Bronnie Ware, une infirmière australienne en soin palliatif, a noté les réponses des mourants qu'elle accompagnait, dégageant dans un livre leurs 5 principaux regrets, étonnamment convergents, dont le Guardian a rendu compte au début du mois.
Occasion de quelques réflexions personnelles qui n'avaient guère leur place dans la revue des sciences.
1. J'aurais voulu avoir le courage de vivre la vie que je voulais mener, pas la vie que les autres attendaient de moi
On peut dire que c'est la conscience du désir comme désir de l'Autre dont on se détache en approchant de la fin. Ce sont les liens personnels et affectifs qui sont les premiers accusés, pas si épanouissants qu'on le dit, donc, plutôt de l'ordre du surmoi inhibiteur.
2. Je n'aurais pas dû travailler si durement
Les enjeux du travail disparaissent, notamment celui d'assurer nos vieux jours, quand on n'a plus d'avenir, tout comme la compétition avec les autres qui apparaît bien futile quand on est hors course.
3. J'aurais voulu avoir le courage d'exprimer mes sentiments
Les sentiments intérieurs ne s'expriment pas en général, c'est même considéré comme indécent, la politesse étant l'art de ne rien dire (ce qui n'empêche pas nos sentiments de nous trahir et transpirer sous l'armure). On ne sait pas si ce sont les colères rentrées ou les déclarations d'amour secrètes qu'on regrette le plus, sûrement les deux, manifestant l'ambivalence des rapports humains, mais il y a beaucoup d'illusions sur le fait que cela aurait changé quelque chose, sinon de se trouver plus souvent rabroué dans nos élans sans doute.
4. J'aurais voulu rester en contact avec mes amis
Cette fois les autres sont valorisés mais surtout les absents, souvenir des bons moments de l'amitié, peut-être en opposition à l'amour ou plutôt au foyer où les rapports sont bien plus compliqués et souvent beaucoup moins satisfaisants (plus répressifs), moins complices que jaloux.
5. J'aurais dû m'autoriser à être plus heureux
C'est notre culpabilité qu'on regrette d'avoir éprouvée mais cette soudaine découverte de la pensée positive, comme si le bonheur tenait à une décision, vient sans doute du fait qu'on découvre une certaine sérénité à quitter un monde qui ne nous apparaissait pas si indifférent quand on y était un acteur bien vivant.
Je dois dire que j'ai l'impression de n'avoir aucun de ces regrets, peut-être même de n'avoir aucun regret, mais cela peut être très fluctuant. Dans les mauvais moments, on voit tout en noir...
J'ai mené la vie que je voulais mener, bien qu'elle n'ait pas été facile, voire très décevante. J'y ai perdu mes illusions sans regretter pour autant d'y avoir cru en son temps.
J'ai trop travaillé jusqu'au burnout mais j'étais très impliqué et je me suis rattrapé depuis !
Je suis incapable d'exprimer mes sentiments mais je ne suis pas si sûr que ce soit une mauvaise chose, l'exubérance des sentiments étant souvent fort trompeur (après les grandes déclarations, on vous laisse tomber comme une vieille chaussette).
Quant à la pensée positive et le bonheur sur commande, je ne connais rien de plus artificiel et crétin (l'imbécile heureux), aussi bien que de mimer une sagesse détachée de tout, ce qui n'est pas être vivant. Si on est malheureux, c'est d'échouer dans nos désirs. Cela vaut mieux que ne plus désirer (le désir plus que la vie) mais à nos derniers moments tout désir s'éteint. J'avais été frappé par le récit d'Ernst Jünger de la très grande sérénité qui l'envahit au moment où il reçoit une balle qu'il croit mortelle en sautant au-dessus d'une tranchée tenue par l'ennemi français. C'est un peu comme la proie qui s'abandonne, une fois le combat perdu. Tout change lorsque l'on n'a plus la pression de l'urgence, lorsqu'on n'a plus de temps devant soi ni aucune capacité d'action. A l'opposé de la psychologie de magazine avec laquelle on traite les regrets de ces derniers instants, il faudrait comprendre à quel point c'est la structure même du vécu qui en est complètement transformée, manifestant l'incidence de la temporalité sur notre être au monde. Dès lors, on ne peut dire que la mort soit la vérité de la vie puisqu'elle oublie cette temporalité, le processus lui-même et l'incertitude de l'avenir. C'est une entrée dans l'éternité bien éloignée de notre vie historique et quotidienne, confrontée à l'ennui, à l'angoisse, à l'envie. Pour la plupart, la seule question qui reste quand la fin s'annonce est celle d'un au-delà, comme pour se donner un ultime avenir quand il n'y en a plus...
En tout cas, assister à une longue et terrible agonie persuade plutôt que c'est ce qu'on peut regretter le plus, toute cette souffrance inutile. S'il n'y a rien à regretter, c'est que la vie ne pouvait nous apporter beaucoup plus, n'étant pas tant une partie de plaisir que l'épreuve du réel, à l'encontre de toutes les histoires qu'on se raconte depuis qu'on est tout petit, pur effet de langage et de mots trompeurs (Le mot ment, mot nu mental) ...mais qui font exister notre monde humain sur-réel, immatériel, presque imaginaire et pourtant persistant à travers l'histoire, au-delà de nos existences éphémères de simples mortels qui prennent comme le train en marche, juste le temps d'une vie, et qui continuera sans nous.
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