Il y a beaucoup de raisons à notre rationalité limitée tenant à notre information imparfaite et notre débilité mentale, à la pression du groupe et aux paradigmes de l'époque quand ce n'est pas un savoir trop assuré pris dans la répétition jusqu'à se cogner au réel. Il y a bien sûr aussi le poids de l'intérêt comme de l'émotion. Tout cela est à prendre en compte et il y a déjà largement de quoi en rabattre sur nos prétentions mais on reste encore dans le biologique. Or, la connerie humaine va très au-delà d'un manque d'information ou d'une bêtise animale puisque ce qui nous distingue, c'est bien notre propension à délirer et d'habiter un monde presque entièrement fictif. Il n'y a de folie que d'homme. On peut dire que c'est l'envers de notre liberté mais c'est surtout le produit du langage narratif, ce qui n'est pas assez souligné et s'oublie derrière le contenu alors que c'est sans doute ce qui nous humanise et le distingue radicalement des langages animaux. Ainsi, ce ne serait peut-être pas la parole adressée à l'autre mais le récit plus que le langage lui-même qui nous aurait fait entrer dans un monde humain peuplé d'histoires de toutes sortes, pas seulement de signes.
Pour Etienne Bimbenet, ce qui nous distingue des chimpanzés, c'est l'existence d'un monde commun permettant notamment la désignation mais ce monde commun pourrait n'être qu'un sous-produit du récit, le monde absent dont on parle. On ne mesure pas ce que change le fait de pouvoir raconter son histoire, au point qu'on peut imaginer que la première révolution culturelle de l'humanité ait été l'accès au langage narratif autour des 80 000 ans peut-être ? J'ai tendance à repousser un peu la datation actuelle entre 50 000 et 60 000 ans de la langue mère dont toutes les langues seraient issues (sauf celle des Bochimans ou San, dites à clics, ayant gardé des caractères archaïques) et qui semble confirmée à la fois par les analyses linguistiques de Merritt Ruhlen que par la génétique de Luigi Luca Cavalli-Sforza. Il est malgré tout possible que cela remonte à une époque beaucoup plus reculée, rien de plus incertain que notre passé, le récit de nos origines change sans arrêt ! On peut supposer un proto-langage phonétique depuis l'origine du genre homo. Il est difficile d'imaginer l'enterrement des morts sans l'intégrer dans un récit, il ne suffit pas d'un nom. On n'a aucune raison de dénier aux animaux une certaine conscience de la différence entre le mort et le vivant, mais ce qu'on appelle conscience de la mort chez l'homme (qu'il essaye de conjurer par la croyance en son immortalité), c'est d'en faire la fin de l'histoire et de pouvoir parler d'après sa mort, ce qui est tout autre chose. Le langage narratif est donc sans doute un peu antérieur, peut-être dès les premiers Sapiens (ce qui en exclurait Neandertal sauf qu'il aurait pu l'apprendre tout autant puisque c'est un progrès culturel et non pas génétique). La difficulté, c'est que le saut culturel à retardement pourrait être dû factuellement à l'allongement de la durée de vie permettant une meilleure transmission de ces mythes et traditions par les anciens...
Il ne s'agit pas de feindre en savoir plus qu'on ne sait mais d'essayer d'appréhender la rupture introduite par un langage narratif par rapport à un langage de signes, notamment pour la mémoire. Dès qu'il y a récit, il y a mythe. Voilà bien ce qui nous caractérise, les histoires qu'on se raconte. Le récit mythique actuel imagine que ce seraient les femmes qui seraient à l'origine du langage narratif, les mauvaises langues disent pour leur commérage mais plutôt sans doute pour raconter à leurs enfants les chasses fantastiques auxquelles elles ne participaient pas (contrairement aux femmes neandertales) alors que les hommes chasseurs, eux, n'auraient pas eu besoin de narration pour se coordonner. En tout cas, René Thom avait bien vu que la base du langage, c'est la prédation : "le chat mange la souris", sujet-verbe-objet (le plus souvent dans un ordre différent). Dès lors, ce sur quoi je voudrais insister, c'est que l'essence du langage n'est pas tant l'intersubjectivité, la parole vraie, le commandement ou la prière, mais le discours indirect, la prose du monde, parler de ce qu'on ne connaît pas et raconter des histoires donnant naissance à des dieux, des rites, des dogmes.
Il n'y a pas seulement celui à qui l'on s'adresse ni les mots employés avec leurs résonances enfantines, on devrait se préoccuper un peu plus du fait qu'on raconte des histoires, ce qui est la véritable fonction du langage et non pas de nous aider à penser comme le croit Chomsky, même s'il est incontestable qu'à matérialiser la pensée il permet sa réflexion. Seulement, il fait surtout délirer, ce qu'on ne pourrait comprendre sinon et dont témoignent pourtant toutes les religions entre autres. Une des choses les plus troublantes qu'on peut constater, c'est la similitude des mythes et plus encore celle des contes de par toute la terre (j'avais lu toute la collection des "contes et légendes" en m'ennuyant de plus en plus ferme!). Avec sa "Morphologie du conte" (1928) on peut dire que Vladimir Propp fondait le structuralisme mais curieusement, il semble que le structuralisme n'était pas adapté à en saisir la dimension temporelle, diachronie recouverte par la synchronie des oppositions structurelles. Ainsi, la psychanalyse lacanienne a voulu privilégier le signifiant, voire la chaîne de signifiants, sur le récit lui-même, ce qui n'est pas sans raisons mais pose problème. Même dans "Le mythe individuel du névrosé" qui aurait pu mettre la puce à l'oreille, Lacan ramène le récit fantasmatique à une structure quaternaire. Or, l'oubli du récit lui-même laisse incritiqué notamment le récit de l'analyse, problème de ce qu'on appelle "la passe", laissant croire qu'on y trouverait sa vérité alors qu'on ne fait que construire un mythe !
Il ne manque pourtant pas d'indications sur l'importance des histoires qu'on se raconte, notamment dans les rêves. Freud parle du besoin, pour le rêve, de sacrifier aux besoins de la mise en scène, on pourrait dire de sa mise en récit bien qu'on soit plus dans le visuel et que les chats rêvent aussi mais, dans l'analyse au moins, il faut bien en faire le récit. Il ne s'attarde pas cependant sur ce que la mise en scène implique, sa (relative) cohérence et surtout son déroulement temporel univoque. On connaît encore mieux l'importance du récit familial comme du roman des origines (tentative de reconstruction de sa filiation) dans leur supposé caractère déterminant, destin tout tracé auquel on devrait se conformer, répéter dans le réel le scénario raconté à l'avance dont on est la victime ou le héros. Le récit ne se réduit pas à l'imaginaire, l'identification, l'imitation, il introduit une continuité temporelle, l'identité narrative, et une progression dramatique en faisant exister ce qui n'est pas là. Enfin, le fantasme n'est pas seulement un montage, c'est bien une histoire. Comme le dit Kristeva, "toute phrase est un fantasme, et tout fantasme une narration" (Colette, p268). Les bons pornos sont ceux qui nous font croire à une histoire, il ne suffit pas d'aller directement au fait, et pourtant là aussi Lacan réduira le fantasme à une structure où se perd toute autre dimension temporelle que la répétition. Il est d'autant plus étonnant qu'il n'ait pas creusé un peu plus cette dimension temporelle qu'il avait commencé par le temps logique et voyait bien que la vérité avait une structure de fiction (son dernier séminaire sur la topologie et le temps étant assez vide).
Le fin du fin, pour un Serge Leclaire qui a eu son moment de gloire, c'était d'arriver au non-sens absolu d'une formule purement signifiante mais ce "poor-djeli" un peu ridicule ne vaut qu'à raconter une histoire. Il faut se convaincre au contraire que le fantasme, c'est un scénario. Il n'y a pas de délire qui ne soit un roman. On peut dire que, par essence, le récit est trompeur qui joue sur les mots et les émotions, il porte en lui le mensonge romantique auquel s'oppose selon René Girard la vérité romanesque, celle du désir de désir. Disons plutôt qu'à produire de l'illusion, le langage narratif donne place à une désillusion possible, ce qui constitue l'histoire de l'art moderne (car la répétition de l'illusion n'est plus tenable, le nouveau récit doit intégrer la dénonciation de l'ancien récit). On peut dire, en tout cas, que tout le mal vient de là, de notre mythe individuel. On se la raconte, on se la joue et le récit de notre vie est devenu désormais public, nous faisant simplement mentir un peu plus ouvertement... L'Histoire avec une majuscule n'y échappe pas, manipulée dans tous les sens par des idéologies contraires. Il ne fait aucun doute qu'on ne s'imaginerait pas en sauveur du monde sans les ressources de l'épopée ou les histoires qu'on nous raconte à la télé. Le discours indirect nous met en position d'auteur et de créateur de mondes, nous qui n'en sommes que des acteurs parmi tant d'autres, folie on ne peut plus ordinaire. S'en rendre compte changerait pas mal de choses sans doute, non pour tomber dans un scepticisme imbécile, mais pouvoir distinguer les faits de ce qu'on en dit, leur reconstruction, comme on distingue la carte du territoire.
Il faut analyser bien sûr à qui l'on parle, la place de l'Autre en arrière plan et les mots qu'on emploie, mais aussi le fait qu'on parle et qu'on raconte des histoires, sinon on finirait par croire à ce qu'on dit, comme un prestidigitateur pris à son propre jeu ! Il ne s'agit pas pour autant de donner foi à la prétendue fin des grands récits (qu'est-ce d'autre que le Big Bang?), seulement qu'il ne faut pas trop y croire, savoir que c'est du story telling, ce qui a fini par se savoir même si cela vient de publicitaires, jusqu'à toucher des psychiatres (il paraît que le concept de narrativité est en plein essor, ce qui est une bonne chose mais pas sûr que ce soit assez bien orienté, un peu comme la philosophie de l'information). Il a fallu les excès du management et des communicants pour rendre manifeste cette dimension pourtant si essentielle de notre monde d'êtres parlants qu'on ne fait certes pas qu'habiter mais dont on se fait tout un cinéma. Il n'y a là rien de nouveau puisque le roman national n'est rien d'autre, sélectionnant les événements les plus glorieux pour en faire ressortir la supposée unité. Or, ces récits mythiques ont une fonction de dénégation de tous les démentis qu'on peut en recevoir du réel, dénégation qui n'est pas narcissique cette fois mais plutôt "textuelle", ce qui revient au même quand le récit du meilleur de nous s'oppose au récit du pire des autres, principe de l'exclusion des nouveaux arrivants selon Norbert Elias. La fonction du bouc émissaire (ou des théories du complot) serait d'expulser ce qui contredit le récit mythique pour continuer d'y croire. On peut même soupçonner que le dogmatisme n'est rien d'autre que la prétention d'avoir un monopole du récit permettant de donner un sens univoque à sa vie comme au monde.
Depuis la Révolution Française, l'intrusion de l'histoire dans la politique peut s'analyser comme une libération de récits multiples, ce qu'on a appelé les grandes idéologies, et qu'il faudrait mettre aussi sur le compte du langage narratif tout comme la multiplication des utopies. J'ai du mal à comprendre la propension des philosophes à valoriser l'utopie comme principe d'espérance ou d'opposition au monde alors que ces enfantillages sont un obstacle à toute transformation réelle la plupart du temps. Il vaudrait mieux dénoncer leur caractère de fiction sans aucune effectivité, tout comme la science-fiction qu'on prend un peu trop au sérieux ces temps-ci, aussi bien pour notre avenir politique que technologique. Il suffit pourtant de comparer les visions de l'an 2000 avec la réalité pour voir à quel point ces historiettes faites pour nous émouvoir sont loin d'une réalité plus contradictoire et imprévisible. En ne voyant pas le caractère simplificateur et purement symbolique de ces projections imaginaires, toutes roses ou toutes noires, on prend la cohérence du récit pour la réalité même, ce qui est bien la caractéristique de la connerie humaine, en effet.
Pierre Macherey ne voit aucun mal à ce que toutes les utopies prétendent révolutionner la sexualité elle-même alors que c'est là le signe de leur caractère purement fantasmatique, roman finalement familial, reconstruisant nos origines et restant bloqué aux théories infantiles de la sexualité. On a affaire incontestablement à des puissances pulsionnelles très fortes et facilement manipulables. Il n'est pas question pour autant de sortir du langage ni d'arrêter de raconter sa vie, juste de se rappeler de temps en temps qu'on parle, un peu plus attentif au fait que ce ne soit qu'un récit, et de ce que cela ajoute à l'être. Au lieu d'oublier la narration en la prenant pour argent comptant, enlevez le récit, et voyez ce qui reste...
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