Après avoir beaucoup travaillé ces derniers temps à revenir à une forme de matérialisme historique rénové contre les illusions de la politique, les dangers du volontarisme, de l'extrémisme, de l'idéalisme et du moralisme, le temps est venu des travaux pratiques et de porter la critique sur les propositions qui se donnent comme alternatives, puisqu'il ne s'agit pas seulement de comprendre la transformation du monde mais bien d'essayer de le changer réellement pour mieux s'y adapter.
On ne parlera pas ici de tous ceux pour qui l'alternative se limite au retour du nationalisme, du protectionnisme, des nationalisations, à la sortie de l'Euro, au rejet des immigrés, à la fermeture des frontières pour pouvoir s'isoler du reste du monde et se retrouver "entre-nous" (fantasme d'Emmanuel Todd qui en connaît pourtant les disparités familiales et alors même que 50% des salariés travaillent pour des multinationales) ! Les interventions africaines actuelles nous rappellent comme cette Nation tant vantée avait une dimension coloniale, d'où viennent les immigrés d'aujourd'hui (comme les Pakistanais vont en Angleterre). La mondialisation nous l'avons faite les armes à la main. On ne parlera pas non plus de ceux qui rêvent de l'expropriation des capitalistes et de la collectivisation de l'économie comme au bon vieux temps. Tant qu'à faire, autant s'attaquer à ceux qui se présentent comme altermondialistes, et dont j'ai été le plus proche, en regardant ce qu'ils proposent comme "Petit manuel de la transition" pour toutes celles et ceux qui aimeraient mais doutent qu'un autre monde soit possible !
Beaucoup d'espoirs avaient été mis dans ATTAC à sa création mais il faut bien dire que l'essentiel de son intérêt, en dehors de la taxe Tobin elle-même, venait de René Passet plus que de son organisation en réseau comme on le croyait à l'époque. On l'a bien vu lorsqu'il est parti, l'organisation dégénérant très vite, reprise en main par des marxistes plus ou moins orthodoxes. On m'avait demandé de participer à des discussions sur le revenu garanti opposé alors à la réduction du temps de travail mais je n'étais pas du tout dans la ligne de Michel Husson qui avait la haute main sur l'économie dans le "conseil scientifique" d'ATTAC : considérant que nos positions étaient trop éloignées pour donner lieu à une discussion constructive, il dissout donc tout simplement le groupe de réflexion ! Il est d'autant plus étonnant que malgré tous ces doctrinaires, cela aboutisse à des propositions si inconsistantes, pas vraiment alternatives et bien peu matérialistes, où, comme le dit Denis Clerc, "les auteurs confondent souvent envisageable et possible". On a donc plus un catalogue de bonnes intentions même si, pour se prouver le contraire, chaque chapitre comporte de très artificielles sections "c'est possible dès demain" (décret gouvernemental) et "nous pouvons le faire sans attendre" (actions militantes).
Il y a six grands thèmes :
1. Mettre au pas la finance.
2. Refuser la menace de la dette, l’austérité et la
compétitivité.
3. Engager la transition écologique.
4. Relocaliser !
5. Aller vers la justice sociale et l’égalité réelle.
6. En finir avec l’oligarchie, étendre et approfondir la
démocratie.
1. Mettre au pas la finance.
C'est l'objet même d'ATTAC et le sujet sur lequel ils sont le plus légitimes puisque cette taxe Tobin sur laquelle l'association s'est fondée va commencer à être appliquée. Cela montre qu'il n'est pas inutile de défendre des idées justes mais devrait aussi faire prendre conscience du temps qu'il faut pour accoucher de ce qui n'est encore qu'un premier pas très insuffisant.
Dire que la crise serait due à la finance me semble trop partiel et pour tout dire faux si l'on se réfère aux cycles de Kondratieff, reproduisant les mêmes mécanismes que ceux de 1929. Il n'en reste pas moins qu'on est dans une phase où la finance doit être de nouveau régulée après les excès de la dérégulation. Là-dessus on peut faire plein de recommandations raisonnables (comme l'interdiction des paris sur les prix défendue par Paul Jorion) mais on devrait savoir qu'il ne suffit pas de bonnes raisons, surtout au niveau international où l'on n'avance que forcé par les faits devant des risques systémiques mettant tout le monde d'accord dans l'urgence. Faire croire que notre militantisme pourrait accélérer les choses sur ce point me semble tromper les gens et qu'on ferait mieux de se concentrer sur ce qui empêche de prendre des décisions indispensables, prendre en compte les rapports de force au lieu d'en faire une question morale de cupidité ou de complicité des élites "soumises aux marchés", voire de simple croyance à "ces divinités colériques", au lieu de chercher des coupables enfin (avec d'incroyables "tribunaux pour fauteurs de crise" prétendument humoristiques) pour ce qui relève d'un fonctionnement global. Evidemment, ce serait plus facile s'il suffisait de faire tomber quelques têtes et rien d'autre à changer. De toutes façons, ces régulations financières n'ont rien de révolutionnaires, ne faisant que stabiliser le système, ce qui les imposera plus que nos maigres protestations. Sinon, je suis bien d'accord sur ce qu'il faudrait faire si on était les maîtres du monde (taxer les transactions financières, éradiquer les paradis fiscaux, interdire la titrisation et la spéculation sur les produits agricoles, démanteler le banques systémiques, séparer banques de dépôts et banques d'affaires, créer des banques publiques finançant les Etats et même des monnaies locales) ! La question est de savoir comment imposer ces mesures en reconnaissant d'abord tout ce qui s'y oppose (et qui n'est pas simplement moral).
2. Refuser la menace de la dette, l’austérité et la compétitivité.
Cette fois, les coupables sont le néolibéralisme, l'Euro et l'Allemagne qui imposent leur volonté à toute l'Europe, on ne sait comment sinon par la dette publique qui "dépossède les peuples de leur souveraineté". L'histoire se résumerait à des patrons qui se gavent en pressurisant le petit peuple, comme au Moyen-Âge. Il faudrait se demander quels patrons grecs profitent du désastre de leur économie, ils ne doivent pas être si nombreux, mais c'est une explication qui a l'avantage de la simplicité et d'être facilement comprise...
Je suis bien d'accord, comme tout le monde, que l'austérité est une connerie ne faisant qu'augmenter la dette, qu'on ne peut tondre un oeuf et qu'on a toujours dans l'histoire annulé des dettes irremboursables mais cela ne veut pas dire que ce soit facile à faire pour autant, il faut là aussi que ce soit imposé par l'urgence. Pour revenir aux cycles de Kondratieff, la solution la plus durable est d'entrer dans un nouveau cycle d'inflation (maîtrisée autant que faire se peut) érodant mécaniquement les dettes. Par contre l'idée d'un audit de la dette me semble assez irréaliste. Appeler à un big bang fiscal l'est encore plus. On y est avec la remise à plat de toute la fiscalité mais ce n'est pas ce qui va créer de nouvelles ressources, ce n'est pas comme si on avait un montant faible de prélèvement alors qu'on est proche des records mondiaux. La marge de manoeuvre est quasi nulle et prétendre le contraire, c'est juste dire n'importe quoi. Il faut bien sûr peser autant qu'on peut sur un retour aux impositions plus progressives de l'après-guerre mais il n'est pas sûr qu'on puisse se passer de guerre pour obtenir de tels taux. C'est certainement un sujet qui dépend des mobilisations et constitue le coeur de la démocratie depuis Solon, le partage entre les riches et les pauvres, mais quand on part de si haut, il ne faut pas croire au Père Noël, le difficile sera surtout de ne pas trop perdre, plutôt sur la défensive (sauf à passer à un big bang social en repensant les protections sociales autour d'un revenu garanti). Actuellement, quel est le potentiel de mobilisations de masse pour l'augmentation des impôts, sérieusement ? En tout cas, on peut bien parler de révolution fiscale, je ne m'attends à rien de révolutionnaire sur ce plan. Passons sur le fait de vouloir baisser la TVA, ce qui est une connerie dans un marché mondialisé et qu'il vaudrait mieux compenser par une augmentation du pouvoir d'achat par un autre biais (monnaies locales, revenu de base). Quant à la lutte contre l'évasion fiscale qui est aussi un dada d'Halimi, c'est sans doute plus facile à dire qu'à faire.
Pour l'Euro, la question me semble relativement simple puisqu'il s'agit de savoir si l'Allemagne veut bien restituer aux autres pays européens la richesse que l'Europe lui apporte, sinon l'Allemagne devrait sortir de l'Euro mais elle ne le fera pas et ne pourra s'y décider, aux yeux de ses concitoyens, que lorsque cela créera des tensions extrêmes. C'est de renoncer à se faire la guerre qui oblige à s'entendre mais jusque là chacun tente de prendre le dessus sur l'autre et le dominant ne cède pas facilement sur sa position de force. Je suis bien d'accord comme presque tout le monde là aussi qu'il faudrait changer les statuts de la BCE, changer les traités européens mais il faut bien reconnaître que cela dépend assez peu de nous. Il est louable de ne pas tomber dans la xénophobie et le nationalisme anti-européen, mais on ne peut surestimer ainsi notre pouvoir de changer l'Europe à court terme au moins. La construction de mobilisations sociales européennes est une nécessité, pas encore une réalité, hélas.
3. Engager la transition écologique.
Il est assez désespérant de croire pouvoir opposer à la liste des menaces que le productivisme fait peser sur la planète la dénonciation de "l'imaginaire consumériste", "véhiculé par les mass media aux ordres" et qui serait juste un "conditionnement mental". Ce prêchi-prêcha de nantis est assez insupportable et surtout complètement inefficient. C'est le système de production qu'il faut changer, pas notre imaginaire ni un désir normalisé, ni un homme nouveau moralement correct et bien rééduqué. La conséquence assez effrayante de cette manipulation mentale supposée, c'est de vouloir s'approprier les médias et remplacer la publicité par la propagande (l'expression du vrai peuple). Moi, je serais pour l'interdiction de la publicité au nom du fait qu'il s'agit presque toujours de publicité trompeuse en plus d'être polluante mais je ne vois pas une chance qu'on y arrive pour l'instant dans cette société de la communication.
Je suis, bien sûr, pour l'extension des biens communs et de la gratuité (défendus aussi par Halimi) mais les voies pour y arriver ne sont pas si évidentes et il faudrait surtout bien distinguer ressources matérielles, services publics et numérique, seul ce dernier étant par nature gratuit (sa reproductibilité obligeant à de lourdes procédures pour échapper à cette gratuité numérique). En fait, leur truc, c'est la gratuité d'un minimum de base, pour l'eau, le gaz, l'électricité, et un tarif progressif au-delà, ce qui n'est pas si simple (les plus pauvres sont les moins bien isolés qui consomment le plus en chauffage). L'isolation pour tous est une bien meilleure idée (créant pas mal d'emplois) ainsi que le développement des énergies renouvelables et de l'agriculture bio (quoi qu'il vaudrait mieux promouvoir une agroécologie sans doute). Il n'y a rien là d'audacieux.
4. Relocaliser !
On peut trouver douteux de vouloir nier la concurrence avec les pays les plus peuplés qui ne serait due qu'aux délocalisations ! Vouloir rééquilibrer nos rapports avec le reste du monde, c'est tout simplement perdre notre ancienne position dominante. Je ne crois pas qu'on s'en tirera par une taxe kilométrique progressive, nouvelle sorte de droits de douanes, mais par une réorganisation de la production et des circuits marchands (si on ne crée pas de nouvelles filières, on ne fait que détruire l'existant).
A la fin, on cite AMAP, SEL et monnaies complémentaires, mais sans vision d'ensemble, laissant ces initiatives locales à leur côté anecdotique sans voir que la relocalisation implique des actions locales, une reconstruction par le bas avec une logique cohérente entre production, revenu, échange. C'est aussi à ce niveau local seulement qu'il peut y avoir un renouveau démocratique. Le vide de la réflexion et des proprositions frappe sur ce sujet.
5. Aller vers la justice sociale et l’égalité réelle.
Sur les droits sociaux qui seraient menacés par le méchant néolibéralisme qui nous veut décidément du mal et sert d'alibi commode pour des causalités plus matérielles et moins faciles à balayer de la main, ce n'est guère mieux. On aimerait bien effectivement augmenter les retraites et baisser l'âge de la retraite ("Les retraites permettront aux retraité(e)es de mener une vie longue, digne, libérée du joug salarial, en s'adonnant librement à leurs activités") ! La RTT me semble avoir atteint son seuil et représenter une impasse, appliquée indistinctement à tous les métiers, à l'ère d'un travail immatériel qui ne se mesure plus par le temps. Quand même, apparaît là aussi nominalement la seule revendication nouvelle et réellement progressiste du revenu garanti mais il faut voir comme ils ont dû tourner cela, manifestant surtout leur embarras sur la question :
Un débat existe dans le mouvement social et dans Attac, concernant la proposition d'un revenu garanti inconditionnel destiné à assurer l'autonomie de chacun(e). Mais la nécessité d'un revenu garanti décent ne fait pas débat.
On pourrait s'en satisfaire, sauf qu'on évacue plutôt ainsi la radicalité d'une telle proposition pour se rabattre en fait sur des revendications plus conservatrices (et illusoires) comme l'interdiction des licenciements et des délocalisations, la réindustrialisation ou bien une "sécurité sociale professionnelle" voulant fonder la garantie du revenu sur le diplôme (on est bien en France), un peu comme dans les conventions collectives d'après-guerre mais bien peu adaptée aux nouvelles conditions de production.
6. En finir avec l’oligarchie, étendre et approfondir la démocratie.
Mais sans attendre que nos élus le décident, nous pouvons organiser nous-mêmes des votations citoyennes, des conventions de citoyens, des assemblées populaires dans les quartiers et les lieux de travail, pour débattre ensemble de nos affaires et décider d'actions collectives.
Ce chapitre témoigne d'une conception bien naïve de la démocratie, comme si l'expérience historique ne comptait pas et qu'il suffisait d'appeler à des assemblées citoyennes comme on le fait sans arrêt au moins depuis Mai68. J'aime bien rappeler que, ce que Robert Michels appelait "la loi d'airain de l'oligarchie" s'appliquait d'abord aux partis politiques eux-mêmes et que je sache, il ne semble pas qu'ATTAC pratique "la rotation des responsabilités" trustées toujours par les mêmes.
Les revendications là non plus ne brillent pas spécialement par leur originalité que ce soit l'interdiction du cumul des mandats, la parité, le droit de vote des résidents étrangers ou le référendum d'initiative citoyenne, qu'il faut certes soutenir mais qui ne sont pas aussi miraculeuses qu'on l'imagine. On fait comme si ces progrès démocratiques allaient tout changer et inverser les rapports de force, comme si la majorité était constituée de gauchistes ou de militants d'ATTAC, ce qui est loin d'être le cas, ayant plus de chance de déboucher sur des positions xénophobes que de modifier quoi que ce soit à des processus économiques et matériels sur lesquels la "volonté populaire" n'a pas tant de prise qu'on voudrait s'en persuader (il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas). Il est aussi ridicule de trop attendre d'une cogestion des entreprises avec les syndicats, ce qui ne concerne de toutes façons que de grandes entreprises dont la plupart sont des multinationales.
Là encore, en passant, on ne peut dire que les coopératives ne soient pas citées mais sans leur donner aucune portée. Pour la convention européenne, on y arrivera sans doute un jour mais ce ne sera pas non plus la révolution. La seule véritable démocratie est la démocratie de face à face comme disait Bookchin, et donc la démocratie locale vidée la plupart du temps de sa substance, hélas. C'est seulement à ce niveau que cela peut donner "la possibilité de choix alternatifs d'organisation sociale" dès lors que l'étatisation n'est plus de mode. Aux niveaux supérieurs, jusqu'à l'ONU, la démocratie n'est plus qu'un régime de la discussion publique régie par des procédures formelles de votes majoritaires, peut-être le pire des systèmes à l'exclusion de tous les autres mais certainement pas la mythologie républicaine (et guerrière) de la volonté générale éclairée d'un peuple uni et solidaire.
On ne peut dire que cette petite brochure ait rempli son rôle de manuel de transition ni levé le doute sur le fait qu'un autre monde soit possible, tout au contraire témoignant de l'absence d'alternative et de vieux discours qui tournent à vide avec seulement en arrière plan, à peine audible derrière les mégaphones, les nouvelles idées émergentes comme le revenu garanti, qui insistent malgré tout sous toutes sortes de formes plus ou moins irréalistes (comme pour Halimi, la version de Friot d'un salaire universel ou le revenu de base pour le manifeste convivialiste qui reprend lui aussi les monnaies locales mais pas Halimi). On comprend qu'on mette tous ses espoirs dans une sorte de miracle, une catastrophe ou un soulèvement salvateur, car ce ne sont pas ces petits programmes concurrents qui peuvent nous promettre des jours meilleurs. Si on n'arrive pas à s'entendre sur une alternative, elle n'a aucune chance de voir le jour et de convaincre la terre entière de nous suivre mais on est consterné de voir comme en politique on se paie de mots et qu'on se croit l'expression unanime quand on ne représente que soi. En tout cas l'état de nos forces et la panne de la pensée de gauche depuis tant de temps n'ont rien de réjouissant. Il faudrait au moins en prendre acte.
Au lieu de se prendre pour les maîtres du monde et prétendre pouvoir le changer par la force de notre foi et de notre indignation, on ne peut sans doute qu'essayer tout au plus de construire un altermonde en son sein, localement, une alternative qui se construit par le bas avec des coopératives municipales et des monnaies locales et non pas dans l'imagination de quelques militants. Cet ancrage dans le local était d'ailleurs le fondement de l'altermondialisme et de son opposition à la mondialisation marchande.
Ce n'est pas ce petit opuscule, où je ne crois pas qu'on parle du numérique une seule fois, qui peut nous convaincre qu'il y aurait d'autres solutions à portée de main et qui tienne compte de la nouvelle donne depuis notre entrée dans l'ère de l'information qui commence à peine mais bouleverse déjà complètement nos vies et le travail aussi. Il y aurait plutôt de quoi désespérer. On attend à la fois plus d'audace dans les propositions et plus de réalisme dans leur mise en oeuvre.
Je vais poursuivre cette exploration des alternatives proposées avec le livre "Vivement 2050! Programme pour une économie soutenable et désirable".
Les commentaires sont fermés.