D’autres voies, peut-être…

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Edgar Morin, La Voie, Fayard, 2011
La critique est un art difficile, trop souvent enrégimentée et ramenée à des attaques personnelles. C'est d'autant plus difficile de critiquer quelqu'un qu'on admire et un livre qui non seulement a reçu un très bon accueil mais qu'on peut trouver salutaire dans le contexte actuel. On pourra difficilement être en désaccord sur la plupart des propositions avancées, s'il y a désaccord il portera donc sur le fait qu'il ne suffit pas d'un catalogue de bonnes intentions mais surtout, sur l'ambition trop globalisante et la confusion, revendiquée, des dimensions éthique et politique, avec pour conséquence le rêve insensé d'une conjugaison de réformes économiques, éducatives, réformes de vie et de la pensée, réforme morale enfin dans une métamorphose aussi improbable que finalement effrayante.

On ne peut reprocher à Edgar Morin d'avoir rassemblé dans ce livre l'essentiel du travail de toute une vie et de nous livrer, sous une forme on ne peut plus accessible, les leçons qu'il en tire pour l'avenir, aussi bien en économie et politique qu'au niveau éthique ou cognitif. Ce qu'on peut lui reprocher, par contre, c'est de vouloir lier trop étroitement les domaines du privé et du public, pas si loin de la religion de l'humanité d'Auguste Comte. En nous donnant ainsi une représentation du monde globale et cohérente, il définit certes les contours d'une nouvelle idéologie qui peut avoir son utilité mais qu'on ne peut rêver d'imposer à tous alors qu'une bonne part des réformes concrètes proposées mériteraient d'être discutées et défendues.

En tout cas, si le Grit n'a pas survécu à ces divergences, on peut s'émerveiller de voir la présence dans l'actualité éditoriale de quelques unes de ses figures principales comme Edgar Morin ou René Passet, sans parler de Stéphane Hessel qui en était proche lui aussi.

A l'origine du Grit, confrontant sciences, politique et cultures, il y avait "le groupe des dix" fondé en 1969 par Edgar Morin, Henri Laborit et Jacques Robin avec, entre autres, Henri Atlan, André Leroi-Gourhan, René Passet, Joël de Rosnay, etc. Je dois beaucoup au Grit que j'ai rejoint sur le tard, à l'insistance de Jacques Robin, et qui m'a ouvert aux sciences ainsi qu'à la théorie de l'information. Ma dette envers Edgar Morin ne se limite pas à cela cependant puisqu'il fut un pionnier de la complexité, sa Méthode ayant fait date, avec sa notion d'auto-éco-organisation l'ayant conduit à l'écologie dont il est depuis un représentant éminent. Cela ne m'empêche pas pour autant d'avoir toute une série de désaccords avec lui, y compris sur la complexité et l'auto-organisation...

Je dois dire aussi que ma propre expérience de la transversalité me rend beaucoup moins optimiste que lui sur la difficulté de sa pratique sans cesse menacée par l'erreur d'interprétation, les généralisations abusives et le démon de l'analogie, nous confrontant surtout à notre ignorance à couvrir de trop vastes domaines. Je suis persuadé, par exemple, qu'il vaut mieux étudier à fond un ou deux philosophes plutôt que de survoler l'histoire de la philosophie. On a sans conteste besoin d'introduire la transversalité dans les savoirs, y compris à l'école, mais sans trop en attendre ni le faire aux dépens de savoirs spécialisés sans lesquels elle n'est que littérature. Notre rationalité limitée fait constamment la preuve de ses égarements, du dogmatisme d'une pensée de groupe avec ses dissonances cognitives, sa capacité à nier la simple réalité dont témoignent toutes les religions et autres idéologies. Il ne suffit pas de le savoir même si introduire un peu de "connaissance de la connaissance" dans l'apprentissage ne serait pas du luxe, en effet, mais l'épistémologie n'est-elle pas déjà une des missions principales des classes de philosophie ? En fait la transversalité et les sciences cognitives forment plutôt une nouvelle discipline à part entière incluant théorie de l'information, cybernétique, théorie des systèmes, auto-organisation, écologie...

Si l'école change effectivement le monde avec l'alphabétisation, il ne faut pas surestimer cependant sa faculté à former des citoyens éclairés, la pensée critique elle-même pouvant tomber dans le dogmatisme le plus stupide et le pédagogisme augmenter les inégalités sous prétexte de cultiver l'autonomie. Plus généralement, je crois profondément erronée la croyance que l'éducation, qui a déjà tant de problèmes, puisse produire un homme nouveau (quitte à l'envoyer dans des camps de rééducation?), comme si on pouvait corriger des défauts qui tiennent aux inévitables imperfections de notre système cognitif comme de notre société, sans parler de l'ambition, qui est celle de toute éducation, de nous rendre plus vertueux et qui n'a pas montré une si grande réussite jusqu'ici... En fait, ces questions renvoient aux débats des révolutionnaires marxistes ou anarchistes qui identifiaient la révolution avec l'avènement d'un homme nouveau sans lequel elle n'aurait aucun sens ; ce qui est plus que contestable, participant d'un prophétisme religieux qui n'a rien à voir avec une indispensable transformation du système de production dont les enjeux sont beaucoup plus matériels (écologiques notamment). Malheur à une république qui a besoin d'hommes vertueux, même si la vertu républicaine est bien sûr précieuse. Tout comme une armée qui compterait un peu trop sur le courage de ses soldats, un système social qui présuppose un homme amélioré ne peut qu'échouer lamentablement. Il y a des limites à la plasticité humaine que les conditions sociales ne peuvent modeler à notre convenance.

"Les réformes politiques seules, les réformes économiques seules, les réformes éducatives seules, les réformes de vie seules ont été et seront condamnées à l'insuffisance et à l'échec. Chaque voie ne peut progresser que si progressent les autres. Les voies réformatrices sont corrélatives, interactives, interdépendantes. Pas de réforme politique sans réforme de la pensée politique, qui suppose une réforme de la pensée elle-même, qui suppose une réforme de l'éducation, laquelle elle même suppose une réforme politique. Pas de réforme économique et sociale sans réforme politique qui, elle même, suppose une réforme de la pensée. Pas de réforme de vie ni de réforme éthique sans réforme des conditions économiques et sociales du vivre et pas de réforme sociale ni économique sans réforme de vie et réforme éthique".

Que chacun adopte bien sûr toute transformation personnelle qui puisse lui paraître désirable, mais il faudrait renoncer à vouloir changer les hommes et tenir compte plutôt de ce qu'ils sont avec toutes leurs imperfections. Il ne suffit pas de dire que l'homo sapiens est aussi homo demens, il faut faire avec cette folie qui met une limite à toute les tentatives de réforme de la pensée, qui ne sont du coup elles-mêmes que des formes de folie, trop logiques. Ainsi, malgré toutes les religions et sagesses immémoriales, on ne peut absolument pas séparer égoïsme et altruisme quand l'égoïsme est la plupart du temps un égoïsme de groupe (familial, national, etc.). Réformes morale, de pensée, de vie constituent ni plus ni moins qu'une idéologie à part entière pouvant éventuellement remplacer l'idéologie laïque des instituteurs d'antan. Ce n'est sans doute pas sans utilité mais, bien sûr, en dépit de ce que ces "réformes" peuvent avoir de raisonnable et de séduisantes à vouloir nous sensibiliser à la complexité des choses comme à l'attention de notre prochain, chacun pourra y opposer ses propres interprétations et de multiples traditions philosophiques ou religieuses. D'un point de vue psychanalytique, on peut voir beaucoup de naïveté dans cet idéal du moi un peu trop lisse. D'un point de vue hégélien, c'est la résorption des contradictions en simple dualité qui peut être dénoncé comme le remplacement d'une dialectique où le sujet se construit dans la confrontation au réel par la simple juxtaposition du prosaïque avec le poétique (où l'histoire disparaît). Il ne suffit certes pas de valoriser la diversité, le dialogue, les désaccords pour supprimer ces désaccords ni instaurer un véritable dialogue, si rare. On pourrait discuter point à point les principes moraux ou cognitifs sur lesquels il croit pouvoir s'appuyer et dont quelques-uns pourront assurément tirer profit mais, répétons-le, ce qu'on peut trouver de plus contestable, c'est de vouloir en faire un programme politique, comme d'autres avec la simplicité "volontaire" (l'éthique est à la mode à mesure de notre impuissance politique). Il faut respecter là-dessus une stricte laïcité. Les voies du seigneur sont multiples et on peut trouver qu'il y a une bien trop grande uniformité dans cette voie unique au nom d'une complexité attrape tout.

Sinon, comment ne pas être d'accord avec ce qui peut apparaître comme une suite d'évidences et de bonnes intentions dont il n'est sans doute pas inutile de faire la somme pour montrer qu'on peut aller vers un avenir meilleur. Qui ne veut la paix, la prospérité, le bonheur ? Peut-on croire cependant que ce soit à cause de la noirceur du coeur des hommes qu'on n'y arrive pas ? Peut-on faire comme si tous les problèmes venaient d'erreurs cognitives, de fausses théories et non de processus matériels et historiques, d'intérêts contradictoires et de rapports de force ? Peut-on faire comme si le faux n'était un moment du vrai ? La leçon qu'on devrait tirer de l'échec du communisme comme réalisation de la philosophie, serait pourtant bien de limiter nos ambitions sur tous ces points et de porter plus d'attention aux processus matériels derrière les beaux discours.

On voit la difficulté de prétendre à une métamorphose de la société qui ne soit pas seulement un "monde meilleur" mais bien un tout autre monde. Pour cela, il faudrait effectivement une invraisemblable conjonction de réformes éducatives, cognitives, économiques et sociales. Ce n'est pas parce que l'improbable reste toujours possible comme l'histoire l'a prouvé qu'il deviendrait probable pour autant, miracle supposé nous sauver et qui ne pourrait être qu'instantané et global comme une cristallisation soudaine ou un soulèvement révolutionnaire. On n'est pas loin ici du thème "pas de socialisme dans un seul pays" mais avec, de plus, une conception un peu trop magique de l'auto-organisation proche de ce qu'on appelait les Mao-spontex à l'époque et dont les révolutions en cours montrent bien les limites ! Certes, je suis persuadé moi aussi que devant la catastrophe tout devient possible qui était impossible juste avant, mais on doit quand même s'attendre plus sûrement à des "destructions créatrices", comme le souligne René Passet, qu'à une métamorphose qui nous ferait soudain papillon libéré de sa chrysalide et prenant son vol vers l'azur. Eviter la catastrophe n'est pas tout changer. Je ne nie d'ailleurs aucunement que la société se transforme, ni même qu'elle subit une métamorphose complète avec son entrée dans l'ère de l'information (bien peu présente dans ce livre) tout comme l'écriture ou l'industrie ont pu changer le monde mais c'est de façon plus profonde, plus matérielle et moins volontaire...

Il faut en rabattre sur nos rêves de toute-puissance. On pourrait s'imaginer que ne plus croire au miracle signifierait qu'on ne peut donc rien faire, qu'il n'y aurait plus aucune alternative. Heureusement il n'en est rien mais si on peut changer de système, il faut admettre aussi qu'il puisse y avoir une pluralité de systèmes. Pas besoin de rêver de tout changer d'un seul coup d'un seul, même s'il faut bien une conjonction de dispositifs pour qu'un autre système soit possible conjuguant production, revenu, échanges (coopératives municipales, revenu garanti, monnaies locales) afin de relocaliser l'économie, sortir du productivisme et de la subordination salariale, passer du travail forcé au travail choisi. Ce qui ne serait pas le paradis et n'est pas gagné d'avance, loin de là, mais tout de même plus facile, d'autant qu'on peut le faire au niveau local sans attendre une très hypothétique révolution mondiale et la régénération de l'humanité. Une autre critique qu'on peut faire à Edgar Morin, c'est en effet de remplacer la notion de système par celle de complexité, occultant les circuits d'énergies, de matières et d'informations, les contraintes systémiques et l'organisation interne des systèmes finalisés, de même qu'une complexité trop totalisante semble ignorer la pluralité des systèmes et leur autonomie relative malgré leurs indéniables interdépendances. En tout cas, pas besoin dans la perspective d'un système alternatif relocalisé de vouloir changer les hommes et leurs façons de penser, encore moins d'exiger des qualités de surhomme, il suffit des institutions du développement humain et du travail autonome pour adapter les rapports de production aux nouvelles forces productives, à partir des hommes tels qu'ils sont (nos voisins, nos proches) et des réalités locales.

Si nos stratégies sont très différentes, et en partie incompatibles, cela ne diminue pas pour autant l'intérêt du livre car, pour le reste, sur la plupart des sujets abordés, on peut trouver ce programme tout-à-fait excellent, donnant une bonne idée de tout ce qu'il faudrait faire (même si le "biochar" par exemple est plus contestable qu'il ne le dit). Ce n'est d'ailleurs pas si différent du programme des Verts, en plus lisible sans doute. Dans notre conjoncture actuelle, il n'est pas mauvais de montrer par cette synthèse qu'un autre monde est possible. Cependant, si les objectifs semblent tout-à-fait raisonnables, ce qui manque, ce sont plutôt les moyens d'y parvenir. La question qui nous est posée est bien celle de savoir comment arriver à régler matériellement les problèmes écologiques et sociaux qui se posent à nous.

Pour cela, on aura bien besoin d'une démocratie cognitive, dont je reprends cette fois complétement à mon compte l'impératif pour notre survie, mais sur laquelle on n'est pas plus avancé pour l'instant. Même à ramener l'alternative au niveau local, les difficultés peuvent sembler tout aussi insurmontables et je ne peux dire que j'y crois vraiment à en montrer la nécessité humaine comme la possibilité matérielle. Il est du moins plus crédible que sur le nombre l'improbable puisse se produire et que les conditions locales soient assez favorables, quelque part, pour en démontrer la viabilité et contaminer ensuite le reste du monde, peut-être ?

Impossible de préjuger de l'expérience qui nécessitera de nouvelles inventions, à n'en pas douter, ce qui fait la joyeuse incertitude de l'avenir et d'une histoire qui n'a pas dit son dernier mot. On ne peut aller au-delà d'indiquer des directions à prendre, le chemin ensuite est toujours plus escarpé qu'on ne peut l'imaginer avec toute une série de problèmes à régler à chaque étape, ce pourquoi il vaut mieux éviter les ruptures trop brutales d'une métamorphose ou singularité nous faisant basculer dans l'inconnu. Il vaut mieux prendre le temps de l'expérimentation et procéder pas à pas, ce qui n'est pas du réformisme quand il ne s'agit pas d'améliorer le système actuel mais de construire l'alternative. La voie qu'on désigne comme la voie n'est pas le chemin qu'on fait en marchant...

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