est de vouloir évacuer non seulement le biologique et la maternité mais même la question du désir et de la séduction qui complique un peu les choses. Le couple moderne, supposé mariage d'amour, n'est plus entièrement réductible à une association économique, comme le mariage bourgeois, mais pas plus égalitaire pour autant : il y en a presque toujours un qui aime plus que l'autre et c'est loin d'être toujours une partie de plaisir. Les positions ne sont pas symétriques malgré toutes les déclarations inverses (les couples égalitaires étant les moins durables). Il n'y a pas d'assurance-amour disait Lacan car ce serait aussi bien une assurance-haine. Que la sauvagerie du désir ait besoin d'être domestiquée est ce que nous a enseigné l'amour courtois dont procède la galanterie qui n'est pas forcément la stratégie perverse de domination que certaines croient devoir combattre, à revendiquer une impossible indifférence, mais plutôt la politesse du désir.

Les manières galantes sont aussi un marqueur de classe et tomberont certainement en désuétude avec l'égalité sociale mais valent tout de même mieux qu'une culture du viol (qui peut exister, dans la guerre notamment). Il n'y a rien de plus révulsant que les violences faites aux femmes, violées, prostituées, tuées (à la naissance souvent), crimes commis incontestablement de par leur sexe. La condition féminine est marquée par ce risque du viol et celui de tomber enceinte. Ce n'est pas que le risque de viol épargne les (jeunes) hommes (je peux en témoigner) mais quand même beaucoup moins et sans les mêmes conséquences. Des lois répressives sont nécessaires pour l'empêcher mais sans pouvoir rêver éliminer complètement ce qui relève de la nature. Il ne peut y avoir disparition de la condition féminine, seulement sa transformation matérielle qui l'égalise avec la condition masculine, devenue elle aussi beaucoup plus incertaine.

- L'ennemi de classe

Est-ce que cela suffit pour faire des hommes et des femmes des classes sociales antagonistes ? Des féministes s'affirment effectivement comme conscience d'une classe dominée mais il est quand même étrange de voir des femmes prolétaires s'acoquiner avec des grandes bourgeoises qui défendent plutôt le droit à l'inégalité (à occuper des postes de direction) et non pas à partager des tâches ménagères laissées aux femmes de ménage ! La domination est relative et ce n'est pas parce que les rôles sociaux sont sexués, y compris la place dans la production et la division du travail, que cela suffit à constituer une classe partageant les mêmes intérêts (sauf à parler des femmes du quartier, du village ou de l'usine, ce qui est tout autre chose). En fait, la seule façon d'unir une population disparate (femmes), c'est de l'opposer à une autre (hommes), tout comme on ne peut unir une nation que dans la guerre (ou le sport) contre une autre nation.

Que ces signifiants (hommes, femmes) recouvrent une différence biologique ne suffit pas pour autant à en fixer des contours toujours un peu flous dans le vivant dont les caractéristiques suivent souvent une courbe de Gauss, variant selon les individus et n'ayant de signification que statistique. Cela ne suffit pas à donner corps à des abstractions et pouvoir désigner les coupables, condamnés pour ce qu'ils sont, pas ce qu'ils auraient fait. La biologie n'est pas la norme mais ce n'est certainement pas une raison pour nier les différences sexuelles et prétendre que nous serions tous pareils alors que nous sommes plutôt tous si différents ! Refuser la norme ne peut signifier se conformer à une nouvelle uniformité et une contre-norme imposée, ni renoncer à jouer avec les représentations sexuelles et les codes de la sexualité.

S'il est normal de mettre en cause des individus précis lorsqu'on subit leur harcèlement ou qu'ils constituent l'obstacle à l'expression ou la promotion des femmes, c'est selon la même logique qu'on peut en accuser tous les hommes comme on peut faire des juifs une classe sociale, assimilée aux super riches même quand ils sont pauvres ! Il est bien compréhensible que les femmes puissent avoir peur des hommes mais la tendance à reporter toute la culpabilité sur l'autre est certainement la plus détestable, celle du bouc émissaire et du racisme, pratiquée avec candeur par la frange la plus agressive du féminisme, confirmant que ce sont des manières de penser très ancrées en nous (au point qu'on peut dire que tout le monde est plus ou moins raciste à la base - tous les peuples se sont définis comme les vrais hommes par rapport aux autres - de même qu'on juge les gens à la mine quand on ne les connaît pas, préjugés - de race ou de genre - qui sont en général dépassés rapidement mais qu'il faut prendre en compte au lieu de les dénier).

"Les hommes, en tant que groupe extorquent du temps, de l’argent et du travail aux femmes, grâce à de multiples mécanismes, et c’est dans cette mesure qu’ils constituent une classe. La situation actuelle des femmes dans tous les pays occidentaux est que la majorité d’entre elles cohabitent avec un homme – avec un membre de la classe antagoniste – et c’est dans cette cohabitation qu’une grande partie de l’exploitation patriarcale est réalisée". Christine Delphy

Voilà de quoi regonfler les troupes et revenir à la maison pour rétablir la justice en accablant son compagnon qui pourtant, comme dominant peut faire parfois bien piètre figure. Cette fois le couple se résume à la cohabitation avec l'ennemi de classe, ce qui est, on l'admettra, une conception un peu courte même si elle a sa pertinence. A ce compte, fuyons ! Pour ma part il ne fait aucun doute que je préfère nettement être seul et ne rien avoir à négocier en permanence dans cette guéguerre stupide où les positions ne sont pas aussi franches qu'on le prétend, prises dans d'autres enjeux plus ou moins tordus de la relation.

Le déséquilibre du travail domestique est patent mais ce n'est pas une raison pour faire comme si dans la division sexuelle des tâches, les hommes n'avaient rien à assurer. Parlera-t-on pour le bricolage par exemple de travail extorqué ? Que les femmes puissent, elles aussi, bricoler désormais n'est pas en question, ni que cela ne représente pas la même charge de travail en général (cela dépend, certains y passent tout leur temps mais moi, je n'assure pas du tout de ce côté!). Les hommes aussi peuvent se tuer au travail, ils ne font pas que se faire servir. On dira que c'est plus valorisé que le travail domestique mais, justement, ce qui a changé, c'est que les femmes travaillent aussi à l'extérieur désormais, justifiant plus d'égalité. Ce qui est en question, c'est le caractère unilatéral de la présentation d'un problème bien réel pourtant mais qui se règlera grâce aux évolutions matérielles plus que par de vaines récriminations et une "lutte des classes" au sein du couple (devenu le lieu où se joue le sort du monde) !

- La cause des femmes aussi

Pour un certain nombre d'hommes, il est quand même peu crédible de se considérer comme exploitant sa femme, lui extorquant un travail non payé, quand on se fait engueuler toute la journée et qu'on ne lui demande rien ! Il ne s'agit pas de nier que le partage soit inégal et devrait être rééquilibré. Le problème, c'est que ce n'est pas si facile car souvent pour "partager" les tâches ménagères, il faudrait les faire quand madame le veut et selon ses propres critères, autant dire aux ordres. Le partage des tâches se fait à l'usure, en fonction des exigences de chacun (cf. Jean-Claude Kaufmann). Si les femmes endossent ce travail non rémunéré, c'est qu'elles se sentent en général plus concernés par leur intérieur et notamment par rapport aux autres femmes qui pourraient y pénétrer. Lorsque la machine à laver et autres robots ménagers ont largement réduit la charge de travail domestique, en améliorant nettement la productivité, curieusement cela n'a pas libéré tellement de temps pour des femmes dont les standards de propreté étaient devenus plus élevés (y consacrant à peu près la même durée qu'avant). Même le travail domestique n'est pas une quantité fixe, objective, engageant au contraire des normes sociales qui évoluent avec le temps mais impliquent les femmes qui en perpétuent le devoir alors que les hommes peuvent majoritairement se satisfaire d'un plus grand désordre quand ils sont célibataires (le cas inverse peut se produire bien sûr mais plus rarement).

Difficile de déterminer d'où viennent ces différences culturelles entre les sexes où se mêlent biologie, petite enfance, représentations sociales ou partage des rôles (dans un couple homosexuel) mais, elles sont bien intériorisées et significatives statistiquement, de même que les femmes désirent plus souvent des enfants que les hommes par exemple. On ne peut nier que les femmes participent activement à la division sexuelle et ne font pas que la subir (ce qui est la grande différence avec le racisme et qui empêche d'assimiler celui-ci à la domination masculine) !

On le voit bien avec l'histoire du voile. Il serait bien sûr facile d'accuser les hommes d'obliger les femmes musulmanes à se voiler par instinct de possession mais ce n'est pas toujours le cas, loin de là. C'est même assez souvent un choix des femmes elles-mêmes. On pourra toujours dire qu'elles participent à leur aliénation mais, c'est un fait, tout comme on ne peut nier que beaucoup de religieuses ont pris le voile volontairement en faisant voeux d'obéissance et de soumission.

Plus généralement, comme on l'a vu par exemple avec les femmes siciliennes, ce sont les mères qui perpétuent la hiérarchie des sexes et le patriarcat en élevant leurs garçons pour en faire des mâles dominants (le rabaissement des autres femmes est souvent fonction de l'amour de la mère). A contrario, on peut citer les "virgjeresha" albanaises qui sont élevées comme des hommes lorsqu'il en manque, et en partagent toutes les attributions, afin de perpétuer un ordre social au-delà du fait biologique. Ce n'est pas seulement une faiblesse de la gent féminine, un arrangement avec une domination imposée mais bien une participation active au maintien du patriarcat et de la division des rôles. Il serait absurde de ne pas voir que la transmission culturelle passe essentiellement par les femmes et que, d'ailleurs, le plus souvent le vote des femmes est réactionnaire, allant à l'église, aux politiques autoritaires, aux fascistes, etc.

Il faut ajouter que toutes les filles ne sont pas insensibles aux séductions masculines et à l'amour du maître, loin de là, au moins dans le jeu de rôle de l'acte sexuel et par rapport aux hommes politiques. Même les féministes les plus virulentes d'après-68 se sont retrouvées avec des leaders gauchistes, plus qu'avec de gentils garçons, préférant se frotter à forte partie. La faiblesse des hommes provoque trop souvent le mépris de leur compagne (qui ont d'ailleurs tendance, avec le temps, à vouloir "s'approprier le phallus" en dénigrant ce qu'elles ont admiré avant). Prétendre qu'il n'y aurait pas participation pleine et entière des femmes dans le maintien de ces stéréotypes n'est donc absolument pas tenable.

Nous ne sommes pas libres de nos croyances, ne faisant que reprendre le sens commun des médias ou les modes du moment, y compris les discours les plus radicaux - plus déterminés que déterminants. L'idéologie n'est guère qu'une rationalisation des situations vécues, d'une réalité matérielle qui seule compte vraiment et n'est imputable à personne (ni à une essence masculine, ni à une essence féminine) sinon à l'organisation sociale, au système économique et à une culture commune qui s'imposent toujours après-coup, dans leur effet productif. Si la faute n'est pas imputée entièrement à l'autre sexe ni à la biologie, il faut bien admettre qu'elle est partagée par tous. La participation des dominé(e)s à leur domination est un fait troublant mais massif et qu'on ne peut faire semblant d'ignorer.

La cause n'est donc pas ici tel ou tel individu ou sexe, car tout le monde est partie prenante, les femmes comme les hommes avec toutes les variations entre l'adhésion totale et la transgression des valeurs du groupe. Les hommes aussi sont soumis à des stéréotypes masculins qui peuvent être aussi bien pesants que parfaitement assumés, de même qu'une grande partie des femmes s'accommode assez bien de leur féminité. On peut jouer avec les normes sexuelles même si elles peuvent aussi devenir insupportables, problème plus général du rapport aux normes (au langage).

Il n'y a aucun doute sur la nécessité d'abolir une hiérarchie obsolète et d'ouvrir tous les possibles aux femmes, conformément aux mutations en cours. Cela ne doit pas aller jusqu'à dénier des inégalités qu'on ne peut guère corriger, notamment les inégalités de force physique ou même d'impulsivité (variable selon les individus et bien sûr cela n'empêche pas des femmes d'être violentes). Il y a un dangereux basculement quand on abandonne l'adaptation à une réalité qui a changé pour passer à la négation d'une réalité, largement biologique, qui, elle, n'a pas changé et ne concerne pas que les inégalités entre les sexes, loin de là.

On ne pourra donc supprimer toutes les inégalités ni toutes les violences familiales, la plupart des crimes se faisant en famille. C'est là qu'il faudrait prendre conscience des limites du volontarisme, de notre pouvoir sur le monde. Or, ce qui est le plus problématique avec le féminisme, c'est bien la croyance au pouvoir de la loi et de l'interdiction (cela a commencé avec la prohibition de l'alcool de triste mémoire), la volonté de changer les hommes par contrainte !

- Pour un féminisme matérialiste

S'il n'y a rien de plus compréhensible que le ressentiment contre les hommes et contre l'ancienne culture patriarcale qui les empêche d'accéder à la si nouvelle égalité des sexes, ce ressentiment féministe ne peut mener à rien qu'à brouiller la vue et reculer l'adhésion des hommes, qui en sont tout autant partie prenante, à une nouvelle culture partagée. Le féminisme peut constituer un discours paranoïaque d'interprétation du monde d'une logique implacable comme toutes les folies et qui ne voit plus ce qui se passe à répéter inlassablement la même ritournelle (nuit où toutes les vaches sont noires). Ce genre de clé universelle rejoint le complotisme et autres explications simplistes (monétarisme, etc.) ne prenant pas en compte l'infrastructure matérielle et la totalité sociale auxquelles on substitue une volonté mauvaise.

Pour être effectif, un féminisme matérialiste doit plutôt prendre les choses du côté du droit et des moyens de production que des représentations. Il ne peut s'agir de nourrir un moralisme implacable ni d'être obligé de se convertir à la nouvelle idéologie, vieille tentation de vouloir changer les hommes, objectif illusoire de tous les totalitarismes, religions ou sagesses. Il s'agit plutôt de donner les bases matérielles à un changement des mentalités, dissoudre les anciennes divisions sexuelles dans les faits - pas toutes et pour sans doute en inventer de nouvelles - en espérant que les représentations suivent, avec trop de lenteur pourra-ton estimer mais au rythme naturel d'un changement de paradigme qui respecte la diversité des opinions et ne s'illusionne pas sur notre niveau de bêtise.

Toutes les dérives du féminisme témoignent de la constitution d'une idéologie à partir d'un état de fait, des changements déjà effectifs de l'infrastructure matérielle. Répétons qu'il ne peut rien y avoir là contre le véritable féminisme, celui qui change le monde, mais seulement contre ses versions extrémistes et moralisatrices niant toute participation féminine ou biologique et faisant des hommes d'éternels coupables (équivalent du gauchisme et de l'écologisme). Il ne faut y voir rien non plus contre les études de genre qui sont au contraire essentielles et passionnantes pour comprendre la construction des identités sexuelles et l'intériorisation de la culture, les inégalités subies et la condition féminine en général (des mères célibataires en particulier), mais sans rejeter pour autant les études biologiques des différences sexuelles ni en rester à des explications simplistes et un constructivisme arbitraire, ni diaboliser l'autre sexe enfin. Au contraire, et tout comme les femmes soutenaient le patriarcat, des hommes soutiennent l'égalité des sexes dans le monde moderne, heureusement et c'est sur quoi il faut s'appuyer. La libération de la femme se fera avec les hommes, pourvu que cela ne signifie pas transformer son petit ami en ennemi. Surtout, il ne faut pas oublier que c'est le réel qu'il faut changer pour changer les esprits, pas le contraire...

Ce texte est la suite de "Matérialisme et idéologie", le féminisme n'étant qu'une illustration de la dialectique entre infrastructure et superstructure.

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