La remise en cause de notre existence est à la fois la chose la plus banale et la plus embrouillée. Difficile d'en tirer les fils sans s'y perdre, marché florissant des sagesses, des religions comme du "développement personnel", sinon des philosophes médiatiques qui prétendent nous donner les clés du bonheur et nous apprendre à être nous-mêmes ! S'il y a tant de charlatans, c'est malgré tout que la question de l'exigence d'une "existence digne de ce nom" se pose et n'est pas de celles dont on se débarrasse si facilement même si elle n'a pas forcément de réponse (ou alors plusieurs).
Ce serait une erreur de réduire la philosophie à cette question de la vie bonne, comme beaucoup le font dans la confusion entre la passion de la vérité et le souci thérapeutique (ou les technologies du bien-être). Il n'empêche que la question se pose à laquelle tous les philosophes sont confrontés, s'empressant d'y répondre en général par le plaisir de la connaissance et de la contemplation ainsi que par le mépris des autres plaisirs, trop éphémères et bestiaux à leur goût - avec le souci, au nom du gouvernement de soi et de l'auto-nomie, du détachement des passions et de nous délivrer du singulier par l'universel, autant dire nous délivrer du souci de l'existence, tout au plus nous apprendre à mourir (consolation de la philosophie). De ne pas situer la vérité hors de la vie ni la réduire aux plaisirs du corps, l'existentialisme introduit une toute autre exigence d'intensité, de créativité, de prise de risque qui est sans aucun doute sa part d'irrationalisme mais peut-être pas aussi fou qu'un rationalisme qui se croirait dépourvu de contradictions (alors qu'il en vit) et resterait insensible au vécu individuel. Pour Sartre, l'existentialisme est un humanisme, ce que récusera Heidegger, mais c'est incontestablement pour l'un comme pour l'autre, une nouvelle éthique plus qu'une ontologie, dans le rapport à soi-même au lieu d'une morale du rapport à l'autre et sa liberté (comme l'avait cru Gorz). Mon récent retour sur les premiers cours de Heidegger m'a semblé en tout cas l'occasion de se confronter à cette exigence de vérité dans l'existence qui nous met face à notre liberté et à nos choix.
On peut aborder la question de la vie bonne de mille façons, par les petits plaisirs de la vie, ceux qui sont le plus liés à l'environnement matériel et social, ou par les grands plaisirs de l'amour, de l'ambition, du jeu, de l'histoire, de la religion, des arts ou des sciences. On peut viser les jouissances les plus immédiates et transgressives ou la satisfaction de l'oeuvre accomplie, du parcours d'une vie, du récit qu'on peut en faire. Dimensions qui se mêlent et dominent tour à tour. Il semble cependant que, même à changer facilement d'avis, la plupart des gens ont une opinion bien tranchée sur ce que doit être une bonne vie, quitte à nous imposer d'en suivre la norme, que ce soit une vie "naturelle" (repli sur la famille, retour à la terre, hygiénisme), la réussite sociale (gloire et richesse) ou bien, au contraire, le dévouement aux autres si ce n'est au socialisme ou à une quelconque religion. Il y en a aussi, depuis toujours, qui défendent une vie ascétique ou une "simplicité volontaire", mais ils sont beaucoup plus minoritaires. "Choisir une philosophie" ne veut dire la plupart du temps rien d'autre que choisir une de ces orientations en l'opposant aux autres. Chaque sorte de vie a incontestablement ses bons côtés qui peuvent se succéder mais s'excluent mutuellement la plupart du temps, ne se totalisant pas dans un bien suprême platonicien (ce que montre Aristote au début de son Ethique), ce qui n'est pas une raison pour se priver de leur diversité au service d'une voie unique dès lors que tout bien ne peut que rester partiel.
Le socialisme avait tenté d'aborder rationnellement l'organisation de la vie sociale et de la production, supposés assurer le bonheur du plus grand nombre dans une logique intégralement utilitariste. On a vu comme le rêve s'est mué en cauchemar, confisqué par une bureaucratie, mais aussi ce que le projet lui-même pouvait avoir d'inhumain à limiter ainsi le champ des possibles. Il se pourrait que certains rechignent à ces chemins tout tracés, ce qu'on appelait des psychopathes en URSS refusant cette normalisation sociale et trouvant un peu trop insipide la soupe servie. On peut même dire que c'était une insulte à notre humanité et notre part de folie vitale - bien que ceux qui l'ont dénoncée, l'aient fait souvent au nom d'un idéal religieux, il faut bien l'avouer (la guerre au communisme était habillée en guerre contre l'athéisme). Pour autant, ce n'est guère mieux du côté capitaliste valorisant exclusivement la réussite individuelle et financière, à condition de suivre les bonnes filières et ne pas avoir trop de morale. Le psychopathe ici, c'est le pauvre, l'assisté, celui qui ne rentre pas dans la compétition. On peut vouloir pourtant une vie de passion au lieu d'entrer dans la carrière, on peut vouloir croquer la vie à pleines dents ou vivre en poète, en aventurier. Il faut certes en avoir les moyens - ne pas être obligé de se vendre - mais si la liberté et la faculté de se créer soi-même caractérisent bien notre humanité (l'existence précédant l'essence) comme le soutenait déjà Pic de la Mirandole, impossible de nous réduire à nos besoins qu'ils soient biologiques, psychiques ou sociaux (et dont une prétendue écosophie devrait assurer l'équilibre). Si l'existence, c'est la liberté, il n'est pas si facile de savoir qu'en faire.
N'étant pas des plantes, il ne suffit pas pour s'épanouir de cultiver nos talents plus ou moins innés, nos potentialités déjà là et données à notre naissance par quelques fées bienfaisantes. Il est nécessaire d'opposer à ces contes pour enfant la négativité de l'esprit qui dit non dans une histoire en construction. "Ainsi l’esprit s’oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu’il doit vaincre ; l’évolution, calme production dans la nature, constitue pour l’esprit une lutte dure, infinie contre lui-même" (Hegel). S'il y a bien une pluralité des fins légitimes, c'est surtout que l'enjeu de l'existence va au-delà du service des biens et des plaisirs du corps, ou même des relations humaines. Ce sont effectivement les autres qui nous font vivre, nous sommes tissé de liens personnels, mais ce n'est pas pour cela qu'il faudrait simplement retrouver les relations humaines derrière le fétichisme de la marchandise, comme si les relations humaines étaient si satisfaisantes, comme s'il suffisait de remplacer la compétition par la coopération ou l'égoïsme par l'altruisme alors qu'il y va plutôt de la vérité et du désir (vérité du désir, désir de vérité), jusqu'à vouloir, "posséder la vérité dans une âme et dans un corps", comme disait Rimbaud.
L'existence n'est pas facile à saisir dans sa pluralité, sa singularité, sa liberté mais il n'y a pas seulement notre inadéquation à l'universel, il y a aussi l'inadéquation du récit à la vie réelle qui aplatit tout et peut nous aveugler sur nous-mêmes. Le langage narratif nous plonge en effet dans deux grandes sources d'illusions : donner existence à des mots et nous faire croire aux histoires qu'on raconte, point de vue extérieur n'ayant qu'un mince rapport avec le vécu en première personne et la confrontation à la durée effective. On en vient à croire au personnage qu'on est censé incarner, à y tenir plus que la vie même. Notre expérience existentielle effective est pourtant plus fragile, indécise, exploratrice et superposant des temporalités multiples qui peuvent être reconstruites après-coup de toutes sortes de façons (notamment sur la face triomphante ou celle des humiliations). Il a été montré par exemple que l'humeur variait dans une journée et ne correspondait pas forcément à l'impression générale (de même que les Français peuvent être heureux individuellement et malheureux collectivement). On suit plusieurs fils, pris dans différents discours et processus collectifs avec une certaine constance mais aussi des ruptures et une pluralité d'identités bien affirmées. Le sens se superpose au réel qu'il unifie à chaque fois en dépit de ses contradictions qui en font pourtant toute la dynamique et pour tout dire le caractère vivant.
Impossible de sortir du langage et de ses injonctions mais prendre conscience de l'illusion narrative devrait permettre de comprendre qu'il ne s'agit pas tant de se réaliser ni même d'atteindre ses objectifs que de vivre, tenir dans la durée et réagir aux événements, pris dans l'actualité qui n'est pas aliénation de notre part d'éternité mais l'existence même dans son incarnation temporelle (son avoir-lieu). Dénoncer l'idéalisme des mots et l'anachronisme du récit n'est pas se soustraire pour autant à tout devoir-être ni à la question de ce qu'on doit exiger de soi et de la vie. La vérité vient au langage par la narration qui peut être mensongère. L'expérience de la mauvaise foi qui en découle est à l'origine de l'aspiration à une existence authentique, constituant une extension de l'exigence de vérité à l'existence elle-même, de même que l'exigence de justice est une extension de l'exigence de vérité au social. Vérité du savoir, authenticité de l'être et justice sociale seraient donc constitutives de l'être parlant et de sa responsabilité envers ses interlocuteurs.
Que peut vouloir dire une vie authentiquement vécue ? Les réponses varient beaucoup dans ce qui définit l'aliénation dont il faudrait se délivrer, le faux qu'il faudrait remplacer par le vrai. Chez Hegel, l'aliénation dans l'objet ou dans le droit n'est qu'un moment de la dialectique historique. Pour Marx, c'est l'exploitation qui dépouille le travailleur du fruit de son travail. Dans la lecture de Lukàcs du fétichisme de la marchandise, l'aliénation devient réification, consistant à réduire les processus à des choses inertes sur lesquelles nous ne pouvons pas agir et qui dissimulent les rapports sociaux derrière des rapports entre choses. L'aliénation, c'est donc la passivité qui ravale le sujet au statut de chose. A la même époque Heidegger verra dans l'affairement pratique, dans la fausse sécurité et le besoin de certitude ce qui constituerait la non-vérité de notre vie quotidienne avec sa rationalité instrumentale, avant même de mettre en cause le monstre froid de la technique. La vraie vie, ce serait l'angoisse de la mort, l'inquiétude, le risque, l'incertitude, la décision enfin qui engage l'être. Il faudrait se défaire pour cela de tous les discours pour revenir aux choses mêmes, dans une confrontation directe à l'altérité du monde, avec ce que l'existence peut avoir de réel et qui ne soit pas déjà vécue, recouverte de préjugés et de sens commun. On sait comme ce souci de l'originaire a pu mener au massacre. Bien qu'un certain nombre d'écologistes se réclament de Heidegger, on est quand même loin de l'imaginaire écolo d'une vie naturelle supposée harmonieuse (comme si la nature n'était pas si souvent cruelle ni ne dévastait régulièrement les récoltes et le travail des hommes) mais pour les technophobes aussi les foules aliénées ont perdu toute humanité ne méritant à peine de vivre. Il faut s'en persuader, aussi étonnant cela puisse paraître : l'authenticité, c'est l'extermination.
S'il y en avait qui prétendaient "savoir vivre" et vivre eux-mêmes une vie authentique, dans la vie quotidienne, ce sont bien les Situationnistes, en faisant une exigence politique bien que du côté de la transgression cette fois et de la résistance aux pouvoirs. Le nom de situationniste revendique en effet un constructivisme actif qui s'oppose à la passivité d'une authenticité "naturelle" comme la poésie peut s'opposer au réalisme le plus prosaïque. Il faut dire que la lecture de l'Internationale Situationniste donnait bien la pêche à nous persuader qu'on pouvait décider de sa vie sinon du monde lui-même, mais ce qui a fait la valeur de l'expérience, c'est surtout l'intransigeance de Debord qui a mené son souci de vérité jusqu'à la dissolution et sa solitude finale. S'il n'a pas reconnu sa propre impasse, on peut dire qu'il l'a démontrée en acte, faisant preuve de la sincérité de sa démarche et du progrès accompli d'en avoir éprouvé les contradictions malgré les évidences premières des avant-gardes artistiques qui se sont révélées puériles. Il faut dire que la comédie de l'authenticité a commencé avec les pro-situs apparus surtout après Mai68 et qui se sont multipliés extraordinairement depuis, simples petits frimeurs des milieux libertaires. Tout cela devait sombrer dans l'élitisme réactionnaire de l'Encyclopédie des nuisances cultivant la nostalgie d'un mode de vie aristocratique et raffiné qui troquera la dialectique hégélienne de Debord contre l'heideggerianisme au petit pied d'Anders. Rien de plus juste, à la base, que la critique de la séparation et du spectacle mais cela n'empêche pas que la vraie vie est absente. Il ne suffit pas de reconnaître à quel point on peut vivre dans l'illusion pour avoir accès à l'être lui-même, suprême illusion ! Ce n'est pas le "traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations" de Vaneigem qui aura fait le plus de mal dans sa grande naïveté mais il vaut mieux se méfier de ceux qui croient savoir vivre alors qu'on ne sait pas trop quoi faire souvent et qu'on peut toujours changer de vie (avoir des habitudes pour pouvoir en changer). On n'est pas obligé en tout cas de se donner en modèle et de jouer toujours le même rôle de jouisseur ou de révolutionnaire (Debord est devenu ridicule à la fin de sa vie à se prétendre encore révolutionnaire professionnel quand il ne l'était plus depuis longtemps. Ce n'est pas que le léopard meurt avec ses taches mais qu'il en reste un peu trop captif).
Leur critique de la vie quotidienne garde sa pertinence, de même que le fait de vouloir vivre en artiste ou en poète, ce qui est le modèle sous-jacent. Sauf que pour Debord comme pour Isou la notion d'oeuvre disparaît pour se réduire à l'artiste lui-même, un peu trop magnifié. Sauf que la vie d'artiste ne témoigne certainement pas d'un savoir vivre, souvent plutôt lamentable sur ce point, au contraire de ces petites élites intellectuelles en rupture familiale. Un artiste comme Brel fait preuve d'une bien plus grande authenticité à témoigner de son douloureux manque de savoir-vivre et de son dur travail sans rapport aucun avec l'expression naturelle de l'authenticité (ni un art qui serait fait par tous). La chanson est écrite avant d'être jouée sur scène, la comédie est manifeste, la vérité n'est pas celle de l'interprète, dont l'authenticité est ostensiblement feinte d'incarner sous son masque un autre personnage que lui-même. S'il y a une vérité de la chanson, elle est dans son texte (et sa rengaine) chaque fois répété, et non dans la présence vivante en sa spontanéité immédiate (ce qu'on pourrait dire de l'improvisation, que je pratique exclusivement, si elle n'était répétitive).
Heureusement d'ailleurs qu'il n'y a pas de savoir-vivre. Rien ne serait plus déprimant que de n'avoir plus rien à apprendre, plus rien à attendre de la vie (même si ce sont le plus souvent des déceptions, hélas), qu'appliquer toujours les mêmes recettes ou attitudes. Le pire n'est pas tant de rater son objectif que de ne plus en avoir, le plus terrible est de n'avoir envie de rien et sombrer dans l'ennui, cette "temporalité vide et insensée" (Pascal, 132) qui est une dimension essentielle de notre être au monde et qui gagne à mesure du recul de la nécessité au point qu'on peut effectivement penser que notre condition humaine consiste à passer de la souffrance à l'ennui ! L'expérience du chômage de masse indemnisé a permis de mesurer à quel point notre exigence première n'était pas la vacuité de l'otium mais bien plutôt d'être occupé, inséré dans la vie sociale et le monde humain, à défaut d'être assez passionné par quelque chose pour se projeter dans l'action historique avec une stratégie destinée à atteindre cet objectif. Comme le disait Aristote, le plaisir est dans l'activité plus que dans la satisfaction (aimer vaut mieux que d'être aimé). On peut trouver douteux les récentes valorisations de l'ennui contre le déferlement numérique, ennui censé nous mettre face à nous-même et nous rendre plus créatifs, ce qui est à voir. Ce que l'ennui dit de notre condition comme désir de désir est bien plus fondamental sur notre besoin d'affairement qui n'est pas aliénation en soi, même si toutes les occupations ne se valent pas et qu'il faudrait pouvoir choisir son travail - liberté suprême.
Le phénomène des pro-situs met en évidence comme la lutte contre l'aliénation peut devenir aliénante et la revendication d'authenticité mener à une totale hypocrisie. Avant de prendre au sérieux la question de notre liberté et de son devoir-être, il faudrait d'abord en déjouer les pièges qui sont ceux du désir et de l'identification. La véritable psychanalyse, loin du biologisme d'un Reich, permet de mesurer, en effet, à quel point le désir n'a rien de naturel, n'étant pas de l'ordre du besoin mais plutôt "désir de l'Autre" jusque dans son narcissisme. L'être n'est qu'un signifiant qui renvoie à son énonciation et l'aspiration à l'être, c'est-à-dire à un plus d'être, à un au-delà de soi-même, de l’existentialisme ou de toutes sortes de mystiques pourrait renvoyer à de simples rivalités (principalement masculines?). L'exigence d'intensité de l'existence relève en effet largement de ce que Lacan appelait le "plus-de-jouir", ou bien de la jalouissance, jouissance supposée de l'Autre qu'on cherche à s'approprier, identification au Maître ou au Phallus comme contrepartie d'un manque à être justement ou d'un rejet dans l'indignité. Ce qu'on prend pour le plus authentique est pris dans une opération de séduction, n'étant le plus souvent qu'un rôle que l'on incarne à se donner l'apparence de la liberté sous un grand conformisme effectif des codes (le conformisme transgressif de l'art moderne en est un exemple frappant). Contrairement à ce que l'on croit, le surmoi c'est ce qui ordonne la jouissance qu'il désigne par l'interdit et par l'identification à l'idéal du moi, en cela c'est bien le surmoi qui fait de l'existence un devoir-être et nous rend coupables de ne pas être à la hauteur de nos prétentions comme de nous laisser aller au sort commun.
Tous ces pièges qui nous égarent comme à loisir ne suppriment pas pour autant la question qui nous est posée par le langage, la conscience de soi et de notre liberté, question de nos choix de vie, si ce n'est du choix de la vie elle-même. Il est un fait qu'à ne pas trouver notre vie vivable, on peut toujours se suicider, conséquence première de la conscience de la mort. C'est ce que la modernité semble dénier, on se suicidait effectivement beaucoup plus dans les temps passés où ce n'était pas aussi mal vu d'échapper ainsi à l'indignité. Je suis très étonné d'entendre pas mal de gens dire n'avoir jamais pensé au suicide (même quelqu'un comme Léo Ferré). Preuve sans doute que Darwin avait raison et que la sélection naturelle élimine bien ceux qui ne sont pas assez heureux dans leur environnement (ainsi tous les animaux ne peuvent être domestiqués). Il n'est pas sûr pour autant qu'on puisse étendre ce principe sélectif aux êtres parlants conscients de toute la misère du monde et de la distance entre notre vie et ce qu'elle devrait être, entre la réalité et l'idéal (fut-il trompeur). Si la biologie intervient incontestablement sur l'humeur, notamment pour nous permettre d'oublier les mauvaises nouvelles, elle n'est normalement qu'une conséquence de la situation, de la représentation qu'on s'en fait, de la pensée donc. Un bonheur est une chance, une bonne surprise par définition momentanée, il y a un paradoxe a vouloir être heureux indépendamment des conditions, sorte d'addiction qui nous rend indifférents aux choses comme aux gens. Devant la mauvaise humeur et le malheur, on peut dire qu'il y a un choix éthique qui se présente, du moins quand la souffrance le permet, soit la voie thérapeutique qui est celle de la normalisation et d'une psychologie de la soumission (dans l'identification au maître), soit une philosophie de la liberté privilégiant la lucidité sur le bien-être, la vérité sur le biologique ou le social.
On avait vu qu'on peut déterminer un "sens de la vie" comme réactivité et inversion de l'entropie, de façon toute extérieure à partir de sa provenance biologique (information/néguentropie, langage/technique) mais il s'agit désormais de passer de l'anthropologie à l'existence en première personne. Il se peut bien que la vie ne soit pas faite pour nous faire plaisir, hélas, mais cela n'empêche pas de se poser la question de continuer à vivre, que ce soit au moment du plus grand bonheur aussi bien que dans le malheur le plus noir ou un profond ennui. Pourquoi vivre, en effet, et pourquoi se poser la question ? La rose n'a pas de pourquoi, elle n'a pas besoin de raisons de vivre alors que le sale gamin reproche à ses parents de l'avoir mis au monde sans le justifier par sa propre satisfaction (on retrouve cette idée d'avoir été "jeté" dans un monde qui n'est pas le nôtre). On n'a certainement pas la vie ni la société qu'on mérite et pas de raisons de vivre bien solides (toujours contestables) à part la vie elle-même et son improbable miracle qui ne veut pas retourner au néant. C'est une des raisons de la religion, non pas tant la crainte de la mort peut-être que le besoin de sens, que le monde transcendant ne nous soit plus si étranger et nous accueille. Voilà encore un cas où la passion de la vérité, de la bonne foi et d'une existence authentique mène au résultat inverse et l'existence la plus fausse qui soit. Les religions manifestent à quel point l'intime intériorise les discours extérieurs jusqu'à faire l'expérience la plus personnelle de ses figures mythiques. Il en est de même des idéologies du temps qui modèlent complètement nos représentations, de sorte que les raisons de vivre apparemment les plus individuelles changent avec les époques, relevant d'une situation historique plus que de valeurs qui nous seraient propres, les suicides eux-mêmes pouvant être corrélés à l'état de la société.
Il se pourrait donc que le sens de la vie et les raisons de vivre nous viennent des autres plus qu'on ne croit. L'altérité du monde, c'est d'abord les autres, leur désir, leur amour qui nous manque et nous fait souffrir. Le Réel, c'est quelqu'un ! Il ne s'agit pas d'idéaliser les rapports humains qui peuvent être aussi terribles que merveilleux mais la faiblesse de l'existentialisme réside bien dans le fait de ne pas voir comme le sujet se fonde dans l'Autre et sa reconnaissance, comme l'individu procède du collectif et parle en son nom. "La coexistence précède l’existence" dit très justement François Flahault. On existe pour un autre et la pensée va du collectif à l'individuel. C'est pourquoi, en dehors de l'amour, exister, c'est exister politiquement, ne pas être exclu de la communauté des hommes, ne pas "perdre la face". Or, politiquement, le problème d'une existence digne de ce nom se pose tout autrement, sur un mode pratique beaucoup plus assuré qui est celui des droits de l'homme et n'est pas pris dans les mêmes contradictions (il y en a d'autres). La notion de développement humain tel que définie par Amartya Sen comme développement des capacités d'autonomie donne la bonne orientation. Il s'agit à la fois de préserver nos conditions de vie, d'en réduire la précarité (par un revenu garanti), d'encourager une citoyenneté active et d'organiser l'harmonie sociale, la vie commune, en y faisant régner la justice autant que faire se peut. Rien là qui suffise à rendre bonne sa vie, sinon d'en donner les moyens. Il ne peut être question en effet d'imposer ses propres critères de ce que serait une vie équilibrée et conforme à l'idéologie dominante. Il ne faut pas confondre bonheur individuel et bonheur social. Le politique ne peut offrir que les moyens d'une réussite extérieure, ce qui ne veut pas dire que ce serait un signe de réussite intérieure.
Cette approche trop raisonnable ne suffit pas à ceux qui voudraient traiter la question de façon plus radicale et définitive, au service exclusif d'une seule des multiples finalités légitimes, par une prise de parti délibéré. Les bonnes intentions normatives au nom du bien public se caractérisent d'ordinaire par leur unilatéralité de sorte que le problème n'est pas de savoir comment réaliser l'utopie mais bien qu'elle ne soit pas du tout désirable malgré les apparences. Le plus effrayant, c'est que les utopies les plus rebelles au temps présent puissent être pourtant l'appel à la soumission totale à l'ordre idéal futur, réalisation supposée de la justice ou d'un ordre naturel. Le monde réel qui nous détermine plus que nous ne le déterminons ne se pliera jamais à nos quatre volontés et restera toujours traversé de contradictions.
La politique ne peut pas tout et notamment promettre le bonheur, ses moyens sont bien plus limités même s'ils sont décisifs pour une existence digne de ce nom qui doit être son objectif principal (l'individu autonome comme finalité collective). Il faut s'en persuader contre tous les démagogues, nous n'avons pas la main. Ni dans le domaine spirituel, ni dans le domaine matériel nous ne décidons d'une évolution dont nous sommes plutôt sujets. Il est tout aussi impossible de prévoir le prochain paradigme scientifique que de s'abstraire des modes intellectuelles ou de prendre conscience de ses points aveugles, tout comme il est impossible de se soustraire au progrès technique, aux mouvements de population, aux conséquences écologiques du développement économique... Ce qu'on appelle l'histoire de l'homme dépend de nombreuses évolutions sur lesquelles nous avons peu de prise. Dans son altérité et ses injustices, le monde dans lequel nous sommes nés nous parait bien étranger. Cela n'empêche pas qu'il s'humanise, fruit de la lutte et du travail des hommes. Cela n'empêche pas que ce soit notre monde, non pas tant de façon originaire que par une dialectique autopoïétique entre le monde et nous. Admettre ce monde comme celui où nous vivons, et qu'on n'en a pas de rechange, n'est pas prétendre qu'il n'y aurait pas une pluralité de mondes ou qu'un autre monde ne serait pas possible ni qu'on ne pourrait améliorer les choses sur de nombreux points. Pour cela il faut arriver à mobiliser, que ce soit pour la guerre ou la solidarité, ce qui dépend de phénomènes de masse et de rapports de force qui nous dépassent mais avec lesquels il faut bien composer.
Peut-on choisir sa vie ou bien vivre n'est-il pas plutôt découvrir étonné un avenir qui n'est pas écrit d'avance, un monde qui nous échappe ? Ce n'est peut-être pas si simple car, d'une part c'est le non-sens premier qui donne valeur à notre existence, à devoir l'inventer ou le soutenir, mais d'autre part le sens ne peut s'appuyer que sur le sens préexistant, les longs mouvements de l'histoire et les diverses déterminations matérielles ou sociales qui le rendent en partie prévisible. Autant il m'aurait été insupportable d'avoir un destin tout tracé d'avance, autant on peut dire que je suis devenu malgré tout à peu près celui que je voulais être, après un parcours assez erratique. En tout cas, la question d'une existence digne de ce nom est un question à laquelle on ne peut se passer de répondre en son propre nom, ce qui en change pas mal la portée, et, pour moi, il ne fait pas de doute que, même à le relativiser, je recherche bien malgré tout la vie la plus authentique au détriment de mes intérêts matériels, ce qui implique apparemment une certaine solitude. A la question de ce qu'il faut faire, je ne peux en aucun cas répondre autre chose que ce que je fais effectivement, alors même que je suis conscient que cela ne peut être généralisable. Un mode de vie doit-il être universalisable, comme le stipule la maxime kantienne ? Le mien ne l'est pas à l'évidence sur de nombreux plans et, pourtant, je ne peux en vouloir d'autre. Il se pourrait quand même que la vie solitaire soit notre avenir, favorisée par la vie moderne, et que le numérique change complètement ce qu'on ne peut plus appeler une vie d'ermite désormais, même à être si loin de tout. Non, ce qui est le moins universalisable, c'est plutôt cette injustifiable passion pour la vérité incompatible avec toute vie sociale (je ne parle même pas d'une carrière politique). Il est amusant de constater à quel point la préconisation la plus constante de la philosophie est absolument impraticable !
Il vaut certainement mieux une diversité des modes de vie plutôt qu'une trop grande uniformité mais dans ma conception de l'authenticité de l'existence, je m'écarte de la norme sur bien d'autres points (les drogues notamment). Le plus incompréhensible sans doute pour les autres, c'est cette étrange obstination à toujours prétendre ne rien savoir (même en musique) malgré une longue pratique qui fait qu'on peut m'attribuer les plus grandes compétences dans différents domaines, mais c'est que j'en connais trop les limites bien réelles, les erreurs passées, l'étendue de la connerie humaine et tout ce que j'ignore encore à vouloir couvrir un trop grand nombre de domaines (ou dont j'ai déjà perdu la mémoire). Cela ne m'empêche pas de réfuter fermement les fausses opinions de plus ignorants que moi mais pas jusqu'à leur faire la leçon, du moins jusqu'ici. Il y a sans doute quelque chose qui paraîtra encore plus pathologique et peu conforme en tout cas aux canons en vigueur, c'est de refuser systématiquement les positions de pouvoir et vouloir rester du côté de l'homme souffrant et dépourvu de tout, pas de la grande santé et de l'individu satisfait, du winner, de l'homme triomphant et dominateur, séduisant toutes les femmes. On peut y voir un héritage chrétien mais qui engage pour moi la vérité de l'homme et de sa condition (l'esclave est la vérité du maître). On peut considérer comme un péché que cela m'ait fait devenir tellement dépendant des autres pour survivre, ce que je déplore évidemment mais c'est le cas de beaucoup d'autres hélas. Pourquoi faire un choix si défavorable et contre-nature ? N'est-ce pas pousser le souci d'authenticité, si contestable comme on l'a vu, un peu trop loin au détriment de mon autonomie ? Ce n'est pas tant la fermeté d'une conviction cependant qu'une impossibilité totale de rentrer dans le jeu commercial notamment, ressenti comme une insupportable prostitution. L'obligation morale relève plus ici de l'inhibition (un peu comme le démon de Socrate) voire de la pulsion suicidaire plutôt que de se compromettre dans un rôle qui n'est pas le mien et me désidentifierait (ce qui pourrait être tout autant une raison d'en tenter l'épreuve). Il est incontestablement paradoxal de prétendre que vivre pleinement pourrait ne pas se résumer à l'abandon aux plaisirs des sens ni au culte d'une joie idiote ou de la "pensée positive" mais à la confrontation aux démentis du réel, à la négativité ; non pas à la jouissance du consommateur passif, mais aux risques de la pensée critique comme aux raisins amers de la désillusion. On ne pourra nier une certaine dignité d'oser regarder la vérité en face, qu'on peut trouver parfois un peu dure à porter mais dont le choix est plus forcé que libre me semble-t-il, notamment en fonction de nos capacités de résistance qui ne sont pas infinies et finiront bien un jour par craquer.
Je me garderais bien de parler là-dessus pour d'autres que moi, comme si j'avais des leçons à donner sur la vie qu'il faut mener. La vie idéale, c'est bien sûr pour moi celle que je me suis faite mais ne saurais dire si ma vie est vraiment bonne pour autant, ni qu'elle serait si désirable. Difficile à trancher car cela dépend des moments, avec parfois de grandes joies, parfois un profond désespoir. Ce qui est sûr, c'est que je ne voudrais pas en changer tant que mes forces et mes ressources le permettent, moins sûr que j'y trouverais toujours assez de désir de vivre (qui dépend tellement des autres) étant à la fois très heureux de faire ce que je fais, et de vivre où je vis, sans que cela m'empêche de tant manquer d'énergie et d'être trop souvent suicidaire, ce qui peut être mis sur le compte de la maladie et de la dégénérescence des corps même si les problèmes d'argent (bien peu reluisants), l'ambiance extérieure et l'impuissance politique y participent aussi à l'évidence.
Il ne suffit pas, en effet, de rêver de nature sauvage et d'expéditions lointaines pour des jeunes en pleine santé alors que la question d'une vie digne d'être vécue se pose avec acuité pour les malades, les handicapés, les vieux, sans parler des longues agonies. Les critères ne sont plus les mêmes tout-à-coup pour aménager des conditions pas trop indignes dans ce qui constitue une perte insupportable d'autonomie et de facultés. Le niveau de nos exigences baisse soudain radicalement. Ce qu'on trouvait insignifiant hier suffit désormais à nous passer le temps sinon à nous émerveiller, accroché à une vie qui s'en va - ou pas. A la première rémission se repose à nouveau comme un devoir-être insistant la question de ce qui serait assez excitant encore à mesure de ces forces retrouvées ? Ce qui vaudrait le coup d'être vécu à nouveau ou simplement la hâte de revenir dans l'agitation générale, replonger dans le bain familier du quotidien et de ses petits plaisirs. Notre existence n'est pas monolithique mais prise au moins entre trois pôles formant une sorte de triangle entre un désir actif et singulier (projet tourné vers le futur), une évolution passive et extérieure (héritage du passé), enfin l'état du corps et de l'esprit (présence au monde). Il ne peut y avoir de principe intemporel qui vaille dans ce qui dépend du contexte et d'une conjonction de causes toujours singulière.
On n'aura pas répondu dans cette longue méditation à la question de ce qui fait qu'une existence est digne d'être vécue car toute existence a sa dignité mais cela n'empêche pas qu'on peut y attenter malgré tout et que chacun reste juge pour lui-même de ce qu'il en exige comme de l'écart avec ses idéaux qu'il peut supporter. En dehors de la politique qui doit en assurer les conditions matérielles, prétendre donner un critère de la dignité, ce serait rejeter dans l'indignité toute une part de notre humanité. Même la recherche de la vérité ne saurait définir les hommes, tout au plus les philo-sophes (et encore!), ce qui ne serait qu'un tout petit nombre. Cela n'empêche pas que la question en reste posée à chacun dans son quotidien jusqu'à pouvoir changer complètement de vie, rien n'étant définitif tant qu'on n'est pas mort.
Les Grecs qui s'en souciaient tout autant, disaient qu'on ne pouvait juger d'une existence qu'à son terme, une fin tragique et trahie par les siens pouvant sembler annuler tous les honneurs passés et bienfaits précédents. Une autre façon de croire résoudre la question, c'est de vouloir juger d'une vie à ses fruits, à ses capacités de création et de transmission. Ne dit-on pas qu'il faudrait "avoir planté un arbre, fait un enfant, écrit un livre" pour participer pleinement à l'aventure humaine ? On voit cependant que ce sont des critères qui non seulement réduisent encore indûment le nombre d'élus mais se situent justement en dehors de l'existence, dans une objectivité, pour les autres, sinon pour Dieu, et non pas des critères internes à l'existence elle-même qui ne peut être bonne ou mauvaise dans sa globalité alors qu'elle connaît seulement de bons ou mauvais moments. Il n'y a pas de jugement dernier, nous détournant de notre existence dans sa quotidienneté, la figeant dans une figure immobile, sous un regard divin, et ne faisant que repousser à plus tard une issue incertaine quand nous sommes toujours installés dans le provisoire et sommés de choisir, là, maintenant, dans la plus grande désorientation et qu'il faudra peut-être s'en mordre les doigts, changer son fusil d'épaule, redresser la barre au dernier moment, et que c'est cela vivre, l'exception plus que la règle, avec tous ses ratés, existence toujours digne d'être vécue comme expérience du monde - du moins tant que la souffrance n'en devient pas trop insoutenable - et quelque soit son vide apparent, comme inoccupé souvent, temps gagné sur la mort, arraché au néant, sans autre sens qu'elle-même dans sa singularité.
Tout à la joie de notre commun secret
Qui est de savoir en tout lieu
Qu'il n'est pas de mystère en ce monde
Et que toute chose vaut la peine d'être vécu.
(Fernando Pessoa, L'enfant nouveau, Le gardeur de troupeaux).
Les commentaires sont fermés.