La Révolution Française a servi de référence à toutes les révolutions suivantes, ce n'était pourtant pas du tout une révolution préméditée, conséquence plutôt d'une révolution déjà effectuée dans les esprits à l'époque des Lumières, d'une culture politique exprimée par les écrivains se substituant à la religion. Elle a pourtant bien servi de nouvel événement fondateur et de modèle aux révolutions futures dans sa prétention à reconstruire la société sur des bases entièrement rationnelles avec l'unification des mesures, de la langue, de l'école, des populations enfin.
Il y a toujours à apprendre des échecs de la Révolution dans sa tentative d'incarner par la Terreur la volonté générale et un usage déraisonnable de la raison, dérives dénoncées tout de suite par les réactionnaires comme Burke et que reproduiront peu ou prou la plupart des révolutions qui suivront. Ce sont ces mêmes dérives qui seront la cible des critiques du totalitarisme mais par d'anciens révolutionnaires cette fois. Il y a sans doute plus à apprendre encore de ce qui a précédé la Révolution, y trouvant là un débouché inespéré sans que ce soit toujours conscient, en empruntant des parcours improbables et sinueux, à l'opposé de toute stratégie préétablie, les plus conservateurs et fanatiques provoquant eux-mêmes leur perte.
Ainsi, j'ai trouvé assez comique le rôle attribué aux Jansénistes par Françoise Mélonio dans "Naissance et affirmation d'une culture nationale" (1998), illustrant parfaitement la dialectique hégélienne d'une liberté qui triomphe toujours de ses ennemis. C'est le conflit des dogmatismes qui les disqualifie et appelle leur dépassement. Les Jansénistes, dont Pascal a été le porte-parole dans ses Provinciales, étaient des sortes de protestants, du moins se référant eux aussi à Augustin et une grâce divine implacable nous laissant bien peu de libre-arbitre. On peut effectivement faire comme Guizot du protestantisme une des origines de la Révolution et du libre-examen qui a mené aux Lumières, mais c'est sans doute exagérer ce qu'on suppose de libre-examen au temps de Luther où les peuples épousent la religion du prince. À ce rythme on peut remonter au christianisme lui-même, dont la Révolution réaliserait les idéaux, et même au judaïsme originel qui était plus révolutionnaire qu'on ne croit avant de se convertir au veau d'or. Les causalités sont plus matérielles, notamment les débuts du capitalisme (à partir de 1746-1759 dans le textile remplaçant les étoffes indiennes, à partir de 1774 pour la libéralisation du commerce des grains, Adam Smith 1776), la transformation déjà effective de la société avec l'essor des sciences et techniques, de la physique de Newton à l'Encyclopédie, qui sont à l'évidence plus déterminants à cette date (sans parler de la révolution américaine) pour mettre en cause les anciens dogmes et fonder une nouvelle religion de la raison mettant tous ses espoirs dans l'éducation des populations. On verra que c'est bien malgré eux que les Jansénistes ont participé à discréditer l'Église en lui substituant le règne de l'opinion publique (bien avant les sondages et nos médias).
C'est au XVIIIè siècle seulement que le libre examen sort soudain "des écoles pour pénétrer dans la société et devenir la règle commune de l'intelligence", comme l'écrit Tocqueville. Le XVIIIè siècle se définit lui-même comme un "siècle critique", selon l'expression de Kant, en 1781, dans sa préface à la Critique de la raison pure. Après ce grand mouvement de délégitimation de la société hiérarchique, la Révolution puis l'Empire ont élaboré de grands projets culturels sans avoir le temps ni les moyens nécessaires pour les mettre en oeuvre ou en assurer la pérennité. Le siècle critique, le XVIIIè siècle, a donc pour "conclusion" un siècle civique qui se donne pour tâche particulière d' "éduquer la démocratie".
Pour qui cherche les origines culturelles de la Révolution et du XIXè siècle, il y a donc deux phénomènes majeurs à analyser : la sécularisation de la culture, et sa politisation ou, pour citer Tocqueville, "comment l'irréligion avait pu devenir une passion générale et dominante chez les Français du XVIIIè siècle, et quelle sorte d'influence cela eut sur le caractère de la Révolution" et "comment, vers le milieu du XVIIIè siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays et des effets qui en résultèrent".
On voit que la figure de l'intellectuel français, c'est-à-dire politique et critique, ne date pas de Zola ni de Sartre, se substituant au magistère catholique (on verra qu'on peut même remonter encore plus loin). On a quand même bien du mal à expliquer l'ampleur et la rapidité de la déchristianisation. La corruption de la cour et la vie scandaleuse de Louis XV (après-nous le déluge) en contraste avec les jansénistes qu'il poursuit de sa vindicte ? La marque de la désaffection pour la religion est particulièrement spectaculaire dans le domaine du livre de religion qui s'effondre entre 1720 et 1780, passant de 1/3 de la production à 10%. Les moeurs se relâchent, on fait moins dire de messes.
Contre toute attente, c'est de ce mouvement brutalement écrasé par la monarchie, le jansénisme, que naît le premier grand combat contre l'absolutisme et la papauté. Pour défendre la "Vérité" contre tous les pouvoirs humains, les jansénistes créent un embryon de parti moderne, vouée à la critique rationaliste de la monarchie. La doctrine en est diffusée par des milliers de brochures et par une presse "Les Nouvelles ecclésiastiques" qui, de 1728 à 1803, touche plusieurs milliers de lecteurs. Dans une nation privée de toute représentation politique, la religion devient le lieu où se dit la révolte : "Tout le public est janséniste sans savoir pourquoi".
De religieux, le mouvement janséniste se fait de plus en plus politique : pour défendre la toute-puissance de Dieu, le parti janséniste sape l'unité de l'Église et l'autorité du souverain. Antihumaniste, le jansénisme qui se répand parmi les parlementaires devient le fer de lance d'un libéralisme soucieux de limiter le pouvoir royal. Le parlement de Paris se pense comme un second Port-Royal chargé de conserver le dépôt des lois fondamentales contre l'emprise de la monarchie.
Ce qui singularise la France n'est pas tant les idées mêmes des philosophes, car les lumières ne sont pas évidemment circonscrites à la France, mais la réception très large que trouve la démarche critique dans l'opinion française. Tocqueville a vu dans cette diffusion des Lumières la source du radicalisme politique Français. En l'absence de représentation politique, les écrivains - romanciers, pamphlétaires, jurisconsultes - sont le substitut des politiciens. Ainsi "au-dessus de la société réelle... il se bâtissait peu à peu une société imaginaire dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison. Graduellement l'imagination de la foule déserta la première, pour se retirer dans la seconde".
Des mémoires judiciaires sont des best-sellers qu'on s'arrache en échauffourées auprès des libraires. Les auteurs de mémoires judiciaires, comme les avocats - ce sont parfois les mêmes hommes -, transforment des affaires privées en affaires publiques, imposent la croyance à la dignité de l'homme ordinaire face à la Raison d'État ou à celle du plus fort; mieux, le récit de l'injustice subie par les victimes, empruntant au drame bourgeois l'art du tableau pathétique, crée un imaginaire politique stéréotypé et des émotions communes (...) Le "cri public" réclamant réparation pour les victimes est un cri d'indignation qui fait entrer en politique des foules réunies par les larmes versées et les constitue en tribunal de l'Opinion.
Si la Révolution a voulu introduire une rupture radicale, il est clair qu'elle n'a pas eu le temps d'opérer une mutation sociale et que cette rupture s'est principalement opérée dans l'ordre symbolique. La Révolution est un événement "philosophique", disait Lamartine. Plutôt un événement culturel : sa légende va hanter la mémoire des Français et cristalliser les conflits autour de la gestion de l'héritage (...) Les Allemands ont une philosophie mais les Français ont une révolution. Les Américains ont une constitution, les Français un État napoléonien assis sur la souveraineté populaire révolutionnaire. Les Anglais ont une industrie et une économie politique, les Français revendiquent la priorité dans la proclamation de l'égalité des droits. Choisir le politique contre l'ethnographique, le volontarisme civique contre la division sociale : telle est l'enjeu de la longue transition démocratique de 1815 à 1880. L'État se veut instituteur; le poète, le dramaturge, l'historien, le peintre, le critique littéraire se nomment pédagogues de la démocratie.
L'Europe a ses icônes, ses stéréotypes et ses grandes constructions intellectuelles qui ne s'arrêtent pas aux frontières. Les Français exportent leurs révolutions et leurs immortels principes mais ils importent la philosophie ou le droit germanique, l'économie politique anglaise, la politique américaine.
L'expérience américaine paraît trop strictement indigène : les républicains dénoncent l'individualisme d'une société protestante fédérale, commerciale et prônent dès 1835 dans l'Européen une république plus sociale et communautaire.
En détruisant l'ancienne société des ordres, la Révolution n'a laissé que des individus séparés, tandis que la société tombait en poussière. Au début des années 1820, les contre-révolutionnaires inventent un mot pour désigner ce mal : l'individualisme. Le mot est aussitôt adopté par les socialistes, les républicains et les libéraux comme Tocqueville.
L'individu ainsi isolé est renvoyé à son propre néant et à son "ennui" : "mal du siècle" et "spleen" sont des leitmotivs du discours politique et de la littérature, désignant à la fois les faillites historiques et les désastres intimes. Cette mélancolie moderne diffère de la mélancolie antique en ce qu'elle a toujours une dimension politique, qu'elle nait de l'effondrement soudain de tous les repères anciens (...) La glorieuse Révolution a laissé place à une société Tantale assoiffée du seul désir de paraître et de consommer. On trouve partout alors la dénonciation de la vanité sociale : chez Balzac comme chez Stendhal ou Tocqueville, etc. (...) Les écrivains de la seconde moitié du siècle souffrent plus encore de l'écart entre leur désir d'infini et la société marchande (...) L'ennui est donc à la fois une maladie de l'âme et un défaut de la vie publique; c'est le malaise d'une société tout agitée encore de passions révolutionnaires qui se résigne mal à la grisaille du monde des intérêts. Une crise de transition.
Si l'administration date en France de l'Empire, la politique parlementaire date de la monarchie. Droit d'initiative, responsabilité ministérielle, équilibre entre l'exécutif et le législatif, toutes ces inventions de 1814 sont léguées à la tradition républicaine qui les intègre dans son patrimoine en 1875.
On est passé de l'avant à l'après révolution mais cet héritage parlementaire des monarchies constitutionnelles est habituellement complètement occulté, mis sur le compte de révolutionnaires bien éloignés de cet équilibre des pouvoirs. Tout cela me semble éclairant notamment sur le fait que les forces réactionnaires participent au progrès de l'esprit mais aussi sur la permanence de certains traits spécifiquement français comme la figure de l'intellectuel ou une passion de l'égalité, héritée de l'absolutisme (tout comme dans l'Empire Romain nivelant les conditions), qui se combine pourtant avec un culte du chef et une lutte contre l'individualisme nous distinguant radicalement des Anglo-saxons. Bien des traits dont on accuse notre époque post-moderne se retrouvent déjà au XIXè, y compris le consumérisme et le sentiment d'un déclin bien réel par rapport à sa grandeur passée, notamment démographique et militaire. C'est aussi depuis ce temps que la fête prendra de l'importance comme célébration de l'égalité.
Malgré ces permanences apparentes, on voit avec la Révolution comme l'histoire se déploie dans toute une série de contradictions, à l'opposé d'un déroulement linéaire qui sera pourtant celui du récit national qu'on en fera dans nos écoles et qui est plutôt une entreprise réactionnaire (par rapport au récit marxiste par exemple) même si Victor Hugo ou Michelet lui donneront ses lettres de noblesse. Ce que tentera ce récit national, c'est en effet d'intégrer la révolution dans l'histoire monarchique (ce qui mènera notamment aux politiques de conservation du patrimoine) et de faire exister depuis les origines ("nos ancêtres les Gaulois") un peuple imaginaire qui a moins été l'acteur de la révolution pourtant que son produit. Il faut dire que, non seulement la France a toujours été une terre d'immigration (ou d'invasions barbares) mais qu'elle n'a été vraiment unifiée que par le chemin de fer, à partir de 1815. C'est à partir de là, de l'école républicaine et des guerres de masse que se forgera un sentiment national qui est somme toute très récent. Le livre parle peu de la guerre qui est pourtant le plus puissant des liens sociaux et facteur d'identification en opposition à l'ennemi mais cela peut se justifier car se limitant au XIXè. La guerre de 1870 ne peut se comparer à celle de 1914 avec son nationalisme exacerbé menant aux démocraties militaires fascistes se voulant, elles aussi, révolutionnaires !
L'histoire sert à trouver des précédents, voire des cycles, afin de pouvoir en éclairer le présent et je trouve toujours dommage qu'on ne fasse jamais mention, lorsqu'on étudie la Révolution, de mouvements "révolutionnaires" plus anciens comme celui de 989, dit de la paix de Dieu, bien que de nature plus religieuse mais qui mit un coup d'arrêt à l'arbitraire des seigneurs. Les grandes manifestations (reliques) et le rôle des clercs y avaient eu aussi un rôle décisif... avant le grand retournement de l'alliance du sabre et du goupillon menant au servage généralisé ! Il est difficile de faire la balance d'une continuité incontestable et de conditions historiques très éloignées des nôtres, précaution dont on ne s'embarrasse pas d'ordinaire lorsqu'on en fait une épopée où l'esprit cartésien de raison et de justice illumine le monde de ses idées claires et distinctes, patrie très catholique de l'universel (qui le devient à force de le vouloir ?).
Un dernier point me semble mériter d'être souligné, c'est la dimension politique de l'ennui romantique, ce qui rejoint le sens que pouvait donner Hegel à l'ennui et la frivolité. C'est intéressant justement parce que nous sortons de cet ennui en retrouvant l'action historique, au profit éventuellement d'un sentiment de terreur plutôt ou d'angoisse devant un avenir menaçant, bien plus que la nostalgie d'un temps héroïque. Je trouve aussi que la tradition marxiste néglige trop les rejetons du romantisme jusqu'à nos jours et ce qui lui a succédé, non seulement toute l'aventure de la poésie moderne jusqu'aux surréalistes et situationnistes mais, depuis, ce qu'on peut définir par une attitude rock trop méprisée alors que c'est une façon d'en renouveler profondément l'esprit, plus prolétaire (moins élitiste et avant-gardiste) mais moins politique aussi bien que gardant une dimension libertaire affirmée. C'est la version actuelle des fêtes et d'une égalité vécue mais intégrant beaucoup plus le négatif, sans espoir d'y échapper ni aucune nostalgie. La fin de l'utopie au profit de l'instant présent, ici et maintenant ?
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