Le sujet de la science

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science-religionLa plupart des "intellectuels" de notre temps, y compris ceux qui se veulent les plus subversifs, ne sont que des moralistes et des idéologues qui produisent une littérature édifiante sans aucune portée et qui semble destinée plutôt à nous raconter ce qu'on veut entendre - ce qui les met du côté des religions. Cette réaction "humaniste" peut, en effet, être caractérisée comme une religion du sujet exaltant sa liberté contre les sciences et techniques qui en dénoncent au contraire les illusions, notamment politiques. C'est cette opposition du sujet à la science comme du volontarisme au déterminisme qui prend la place des grandes idéologies du siècle dernier, témoignage de la difficulté à intégrer les avancées des sciences et les bouleversements de technologies qui nous transforment au point de mettre en question notre humanité même (la mise en question de notre être devient une question très concrète).

C'est donc parce qu'elle serait menacée par les sciences et techniques qu'on va chercher à donner un contenu positif à une humanité qu'on reconnaît même aux fous et aux pires criminels, qui ne sont effectivement traités ni en animaux, ni en robots. Malheureusement, sans le support de la religion, il n'est pas si facile de démarquer l'un de l'autre par une qualité véritablement universelle, jusque dans les états les plus pathologiques (comateux par exemple). A la place, on ne fait souvent que surévaluer grossièrement la subjectivité, la parole, l'intelligence, la culture.

Sans avoir rien à renier de nos déterminismes ni des sciences, il est possible pourtant de sauvegarder une place éminente au sujet qui l'oppose radicalement aux simples objets mais aussi aux autres animaux (il ne s'agit pas de vitalisme). Ce sujet de la science est cependant dépouillé de tout narcissisme. En son universalité, ce n'est pas une identité ni une essence mais uniquement une "position de sujet", dissymétrie qu'on retrouve dans la position du citoyen par rapport aux pouvoirs, ce qui est sa dimension politique. Toute tentative de définir ce sujet de la science que nous sommes par quelque particularité ne peut qu'échouer en menant à la négation (plus ou moins violente) d'une partie de notre humanité mais aussi à la crainte de la perdre soi-même, alors qu'un sujet, cela résiste à tout comme on le voit notamment avec le sujet de la folie.

Tout matérialisme est menacé de scientisme et de réductionnisme, ce qui revient en général à confondre différentes temporalités et différents niveaux de réalité, nier leurs lois propres (lois de l'esprit et du coeur). Le matérialisme dialectique a constitué un pas décisif en y introduisant un sujet actif, en tant que pratique matérielle et projet subjectif. Le statut de ce sujet reste cependant incertain puisque ce n'est pas lui qui est "déterminant en dernière instance" mais, très explicitement pour Marx, l'évolution économique et technique. Contrairement à sa version romantique, ce n'est donc pas la subjectivité qui se réalise dans l'action historique, ce n'est pas ce qui était voulu qui est obtenu au niveau politique mais le résultat d'un rapport de force (lutte des classes) et de l'évolution du système économique.

Pour Hegel aussi, les hommes ne savent pas ce qu'ils font : c'est la "ruse de la raison" qui fait servir leurs intérêts particuliers à la cause de l'universel. "Il résulte des actions des hommes en général encore autre chose que ce qu'ils projettent et atteignent, que ce qu'ils savent et veulent immédiatement". Seuls des idéologues, mais aucun philosophe, peuvent prétendre le contraire. Il faut vraiment s'aveugler pour ne pas l'admettre mais Hegel donnait une place trop grande à l'Esprit comme simple conscience de soi alors que c'est l'extériorité qui modèle l'intériorité. Les contraintes matérielles ont un rôle prépondérant dans l'écologie du milieu, la constitution des corps et même la complexification cognitive, ce qui réduit encore l'importance du sujet (la Physique aurait été la même sans Einstein ou Newton).

Si le matérialisme historique constitue bien l'horizon indépassable de notre temps, c'est au sens d'une prise en compte des déterminations matérielles et sociales, en premier lieu l'évolution des techniques et des systèmes de production, à l'opposé de l'idéalisme constructiviste des marxistes (entre autres). Ultime conséquence du darwinisme, c'est-à-dire de la sélection par le résultat, ce "procès sans sujet" achève d'expulser l'Homme du rôle qu'il se donne d'acteur de l'histoire, d'une auto-création du travailleur bien trop idéaliste alors que ce n'est qu'une dialectique d'adaptation à l'extériorité, guidée par une information imparfaite et validée après-coup (par essais/erreurs).

Plus précisément, ethnologie, sociologie, économie, psychologie, sondages, ramènent l'acteur à ses multiples déterminations, bien moins libre qu'il ne le pense de ses gestes, de ses paroles et de ses convictions qui changent selon les époques et les milieux (on n'a pas le même discours en famille, au bureau, à l'église, etc.). Pour s'imaginer diriger sa vie, il faut simplement croire naïvement à ce qu'on dit, sans s'interroger sur ce qui nous le fait dire. N'importe quel militant politique croit dur comme fer agir par lui-même et être dans le vrai mais les communistes sincères ont découvert qu'ils ont été trompés, n'étaient que les fils de leur temps et se sont battus pour des faussaires et des dictateurs corrompus. Non seulement notre rationalité est limitée mais ce qu'on croyait n'existait pas, ce qu'on nous disait était faux. Ce n'est pas juste une lutte du bien contre le mal, on n'est vraiment pas des dieux façonnant le monde et notre conscience n'est pas si différente de la conscience animale, hélas !

Ce n'est donc pas sans raisons qu'on peut accuser les sciences de nihilisme. Il est un fait que les sciences nous brossent rarement dans le sens du poil et nous dévaluent plutôt. Tout ce que nous apprennent la biologie, l'étude du cerveau et toutes les sciences humaines ne rehausse assurément pas nos prétentions. Depuis Copernic, les révolutions scientifiques ne nous sont guère favorables, nous expulsant du centre du monde à chaque fois, atteinte répétée à notre narcissisme de Darwin à Freud ou aux neurosciences même si on n'y croit pas vraiment, qu'on s'y refuse même obstinément, manifestation d'une véritable dissonance cognitive. Il est toujours aussi difficile d'assumer notre animalité dont seul le langage nous sort mais pour nous soumettre à ses propres lois, ses interdits, ses mythes.

Aussi bien les libéraux que les religieux mais tout autant les progressistes, révolutionnaires ou marginaux, trouvent cela intolérable. L'existence d'opinions divergentes parmi les scientifiques leur permet de faire comme si toutes ces déterminations n'existaient pas et qu'il suffisait de faire appel aux bons sentiments. Il n'y a pourtant pas d'abrogation des sciences humaines à attendre qui nous permettrait de réduire à néant ces connaissances accumulées. Plus les neurosciences progressent, même si elles sont encore assez frustres, et moins il est facile de les ignorer, d'ignorer la matérialité de l'esprit qui se manifeste massivement avec le numérique (mais qui était déjà la matérialité du langage et de l'écrit, exigeant un matérialisme dualiste entre signifiant et signifié, l'esprit et le corps, culture et nature, sujet et objet). Les Big Data, surtout, en objectivant de plus en plus nos déterminations en temps réel, en nous les mettant sous le nez, nous obligeront bien à les reconnaître et vivre avec...

L'entrée dans l'ère de l'information peut d'un certain côté flatter notre intellectualité mais elle nous dépouille aussi un peu plus de la sacralité de l'esprit alors que l'accélération technologique affiche de façon ostentatoire à quel point nous sommes les sujets de la technique bien plus que ses auteurs. Pas besoin de technolâtres béats pour cela, auquel aucun technophobe n'y fera rien non plus. La résistance à l'évolution fait elle-même partie intégrante de l'évolution qui continue inexorablement son chemin. C'est ce monde là dans lequel nous sommes jetés et que nous regardons les yeux écarquillés, dans la crainte de l'avenir et l'urgence du quotidien.

Les sciences nous réduisant à nos déterminismes, semblent bien nous rejeter du côté d'un certain fatalisme et de la raison cynique ou d'un spinozisme un peu débile. Faire de l'acteur un sujet purement passif serait pourtant renier son statut de sujet. Il ne faudrait pas que la subjectivité disparaisse complètement dans son objectivation, pas plus que notre part de liberté et de responsabilité dans nos choix, en dépit de tous nos déterminismes, notamment quand on ne sait pas quoi faire (Norbert Elias identifie d'ailleurs la liberté à la multiplicité des contraintes entre lesquelles il faut arbitrer). L'appel au sujet est toujours un appel à sa liberté, son caractère actif contre sa passivité, à devenir cause et non plus seulement effet - du moins dans son rayon d'action - appel à sa dignité de partenaire et d'interlocuteur, enfin, engagés dans un objectif (un monde) commun.

Il est significatif que la résistance à la normalisation, qu'on qualifie un peu rapidement de néolibérale, soit venue particulièrement de la psychanalyse et de la psychiatrie lorsqu'on a voulu soumettre leurs pratiques à des critères objectifs d'évaluation dont la pertinence est plus que douteuse. Les psychiatres qui refusent leur fonction de police sont certainement très minoritaires et on pourrait les accuser de servir d'alibis (en occupant le rôle du bon flic) mais leur position est révélatrice du fait que le sujet de la folie est le plus pur, peut-on dire, dans sa distinction de la conscience, de la raison et de la sociabilité. Au lieu de prendre le fou comme objet en considérant la cause de la folie comme familiale, sociale, organique ou hormonale, l'antipsychiatre veut entrer en relation avec le sujet, s'attacher à sa singularité et son témoignage, à son histoire intime qui l'a mené là, à sa possibilité d'en faire un récit enfin, ce qui constituerait la vérité du délire dont il prétend se faire l'interprète et non pas simple agent anonyme d'une technique de soin. Il n'est pas aussi évident qu'on le suppose de nos jours qu'on ait tellement besoin de se confier à un psychiatre ou psychologue, que ce soit une demande du fou lui-même, de son supposé besoin de reconnaissance (et qu'on entende sa parole) au lieu de s'en tenir à fournir un service et soulager sa souffrance ou son agitation par quelque moyen plus expéditif (où restituer au fou son statut de sujet serait d'en faire son propre prescripteur). Il semble que ce soit plutôt une sorte de sacerdoce du psychiatre qui en fait un enjeu spirituel (ou politique), devoir de refuser de réduire le fou au silence par quelque médicament. Ce traitement compréhensif par la parole n'est pas dénué d'efficacité dans certains cas mais incontestablement dépassé sur ce plan par les traitements chimiques - d'où la réticence à l'évaluation mais aussi l'interrogation que cela peut susciter sur le désir du psychiatre. Le sujet, pour lui, ne se confond en tout cas ni avec la biologie, ni avec la raison mais il garde une dimension morale explicite. Pinel appelait d'ailleurs "traitement moral" cette tentative de s'adresser à ce sujet originel et supposé rester indemne (on disait "la partie saine du moi" dont se moquait Lacan). Dans cette perspective, répondre par un produit est bien considéré comme un véritable péché contre l'esprit, réification qui serait un refus d'entendre ce que le sujet de la folie aurait à nous dire. Plus généralement, la faute originelle des sciences biologiques et humaines serait de prendre le sujet comme objet à réduire la personne à son cerveau, ses gènes, son genre, ses déterminations sociales ou de classe, etc.

Comment ne pas approuver de si bonnes intentions et le refus de notre réduction à des stéréotypes comme à l'homme neuro-économique ? Le problème, c'est que, sur cette pente, on va facilement à la dénégation de toutes nos déterminations, à l'exception de celles du sens ("tout est langage"), dans une vision devenue théologique du sujet. Il ne s'agit pas cependant d'une ex-sistence hors du monde. Contrairement à l'être-là, un sujet est inséré socialement et dans un discours, il a une identité, une position sociale et un roman personnel qui lui donnent consistance, épaisseur. C'est d'ailleurs parce que chaque sujet a un nom, une identité à soi (bien que changeante) qu'il n'y a pas d'identité du sujet en soi. En tout cas, ce qui est visé par cette antipsychiatrie psychanalytique, c'est bien le sujet de l'énonciation et non un vitalisme animal ou une simple empathie émotionnelle. Cependant, un chimpanzé qui parlerait serait notre semblable comme d'hypothétiques extraterrestres, des machines même peut-être un jour, qui sait ?, avec des psychiatres pour soigner les vagues à l'âme de robots autonomes ? Si c'est plus qu'improbable en l'état actuel, il ne semble pas que ce soit une impossibilité de principe. Que cela dérange nos représentations (nos cosmologies) ne change rien à nos rapports humains effectifs qu'il n'y a pas lieu d'idéaliser.

Les rapports de sujet à sujet ne valent pas mieux que les rapports marchands lorsqu'ils sont de domination ou de dépendance, de même que la ville anonyme ne manque pas de séductions par rapport aux mesquineries des petits villages et leur pesante surveillance. Le sujet y survit. L'idée (kantienne) qu'il faudrait prendre l'autre comme fin et non comme moyen pour sauver notre humanité menacée par la rationalité instrumentale n'est pas aussi absolue qu'elle paraît à première vue. Utiliser les autres comme moyens, on ne fait que cela dans l'action ou la production, ce qui n'empêche pas les amitiés sincères et les relations authentiques, ni de faire preuve d'humanité dans les rapports de travail. Quoiqu'il en pense, utiliser son psychiatre comme simple fournisseur n'affecte en rien les autres rapports humains ! Des psychanalystes comme Judith Miller vont jusqu'à prophétiser la disparition des artistes et créateurs (surévaluant cette fois de façon délirante une création divinisée) ! En fait, ce qui doit attirer notre attention au-delà de ces fausses évidences, c'est cette façon de présenter un sujet si fragile et qui pourrait donc se perdre, comme aspiré vers son néant alors qu'on admet qu'il résiste même à la folie !

Restituer au fou son statut de sujet, lui reconnaître un sens comme réponse du réel, dénonciation de la folie du monde, symptôme de situations intolérables ou de rapports névrotiques, peut mener à des exagérations et servir un peu trop facilement d'alibi mais comporte l'avantage de réintégrer le "mauvais sujet" et l'expression du négatif dans notre monde commun, position incontestablement progressiste cette fois. Sauf qu'il y a encore un glissement au devoir-être qui doit être interrogé, ainsi que la focalisation sur le caractère perturbateur ou transgressif du sujet, voire de son imprévisibilité opposée à toute programmation rationnelle, ce qui est un peu court quand même.

Plus justement, on peut revendiquer pour un sujet d’excéder toute assignation à une place et une certaine opacité, y compris à lui-même, inconscient qui garde à chacun son mystère et une non-coïncidence à soi (pas-tout) comme condition de la rencontre et du dialogue. Cependant, là encore, on peut y voir une façon de désamorcer la division du sujet à laquelle la psychanalyse se confronte et dont on ferait plus difficilement l'éloge. Si le psychiatre reste du côté du pouvoir et de la normalisation, quoiqu'il dise, le psychanalyste est lui dans une toute autre position de (ne pas) répondre à la demande et n'a pas tellement de raisons de tomber dans l'optimisme antipsychiatrique d'un récit reconstitué, d'un sens de l'existence retrouvé et d'un sujet idéalisé (même dans son côté tragique). La psychiatrie progressiste est sans doute condamnée à en rester à une idéologie de la psychanalyse assez éloignée de la pratique psychanalytique elle-même, ou du moins ce qu'elle devrait être, plus déconstructive que reconstructrice.

Évidemment, le résultat auquel on arrive est on ne peut plus fâcheux, effaçant la figure de l'homme "comme à la limite de la mer un visage de sable". Drôle d'idée, pensera-t-on, qu'une telle philosophie sans consolation, et de vouloir chercher ainsi une vérité qui ne peut qu'être déceptive, nous faire tomber de haut. Mais peut-on vraiment choisir ses croyances et que serait un homme s'il vivait dans le mensonge ? Certains vous diront que c'est le cas de tout le monde, mais c'est à condition de ne pas le savoir, de se le cacher, le refouler car qui supporterait qu'on n'apporte plus crédit à sa parole ? La caractéristique du menteur, c'est que lui connaît la vérité, et qu'elle n'est pas belle, qu'elle n'est pas avouable. Raison pour laquelle on invente mille façons de l'oublier, de renoncer à la raison, de s'interdire d'y penser, sans pouvoir effacer la culpabilité de ne pas y parvenir...

Les religions sont incontestablement un besoin quasi universel de l'être parlant, besoin de sens et de supposer une intention derrière les choses et les événements, besoin d'un interlocuteur à qui adresser nos prières et de soutenir notre narcissisme, promettre la justice, donner sens à notre mort enfin, inscrite dans une généalogie mythique, un grand récit, une histoire sainte. Par quelque bout qu'on les prenne, les sciences ne peuvent cependant que démentir ces croyances naïves, ce qui se traduit inévitablement par une perte de sens, un plus ou moins complet désenchantement du monde malgré la tentative d'en faire de nouveaux grands récits merveilleux dont nous serions les héros. De quoi préférer se fier à n'importe quel gourou plutôt que d'être ainsi condamnés à une errance sans fin. Pour la plupart vivre est bien malgré tout perdre ses illusions et sortir des anciennes croyances, par où l'histoire progresse quoiqu'on dise, même si ce n'est pas forcément pour nous plaire.

Impossible pourtant de réduire le sujet à rien, un numéro, un simple épiphénomène, impossible de tomber dans un relativisme intégral, impossible de sortir des discours. On est bien obligé de prendre en compte à la fois ce qui lie le sujet à la vérité et ce qu'elle a d'intolérable pour reconstruire une image plausible de notre existence singulière aussi bien que collective. Le sujet de la science se trouve donc écartelé entre le besoin de donner sens à son existence et l'exigence de vérité, le travail du scepticisme qui empêche la philosophie d'être une sagesse, le contraire d'une psychothérapie à nous déstabiliser dans nos fondements et nos complaisances avec nous-mêmes.

La question se pose de comment fonder à partir de là une solidarité, une politique ? Peut-on se passer pour cela d'une religion du sujet ? Si nous ne sommes pas fils de Dieu, si l'étincelle de l'esprit qui nous hante n'est pas d'essence surnaturelle, quelle valeur nous reste-t-il ? Il faudrait à la fois reconnaître à chacun une dignité absolue, le respect qui lui est dû, sans avoir à exagérer son importance ni flatter son narcissisme. Ce n'est pas impossible puisque le blues par exemple le réalise parfaitement sans avoir à le fonder métaphysiquement (tout comme une musique rythmée suffit à justifier la vie sans avoir besoin de mots). Sortir de la religion, c'est d'abord sortir de notre idéalisation, de notre supposée parcelle divine, pour fonder notre fraternité sur nos faiblesses, notre inhabileté fatale, notre incomplétude, notre inadéquation à l'universel plus que nos vertus morales supposées ou les pauvres clichés du winner. On préfère malgré tout en général célébrer les héros et le dépassement de soi, pour déplorer après-coup la vanité des objectifs poursuivis... Ce n'est pas le cas de l'antipsychiatrie qu'on pourrait rejoindre dans l'identification du sujet au manque et au ratage, pas dans sa valorisation faisant trop facilement d'un mal un bien. Reste qu'il y a en tout homme un principe d'insuffisance, comme le disait Bataille, et que c'est cela même qui fait notre valeur les uns pour les autres. C'est le désir de l'autre qui nous fait vivre, le désir de reconnaissance qui est un désir de désir, pas juste un processus biologique anonyme mais un manque exprimé qui nous rapproche et spécifie notre être-au-monde.

La seule façon de se sortir de questions métaphysiques mal posées et des prétentions théologiques, c'est d'en revenir au monde social et humain (ni biologique, ni technique, ni divin), monde habité par les autres qui lui donnent (non-)sens et avec qui nous devons vivre, politiquement, pour ne pas subir passivement le cours des choses mais s'organiser pour résister à l'entropie autant que faire se peut. Pour cela, pas besoin de supposer une liberté inconditionnée et souveraine ni une clairvoyance absolue, il faut juste se concentrer sur notre horizon limité, ce qu'on peut faire pratiquement, constituant notre actualité, chacun agissant à son propre niveau. Nos pensées nous portent bien au-delà de notre petite existence, livrés à l'imagination la plus débridée et aux grandes questions insolubles, véritable royaume de la liberté où chacun peut se prendre pour le maître du monde, mais plus on réduit la focale, plus ce qu'il faut faire s'impose (au soldat dans la guerre, au salarié dans l'entreprise, au joueur dans le match, ce qu'on peut appeler des "routines" comme Nelson et Winter). Nous n'avons pas la liberté de changer le passé, pas plus que de dessiner l'avenir, seulement de faire ce qu'il y a à faire pour améliorer les choses, profiter des occasions, éviter le pire. Interchangeables sans doute au regard de l'évolution mais pas dans nos relations personnelles.

La question du sujet est éminemment politique puisque c'est celle de la liberté et du rapport à l'autre, voire de la définition du citoyen opposé à la position d'administré. La conception républicaine du citoyen ne fait pas acception des personnes, de la race ni de la classe, prétendant n'avoir affaire qu'à des sujets sans qualités, un universel abstrait auquel sera imputé tout ce qu'il est devenu, tout ce qu'il a fait, sans égard pour ses déterminismes sociaux (circonstances atténuantes que l'avocat opposera pourtant au procureur pour déresponsabiliser l'accusé). Comment faire cohabiter ce sujet abstrait et souverain avec les sciences sociales ? Quel rôle politique reste-il au sujet dans ce monde de la science ? Il semble bien que ce soit uniquement d'accélérer ou retarder les adaptations nécessaires, guère plus. Ce n'est pas rien, au moins dans le court terme, même si cela dépend cette fois de sa propre situation, de sa génération, de sa classe, des mobilisations collectives. Le fait que l'individu n'ait guère d'effet sur le cours du monde n'empêche pas que son action soit en permanence sollicitée contre ses dérives plus ou moins locales. Vivre n'est certes pas se laisser faire et il y a toujours pluralité de choix, diversité de stratégies et incertitudes sur l'avenir entre lesquelles il faut trancher (plus que nous n'en décidons). Rien n'est joué d'avance dans notre apprentissage historique et nous ne sommes pas voués à la passivité, l'indifférence, la brutalité, l'irresponsabilité, seulement à juger au résultat, piloter à vue et tenir compte des faits, corriger le tir quand il est encore temps.

Il n'est pas question de céder pour autant au darwinisme social, transformant un fait en droit - et même en devoir ! Aussi bien Hayek que Spencer font la même erreur de vouloir ignorer la sélection au long de l'histoire d'Etats, d'entreprises (hiérarchiques), d'organismes et d'organisations régulées, pour tomber dans un (dé)constructivisme absolu, celui d'un totalitarisme de marché au nom de la critique du constructivisme étatique ! Leur idéologie évolutionniste aboutirait à détruire tous les organismes pour ne plus avoir que des bactéries en compétition ! Une partie de nos valeurs comme l'empathie ont une origine biologique que nous n'avons pas à renier. Nous serons peut-être vaincus mais il semble plutôt que l'humanité de l'homme envers les plus faibles et les plus âgés ait été un facteur décisif de sa progression sur le long terme. Jamais la nature n'a privilégié l'individualisme sur le groupe comme on voudrait nous le faire croire, pas plus que le groupe n'a intérêt à brider l'autonomie de chacun qui est au contraire une production sociale. Notre action anti-darwinienne sur le court terme n'est absolument pas nouvelle et n'est pas du tout antinaturelle, encore moins antiscientifique, faisant partie de la sélection par le résultat mais sur de longues périodes (qui privilégient l'adaptabilité et la régulation sur une adaptation trop optimisée et inflexible). Nous ne sommes pas faits pour subir passivement et rester inactifs face aux événements ou informations reçues. Même si ce n'est pas nous qui décidons du résultat et que nous ne sommes pas des dieux, seulement des animaux politiques et des êtres parlants, c'est certainement dans ce sens anti-sélectif d'une réduction des inégalités (dont l'excès est défavorable à l'économie selon le FMI), d'une sécurité sociale et de droits universels qu'il faut agir (sinon il suffit de laisser faire, en effet).

Nul besoin de cautionner l'image qu'on se fait de soi, les récits qu'on se raconte, la comédie de l'authenticité pour faire de la personne la finalité de l'économie et de la société, soutenir l'autonomie de l'individu et le développement humain ou l'assistance mutuelle que l'ère de l'information exige, il suffit de prendre en compte les contraintes matérielles, les évolutions en cours, la soutenabilité des processus, leur capacité d'auto-entretenir leur dynamique et de se régler sur le résultat à l'opposé de tout volontarisme politique. Cet humanisme matérialiste a besoin de gagner les esprits pour faire masse et devenir force pratique mais n'a pas besoin de promettre une fin de l'histoire idyllique ni prétendre sauver une subjectivité imaginaire ou un lien mystique à l'autre qui doit être ramené à son caractère incertain et bien plus prosaïque de compagnon d'infortune si ce n'est de camarade de lutte. Est-ce que cela pourrait suffire à enthousiasmer les foules et laisser tomber leurs mythes archaïques ? Sûrement pas. On ne pourra compter là aussi que sur l'après-coup.

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