Critique de la critique

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J'avais déjà montré comme les mouvements d'avant-garde post-révolutionnaires pouvaient trouver leur modèle originel dans le trio d'étudiants formé par Hölderlin, Schelling et Hegel (la poésie, la mythologie et la science) voulant réaliser immédiatement ce qui leur apparaissait comme la Vérité même dont la Révolution française leur avait donné la preuve en même temps qu'un sentiment d'inachèvement avec la grande déception thermidorienne finissant en césarisme... On peut dire que Hegel a forgé sa dialectique sur ces contradictions de l'affirmation d'une liberté absolue qui mène à la Terreur supprimant toute liberté alors qu'ensuite l'Empire dominateur répand le Code civil et le règne du Droit, apportant la liberté dans une grande part de l'Europe ! Ce renoncement à l'immédiateté est de l'ordre d'un deuil impossible qui plongera Hegel dans une grande dépression mais il ne faut pas voir dans ses élans de jeunesse un simple égarement qu'il aurait dû surmonter car l'opposition au monde et la négation de l'existant constituent le moment initial de la dialectique qui s'enclenche avec la nécessité que ce premier positionnement critique soit suivi d'une "critique de la critique". C'est effectivement ce qu'on désigne habituellement comme le troisième temps d'une dialectique qui ne se limite certes pas à l'opposition des bons et des méchants car après la thèse puis l'antithèse, il y a la "négation de la négation" qu'on appelle trop rapidement synthèse. C'est, en effet, loin d'être la fin de l'histoire, plutôt l'engagement dans une série de rebondissements futurs et de retournements contradictoires dont le schéma est toujours à peu près le même. Si un mouvement révolutionnaire se pose d'abord en s'opposant à l'ordre établi et son discours trompeur, son arbitraire, ses injustices, il lui faut ensuite faire face à ses divisions internes et ses propres préjugés à mesure qu'il devient lui-même un pouvoir.

Il faut insister sur le fait que, aussi radicale soit-elle en apparence, la négation est toujours partielle et qu'on ne revient donc pas au point de départ avec la négation de la négation. Une critique de la critique n'a de sens qu'à rester du côté de la critique et qu'elle ne soit pas un retour en arrière ni le passage dans l'autre camp. S'il faut dénoncer ses excès et ses égarements, c'est pour rendre la critique effective, sans rien lâcher pour autant sur les exigences d'humanité, de justice, de liberté et d'un mode de vie plus écologiquement soutenable. Il s'agit d'avoir une chance de les réaliser au lieu de se monter du col de notre condamnation morale du monde et de notre refus héroïque de la réalité ! Il faut comprendre le monde pour le transformer mais, inversement, on ne peut le comprendre si on ne veut pas le transformer, ce qui nous confronte à ses résistances et aux forces qui le forment réellement, le comprenant dès lors non plus comme un état de fait à renverser mais comme processus contradictoire dont nous faisons partie, ayant notre mot à dire bien que ballotté par les événements plus que les déterminant.

En fait, il y a deux dialectiques qu'on peut dire symétriques mais dont les temporalités sont sans commune mesure, la dialectique individuelle et la dialectique historique aussi différentes que l'ontogenèse et la phylogenèse, le développement individuel et l'évolution de l'espèce. On ne peut dire qu'elles sont sans rapport pour autant dans leur approfondissement des interdépendances entre individu et société (un individu qui intègre son unité avec les autres, prenant le social comme but, et une société qui intègre et développe l'autonomie de l'individu, prenant l'individu comme but). Il y a aussi des interférences entre ces deux temporalités, même si on peut dire que l'individu ne fait pas beaucoup plus que parasiter une dialectique collective et politique qui suit sa propre logique. Ce n'est pas ce que s'imaginent les acteurs qui croient en décider, notamment au moment de ce qu'on appelle "la loi du coeur", critique subjective qui prétend s'imposer au reste du monde. Il est intéressant de revenir sur la façon dont Hegel décrit l'enchaînement de ces positions critiques d'abord purement morales. Ainsi, dans la Phénoménologie de l'esprit, la figure de l'intellectuel critique apparaît après que la conscience de l'unité avec les autres a pris d'abord l'aspect du conformisme et du respect des traditions qui se trouvent confrontées à des traditions étrangères aussi bien qu'à leurs divisions internes et leurs hypocrisies. L'intellectuel critique est celui qui ne croit plus au discours dominant et en dévoile le mensonge mais l'unité avec les autres se réduit dès lors à l'égoïsme de la jouissance que chacun dispute à chacun ("Alors l'individu s'est dressé en face des lois et des moeurs; elles sont seulement une pensée sans essentialité absolue; mais l'individu comme ce moi particulier, est alors à soi-même la vérité vivante"). Cet individualisme désabusé est déjà une position critique mais tout aussi insupportable à la longue que le conformisme qu'il finit par rejoindre par intérêt si ce n'est plus par conviction. L'individualisme devient alors l'origine même du mal qu'on voudra extirper au nom d'une aspiration morale éprouvée immédiatement comme "loi du coeur" de l'individu qui s'oppose au monde et prétend lui imposer ses principes moraux. Ce rejet de la réalité extérieure au nom de pures utopies (de valeurs, de principes, d'idées) par une conscience individuelle révoltée qui se croit supérieure au monde peut aller jusqu'à la "folie des grandeurs" qui dégénère en "délire de persécution" pour expliquer son inévitable échec. C'est "l'individualité qui en soi et pour soi veut être loi, et dans cette prétention trouble l'ordre constitué". Ces excès provoqueront en retour un moralisme de la vertu, lui-même trop rigoureux et rationnel, ne laissant plus assez de place à l'individu dans une objectivité dépourvue de tout sujet, etc. Sans aller plus loin (on lira la suite dans "Misère de la morale"), on peut voir comme chaque position qui se croit universelle et tient fermement sur ses certitudes se trouve pourtant dépassée ensuite dans les différentes compositions entre individualité et collectif, identité et différences. C'est toujours l'unité avec les autres qui est pensée mais du fait que chacun n'en est pas au même point, il y a donc immanquablement dans la société la diversité de tous les stades de l'apprentissage dans un dialogue impossible (on ne peut apprendre pour un autre). On constate ainsi que l'unité avec les autres reste un projet fondamental mais qu'il est lui-même facteur de diversité et de divisions dans des sortes de guerres des religions où aucune n'est vraie. Plus on peut être un extrémiste de l'unité et plus on peut susciter des oppositions fortes empêchant tout consensus. La diversité des positions critiques oblige à leur prise en compte et donc à prendre un recul critique par rapport à elles mais ce n'est pas qu'elles soient vraiment déterminantes pour la dialectique historique dans laquelle ces positions subjectives s'inscrivent, tout comme les idéologies du moment. La critique doit se porter à la fois sur l'intellectuel critique lui-même, qui nous égare et nous fait perdre du temps, aussi bien que sur les enjeux pratiques, les choix politiques proposés, les fausses solutions à la mode, sans qu'on puisse prétendre avoir le dernier mot pour autant, ni pouvoir sauter par dessus notre temps et l'épreuve de l'après-coup de l'expérience.

On peut dire que Marx, engagé lui aussi dans cette "réalisation de la philosophie" mais peu soucieux de "donner des recettes pour les marmites de l'avenir" n'a rien fait d'autre que cette critique de la critique, depuis l'idéologie allemande et la dénonciation de la misère de la philosophie ou des socialismes utopiques jusqu'à la critique du programme de Gotha. Bien sûr, à plus d'un siècle de distance, qu'il a dominé pour une bonne part, il n'en sort pas indemne, jugé lui aussi par l'histoire. La critique continue son travail de sape et doit passer à l'étape suivante (de l'écologie). A notre époque historique, on ne peut faire l'impasse sur une critique du marxisme aussi bien dans ses versions léninistes que maoïstes, manifestant un complet retournement du projet libérateur initial tout comme au moment de la Terreur. C'est cette dialectique qu'il faut penser pour la dépasser dans une critique de la critique capable de l'expliquer et d'éviter de la reproduire. Toute négation étant partielle, on l'a dit, cela n'empêche pas que Marx n'est pas aussi mort qu'on le prétend, qu'il y a beaucoup à garder de ses critiques de l'économie politique et du système capitaliste tout comme de son matérialisme dialectique (à condition de ne pas réduire la dialectique entre le cognitif et le matériel au simple reflet comme Lukács!).

C'est un peu la même chose désormais avec la théorie critique, les théories de l'aliénation, la critique de la consommation et de la technique, récupérées maintenant par les plus réactionnaires comme une critique de la modernité au nom de ce qui aurait été la vraie vie, une nature dont on pourrait se satisfaire, un monde qui nous serait naturel. Contre la méthode de l'exagération d'un Anders et d'une décadence heideggérienne dépourvues explicitement de toute dialectique, on ne peut faire l'économie là aussi d'une critique de la critique qui n'en annule pas toute la charge subversive à montrer qu'elle fait partie du dispositif qu'elle critique. En effet, on peut dire que le spectacle du monde marchand contient en lui, par construction, sa propre critique, dont personne n'est tout-à-fait dupe (ni de la publicité, ni des marchandises, ni des informations) mais dont on est bien sujet malgré tout. Un tel effet déréalisant renforce l'illusion d'une authenticité perdue qu'on pourrait retrouver en passant à travers le mirage, retrouver la chose même dans sa chair, en dehors de toute représentation... La vraie vie rêvée par cette "critique artiste" n'est guère que l'envers de promesses publicitaires ne pouvant être tenues. Elle devra se confronter à ses propres contradictions et ratages, aux démentis du réel comme à la sauvagerie des désirs, mais garde incontestablement sa séduction de douce nostalgie. Cela fait partie des pathologies de la vérité et du récit de soi, d'un surmoi qui ordonne la jouissance, de l'obsession du bonheur comme de l'identification au maître (l'homme complet comme idéal du moi). Ces préoccupations qui ne sont pas nouvelles peuvent légitimement paraître aussi déplacées dans notre actualité que l'étaient les théories de l'aliénation lors de la dernière grande crise, au moment de la montée du nazisme qui allait justement pousser l'aliénation à des niveaux extrêmes. Il faut croire que ce sont des questions qui reviennent dans les temps troublés mais ce qu'il faut en sauver cette fois, c'est l'amélioration de nos conditions de vie et surtout la dimension d'émancipation, la libération des femmes et des moeurs, si ce n'est le passage du travail forcé au travail choisi qui ne procèdent que latéralement des critiques de l'aliénation (Hegel appelle d'ailleurs aliénation le règne du droit et de la loi, or c'est essentiellement par le droit que la libération des femmes et des moeurs est possible!). Cette fois, ce ne sont pas seulement des trucs de bourgeois ni des fronts secondaires par rapport aux revendications sociales, la conciliation de la liberté et de la solidarité, de l'individu et du commun étant au coeur de la question dans toute son actualité.

C'est sans doute le moment opportun pour enfoncer le clou maintenant que les espoirs démesurés suscités par les révolutions arabes sont un peu retombés devant leur échec relatif ; une fois les tyrans renversés quand même ! La démocratie a confirmé qu'elle était le meilleur moyen de revenir à l'ordre, comme en juin 1968. Il faut s'en persuader malgré l'enthousiasme des foules rassemblées, la majorité de la population est presque toujours conservatrice et la démocratie est un rapport de force où les plus organisés gagnent à tous les coups. Il y a incontestablement des contradictions entre démocratie et révolution, ce qui limite toute capacité d'action dès lors qu'on exclue bien évidemment le recours à la dictature. La société dans laquelle on vit n'est pas la société rêvée malgré l'unité proclamé sur les places - Il suffit de voter pour nous diviser !

Il semble qu'il n'y aurait que deux camps bien identifiés, celui des conformistes, défenseurs ou profiteurs de l'ordre établi et celui de ceux qui veulent le renverser (les "intellectuels critiques") mais c'est un peu court. Il n'y a pas la vérité prolétarienne d'un côté contre le mensonge bourgeois de l'autre en dépit de ce que voudrait une fureur critique pourtant bien justifiée. La première illusion des discours populistes et révolutionnaires, c'est bien de tout réduire à l'opposition politique ami-ennemi (Schmitt) même sous la forme d'une lutte des classes ou de l'opposition du peuple aux élites comme si nous étions tous unis (99%), que nous étions tous révolutionnaires et que nous pensions tous la même chose, illusion sans aucun doute nécessaire à l'action commune mais qui est on ne peut plus illusoire. L'autre illusion, c'est de se croire trop différent de l'ennemi, de s'imaginer que l'ennemi était juste inhumain, d'une mauvaise race, et qu'il suffirait de changer de personnel pour rétablir l'harmonie et ne pas reproduire les mêmes relations de pouvoir, comme si le système était parfait et simplement perverti par quelques malfaisants, comme si nous étions parfaits et parfaitement incorruptibles. Il n'y a pas un pouvoir mensonger d'un côté et la vérité bien connue de l'autre. De même nos divisions sont irréductibles et nous affaiblissent mais ce n'est pas qu'il y aurait la ligne juste et celle des traîtres, plutôt une dialectique qui s'engage où les positions changent et peuvent s'inverser (le révolutionnaire peut devenir bureaucrate et l'intellectuel critique devenir réactionnaire).

D'une certaine façon, on peut dire que, ce qui a fait la force des altermondialistes comme des indignés, c'est de l'avoir compris, d'intégrer une critique de la critique, dans le rejet des partis au moins, et de constituer une unité qui peut paraître complètement inconsistante, seulement aspiration à l'unité alors que c'est plutôt de la supposer comme donnée préalable, au simple fait d'un lieu de rassemblement, tout contenu y apportant la division. Cette valorisation "écologique" de la diversité peut sembler condamner ces mouvements à l'impuissance mais n'empêche pas leur influence diffuse comme celle de Mai68 s'est faite sentir longtemps après sa défaite électorale.

Plus généralement, il ne suffit pas de décréter mauvais ce qu'on nous présente comme bon, il ne suffit pas d'inverser les valeurs ni de prendre le contre-pied de nos adversaires. C'est de la logique de base, si la négation du vrai est incontestablement le faux, la négation du faux ne suffit en aucun cas à connaître le vrai (ex falso sequitur quodlibet, sauf bien sûr s'il n'y avait que 2 états possibles). On a ainsi des partis attrape tout, comme le Front National de Jean-Marie Le Pen regroupant tous les illuminés rejetés de partout, voulant simplement se rendre odieux au "système", ce qui ne fait pas une politique (ce n'est déjà plus vrai de sa fille qui vise le pouvoir). L'expression du négatif est un moment nécessaire pour la correction de nos erreurs mais la position critique n'est en rien suffisante et doit s'appuyer sur un projet positif (négation de la négation), une dynamique historique qui lui donne sens.

Cependant, le projet politique peut aussi faire perdre tout esprit critique, devenu pure propagande qu'il faut gagner et simple police de la pensée. Aussi bien intentionné soit-il le politiquement correct fonctionne comme refoulement de la simple réalité sous prétexte de sortir de la pensée dominante, ce qui ne peut qu'en affaiblir la pertinence et se perdre dans de faux débats. Ainsi, nier les différences sexuelles est purement idéologique alors que cela prend la forme d'une dénonciation de l'idéologie, affaiblissant du coup la nécessité de l'égalité entre les hommes et les femmes dans leurs différences. Il y a un exemple amusant de cet aveuglement bien intentionné, c'est un paléontologue du XIXème siècle (Gabriel de Mortillet mort en 1898), libre penseur attaché à la laïcité qui n'a pu se résoudre à reconnaître les premières tombes de Cro-Magnon découvertes en 1868 parce qu'elles témoignaient à l'évidence d'un rituel religieux, ce qu'il ne pouvait croire ! Les bonnes intentions critiques, l'assurance d'être du côté des Lumières ne garantit aucunement qu'on serait dans le vrai, à s'aveugler comme tout le monde au nom de ses principes et de son parti pris. L'expression du négatif devrait servir ici d'antidote.

Pour s'opposer à ce dogmatisme, la pensée critique encourage en général à "penser autrement" ou bien à "penser par soi-même" comme s'il suffisait d'ouvrir les yeux pour voir ce qu'on voulait nous cacher et trouver des solutions que personne n'aurait trouvées jusque là ! En fait, pour la critique comme pour tout bon prêcheur, penser par soi-même veut dire surtout penser comme moi ! Il faut certes "penser autrement" et redoubler d'efforts pour trouver des solutions aux problèmes posées par nos erreurs ou par notre entrée dans une ère nouvelle, celle du numérique et de l'écologie, mais, là aussi, il ne suffit certes pas de penser autrement pour ne pas être dans une erreur encore plus grande. Ce n'est certes pas par des solutions simplistes et fantasmagoriques qu'on pourra faire face à la complexité de processus matériels qui nous dépassent. Il suffit encore moins de penser par soi-même, d'avoir une position critique affirmée ni d'être "original". Tout savoir se construit, fruit d'un apprentissage, le reste est littérature malgré la démagogie des savoirs premiers et populaires qui ont leur dignité mais aussi leurs limites. Contrairement à ce qu'on nous raconte, ni Newton, ni Einstein n'ont tout inventé (comme on nous y invite trop légèrement), n'ayant fait que synthétiser l'état des recherches de leur temps. Il faut travailler les questions, s'informer, se former pour ne pas dire n'importe quoi (sans enquête pas de droit à la parole disaient les maoïstes). C'est à la portée de quiconque, encore faut-il en consentir l'effort, parfois rude et prolongé. Bien sûr, la créativité est indispensable, tout comme de penser par soi-même dans des tâches qui exigent de plus en plus d'autonomie, pas de quoi en faire un plat comme si on avait inventé la poudre. Au niveau local, il faut incontestablement encourager les initiatives individuelles mais c'est plus problématique aux autres niveaux qui échappent à notre prise et sont plus du ressort des associations par exemple. Aux niveaux collectifs, on a, en effet, plus besoin d'une analyse informée et d'une stratégie élaborée que d'une imagination débridée.

La critique s'est toujours méfiée de l'homme providentiel, hélas souvent au nom d'une communauté mythifiée, mais elle valorise forcément la liberté individuelle du fait qu'elle est de l'ordre d'une conversion individuelle pour quitter le camp du pouvoir et rejoindre le bon côté de la force, celui de la critique. L'individu quelconque est donc paré de tous les pouvoirs, dont celui de changer l'avenir. C'est d'ailleurs pour Aristote la plus grande vertu de la démocratie et du tirage au sort de donner à chacun la possibilité de décider de l'avenir mais il n'y a pas à surestimer pour autant le rôle de l'individu ni des petits groupes comploteurs, pas plus que de l'activisme sur internet. Ce n'est pas l'individu qui est déterminant mais le processus cognitif, la construction de l'intelligence collective, le moment historique. Toute théorie matérialiste admettant qu'on est plus déterminés que déterminants se trouve prise certes dans des paradoxes apparents, le sens de l'histoire pouvant sembler se passer de nous, ce qui n'est pas le cas au moins dans notre rayon d'action. La position des utopistes est bien plus simple et compréhensible, à n'en pas douter. Or, si des individus exceptionnels surgissent souvent dans les situations exceptionnelles, cela ne fait pas de l'individu le moteur de l'histoire, il en est tout au plus l'animateur. L'importance d'un individu (ou d'un acte individuel comme un suicide) est l'importance qu'on lui donne, celle que lui donne la situation. Prendre de l'importance pour un groupe, devenir leader, amène à suivre la pensée de groupe et déforme le jugement, le désindividualise justement. C'est sans doute d'ailleurs ce qu'il faut lorsqu'il s'agit de trouver un chef de guerre pour mener l'assaut. Si l'individu n'est pas déterminant, ce n'est pas seulement à cause de notre rationalité limitée, bien réelle, ni du fait qu'on est plutôt déterminés mais parce que ce sont des forces qui nous dépassent qui sont déterminantes et ne sont donc pas du niveau individuel (tout dépend de la place où l'on est). L'individu ne peut que participer aux mouvements sociaux du moment, être dans le mouvement. Il ne s'agit pas d'un manque de capacités auquel on pourrait remédier par quelque dispositif. Avec tous nos appareils, on peut améliorer notre système d'information, nos perceptions, notre mémoire, cela ne nous rend pas plus infaillibles. La vérité échappera toujours au savoir, définition même de l'information, de news toujours nouvelles !

On a beau être entièrement libres bien qu'entièrement déterminés, comme dit Sartre, la liberté n'existe pas au niveau de ce qu'on s'imagine en général et notamment l'évangile libéral. La liberté est l'exception, plus que la règle, les sciences sociales le montrent abondamment, tout comme les sondages. Les big data vont le rendre encore plus évident, en temps réel cette fois, il va falloir s'y habituer. L'individu "rationnel" est un individu déterminé par des intérêts et des discours (des réseaux relationnels). Il ne s'agit jamais d'agir sans raisons ni d'être libre de toute attache ou préjugé, il ne s'agit que de tirer parti des opportunités de la conjonction historique, aider au meilleur, éviter le pire. Non pas céder au conformisme, à l'approbation de ce qui est, ni tomber dans les utopies religieuses ou les idéologies totalitaires mais agir stratégiquement. La vérité est révolutionnaire par l'expression du négatif, non par l'enthousiasme de foules fanatisées pour qui "tout est possible". Loin d'être une donnée naturelle, les libertés que nous avons conquises sont des constructions sociales. Ce n'est pas parce que, pauvre roseau pensant nous pensons le monde, inévitablement, que nous pourrions en être l'auteur, nous qui n'en sommes qu'un acteur parmi tant d'autres...

Il ne suffit pas de réfuter le côté formel d'une critique trop assurée d'être du bon côté et qui prétend à l'unité du geste même dont elle la divise. C'est le contenu de la pensée critique qui doit être réinterrogé, manifestant une certaine constance à travers toutes ses déclinaisons plus ou moins vitalistes d'une authenticité perdue et d'un monde vécu menacé, accusant la rationalité instrumentale (l'utilitarisme, le moyen pris pour fin, le progrès, la technique, l'artificialisation, la quantité, l'anonymat), le fétichisme de la marchandise (l'économisme, les rapports humains devenus rapports entre choses, l'argent roi, le totalitarisme de marché), la réification (scientisme, objectivation, passivité, oubli de l'histoire), l'aliénation sociale (l'éducation, les médias et leur propagande ou publicité, la domination, l'exploitation, la division du travail). Toutes ces critiques touchent juste mais sont entièrement dépourvues de dialectique et bien trop unilatérales, ne pouvant être vraies en même temps. Un peu comme le développement personnel ou les antiques sagesses, l'intellectuel critique nous promet l'avènement d'un homme nouveau purifié par quelque conversion ou sacrifice, le retour au qualitatif et d'un désir rectifié donnant accès enfin à une existence qui ne soit plus dépourvue de sens, l'amour au coeur, sans le feu dévorant de l'avidité et de l'envie. Il s'agirait de passer de l'avoir à l'être prétend le mage d'un tour de passe passe éblouissant, comme si notre être n'était si évanescent et fragile, suspendu à la reconnaissance des autres. Les derniers représentants de cette tendance qu'on peut dire religieuse dévoilent d'ailleurs de plus en plus leur caractère répressif et réactionnaire dans leur identification de la libération des désirs au libéralisme tout comme dans leur nostalgie de la loi du Père sensée nous délivrer de la folie humaine ! Même lorsqu'elle invoque une obédience prolétarienne, cette critique de la modernité reste on ne peut plus aristocratique dans la lignée d'un Nietzsche maladif plein de ressentiment et de prétentions. Nous voilà donc avec toute une flopée de nouveaux moralistes qui veulent nous faire la leçon et honte de nos désirs trop matériels au regard de leurs si hautes valeurs intellectuelles et de leur savoir jouir. Non seulement on est très loin des revendications sociales mais bien dans la haine du vulgaire. Le plus comique, c'est qu'une telle hypocrisie provoque en réaction le discours assumé de la cupidité et de l'égoïsme arrogant du bling-bling, le marchand prenant la place du noble dans le même mépris du commun. Répétons-le, cela n'enlève pas toute pertinence à chacune de ces critiques du progrès, à son négatif, c'est juste qu'il faut les ramener à des proportions plus modestes et moins apocalyptiques qui n'annulent pas le positif ni survalorisent le passé. Il y a si longtemps qu'on est supposé complètement déshumanisé, brisé par la machine et manipulé par les pouvoirs ! La science-fiction tient lieu de pensée pour un nombre étonnant d'intellectuels...

Ainsi, avec le recul, on peut trouver étonnant d'avoir cru pouvoir réduire la société de consommation et l'arrivée de nouvelles marchandises avec un système des objets purement symbolique, supposé ne refléter qu'un niveau social au même titre que le piano autrefois. Il n'y a bien sûr rien d'étonnant à ce qu'on soit fermement persuadé qu'on peut se passer d'une innovation quelconque, puisqu'on s'en est passé jusqu'ici ! De là à tout réduire à des gadgets qui ne servent à rien... On peut être au contraire sidéré après-coup de voir que, pour Ellul, l'ordinateur n'était qu'un gadget, ce qui permet de mesurer l'incapacité d'en comprendre la véritable portée ! On peut renvoyer aussi aux Choses de Perec ou à la "complainte du progrès" de Boris Vian se moquant de tous les ustensiles qui nous sont pourtant devenus indispensables : machine à laver, frigidaire, si ce n'est canapé et télévision, etc. On peut cracher dessus mais on ne peut plus soutenir qu'il y aurait là création de toutes pièces d'un besoin par le pouvoir hypnotique de la publicité, qui d'ailleurs aliénerait complètement les autres, mais pas nous, comme par hasard ! Je ne connais pas beaucoup de gens qui achètent des marchandises inutiles, même si cela arrive à chacun par accident et qu'il y en a qui sont de véritables malades (des fashion victims), on en trouve toujours. Le système pousse incontestablement à l'accumulation de marchandises et de déchets mais c'est au niveau du système de production, pas du consommateur, qu'il faut lutter contre la société de consommation ! Maintenant que presque tout le monde a une télévision et un ordinateur, ces critiques paraissent bien exagérées au moins, comme celles qui voulaient nous déshumaniser complètement, entièrement robotisés par la technique ! Ce n'est pas si pire. Les mauvais côtés sont indéniables sans pouvoir annuler les bons côtés. S'il y a tentative de "distinction", indéniable dans les biens durables, il y en a tout autant dans cette critique de la consommation de masse. Toutes les critiques des mobiles et des nouvelles tablettes sont entièrement déconsidérées quand l'usage s'en généralise à toute la Terre, devenus parts intégrantes de notre humanité comme l'évolution technique l'a toujours fait et plus personne ne fait attention à ceux qui sont restés en arrière. Il faut arrêter avec ce mythe transformant les foules en plus débiles qu'elles ne sont (ce qu'elles sont en effet, les régimes fascistes en témoignent, mais peut-être pas à ce point!). Cela ne remet d'ailleurs pas en cause l'essentiel de la critique de la marchandise, par Guy Debord notamment, quand il dénonçait le "monde déjà vécu" d'une marchandise privilégiant l'apparence sur le contenu. Simplement, comme on l'a vu, on peut faire de sa critique un effet de la marchandise qui s'affirmant comme telle intègre inévitablement le soupçon sur elle, comme sur toute information médiatique, nourrissant toutes sortes de théories du complot, le règne du secret étant comme l'envers du spectacle tout autant que le mythe de la vraie vie qu'on nous aurait volée, du réel voilé derrière l'écran ! A son insu, la critique ne fait souvent que procéder de ce qu'elle dénonce, en renforçant la croyance initiale, de même que la guerre nous oblige à prendre les armes de l'ennemi (développer la bombe atomique avant les nazis!).

Enfin, après avoir mis la vérité dans l'individu quelconque, puis l'en avoir scandaleusement dépouillé, la critique l'affuble souvent d'une morale populaire, considérée comme naturelle, et d'un heureux caractère où la vie humaine retrouverait se destination première ! Il ne faut pas s'emballer, tout excès d'enthousiasme se paiera de lourdes déceptions. Il ne faut pas promettre plus qu'on ne peut tenir. Il y a beaucoup à faire mais le paradis n'est pas à notre portée. Le problème, c'est qu'il n'y a jamais de bonheur garanti, il ne suffit pas d'obtenir ce qu'on désire, le travail du négatif ne nous épargne jamais. Notre époque a ceci d'extraordinaire qu'elle a montré, avec un chômage de masse indemnisé, qu'il ne suffit pas de ne plus travailler (ni de la levée des interdits sexuels, ni d'une société pacifiée, etc.) pour connaître le bonheur parfait alors que c'est plutôt l'ennui qui nous gagne et le non sens de notre vie, le dur devoir de donner sens à notre liberté nouvelle, de profiter de ce temps vide pour donner du sel à l'existence. Le travail nous fait souffrir, le chômage tout autant. On pourrait dire la même chose pour la richesse qui ne rend pas plus heureux. Ce n'est pas une découverte que l'argent ne fait pas le bonheur et pourtant ce que ne peut comprendre celui qui en manque cruellement. De même, inutile de médire de l'amour à l'amoureux mais une fois l'amour conquis le désir se porte ailleurs, premier enseignement de la philosophie. La psychologie des foules pousse à parler d'amour et survaloriser les relations sociales alors qu'on devrait se souvenir aussi que c'est l'amour qui nous fait souffrir et que "l'enfer, c'est les autres", pas seulement la compassion, les liens qui libèrent, la solidarité, etc. La dialectique du désir n'est pas toujours drôle et il n'est pas si facile de s'entendre dans nos diversités et contradictions. On ne devrait pas faire du bonheur une question politique, il y a des problèmes à résoudre, le reste n'est que discours purement verbal. Avec les fantasmes d'homme complet que nous fait miroiter la critique, il y a ainsi une façon de nous désindividualiser par l'abolition de la division du travail qui nous rendrait tous semblables mais dont on ne voit pas très bien ce que cela peut signifier pour la majorité de la population qui vit dans les villes ! On peut bien avoir plusieurs casquettes, plusieurs métiers, plusieurs emplois (cela se fait de plus en plus) être artisan le matin et poète le soir, inutile que tout le monde sache jouer tous les instruments de l'orchestre ! Il est difficile de ne pas voir ici un pur mythe sans aucune traduction concrète comme toutes les élucubrations sur le meilleur des mondes quand il s'agit simplement de rendre ce monde meilleur en fonction de la conjoncture.

On ne choisit pas la société dans laquelle on vit, pas plus que notre date de naissance, ni notre environnement dont l'évolution technique fait partie. Presque tout le monde pense pourtant le contraire depuis la Révolution Française, moi le premier après 1968... Cela ne veut absolument pas dire qu'on devrait accepter le monde tel qu'il est mais qu'on ne peut y intervenir que localement (il n'y a d'inversion de l'entropie que locale et informée). Au lieu de justifier le conservatisme, ce constat peut mener au contraire à de véritables changements révolutionnaires, bien que limités, au lieu d'échouer dans des entreprises plus ambitieuses et destructrices. Si on doit relocaliser, il ne peut y avoir que des alternatives locales à la globalisation marchande même si on doit pouvoir ainsi changer de système vraiment et qu'il y a beaucoup à faire aux autres niveaux (national, européen, etc.), plus urgent peut-être... En tout cas, c'est grâce à une critique de la critique décidée qu'une fois qu'on aura accepté les limites de notre action, ayant renoncé à modeler le monde à notre convenance tout comme à la litanie des fausses solutions, on pourra reprendre l'offensive, dépouillés des anciennes illusions, et discuter de nos marges de manoeuvre pour pousser notre avantage, réduire le plus possible les injustices, rendre notre monde plus vivable. Hélas, c'est ce qu'on ne veut pas, abandonner nos illusions et nos rêves. Pourtant, il est certain qu'il faut se battre, refuser l'oppression et la misère mais pas faire n'importe quoi pour autant !!

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