Henri Laborit (1914-1995)


Eloge de la fuite

Nous devons beaucoup à Henri Laborit. Pas seulement à Transversales. Si son apport a été trop sous-estimé par la science officielle, son oeuvre continue une discrète mais tenace postérité au-delà des cercles de spécialistes. En effet ce "penseur privé" a su s'adresser au grand public et s'ouvrir à d'autres disciplines pour aborder les problèmes politiques posées par ses théories. Un ouvrage comme "L'éloge de la fuite" ou bien le film "Mon oncle d'Amérique" ont marqué les esprits comme beaucoup en témoignent, dans toutes les couches de la société, mieux ils aident à vivre les périodes difficiles. Ce n'est pourtant qu'un aspect de son oeuvre.

Un défricheur

Des périodes difficiles, Henri Laborit en aura eu beaucoup, n'obtenant jamais la reconnaissance qu'il méritait. Ainsi, il aurait du partager avec Jean Delay et Deniker le prix Nobel pour la découverte du premier neuroleptique. Ce chercheur passionné travaillant dans son propre laboratoire aura donc connu intimement le stress qu'il étudiait depuis ses travaux sur la plongée sous-marine et le caractère toxique de l'oxygène (radicaux-libres), son rôle dans le vieillissement et les maladies dégénératives. Dès cette époque, il pensait les régulations biologiques en tant que systèmes opposants.

"Jeune chirurgien des armées, il avait lancé ses recherches sur l'agression, le choc, le stress : bref il étudiait les réactions de l'organisme vivant aux actions du milieu. Ses études sur l'hibernation artificielle le conduisent à expérimenter - avec le succès que l'on sait - la chloropromazine, premier des neuroleptiques à bouleverser la psychiatrie. Récompensé par le Prix Lasker, il n'obtiendra jamais le Nobel, car ses réflexions sur la "cybernétique" et l'information l'entraînèrent à des conclusions trop décapantes pour la science officielle : les organismes vivants, affirmait-il, sont caractérisés, avant toute chose, par des "niveaux d'organisation" reliés entre eux par des "servomécanismes régulateurs". (J. Robin)

Il devait inaugurer ainsi une nouvelle "thérapeutique par régulation". L'adoption de la conception des 3 cerveaux de Mac Lean (recoupant d'ailleurs la trinité traditionnelle corps, âme, esprit) le rend attentif aux interactions des différents niveaux pulsionnel, affectif et rationnel ainsi qu'à la traduction biologique des états émotionnels débouchant sur la création de psychotropes. Certains des médicaments produits par son laboratoire ont eu beaucoup de succès mais ils sont presque tous retirés du marché désormais. Il n'est pas bon d'être indépendant face à l'industrie pharmaceutique !

Le Gamma-OH n'a pas entièrement disparu mais son utilisation comme "équilibrant" ou anti-stress a été jugée trop risquée, exigeant une variation des dosages et donc une certaine "compétence" des usagers mais c'est surtout l'incompatibilité avec l'alcool et son usage détourné (sous le nom de GHB) qui nous privent de ses bienfaits, n'étant plus utilisé que pour l'anesthésie ou l'accouchement. Malgré tout cela, le GHB continue sa carrière souterraine, ce n'est pas si courant. La génétique occulte pour l'instant, bien à tort, cette régulation de l'humeur alors même que les anti-dépresseurs se généralisent, peut-être pas les meilleurs. Il faudra sans doute revenir à Laborit.

L'inhibition de l'action

Même si la découverte des neuroleptiques constitue le plus grand bouleversement de la psychiatrie, on crédite en général Henri Laborit plutôt de son apport à la théorie de l'inhibition et du stress, ce qu'il appelait l'Agressologie. Il est le premier à mettre l'accent sur le système inhibiteur qui se révélera si important pour la compréhension du cerveau, du stress et de la dépression comme pour la programmation robotique. Aux systèmes de punition et récompense, d'aversion et d'attirance connus depuis Aristote comme fondement de l'apprentissage, il ajoute en effet le système d'inhibition de l'action, les mécanismes biologiques de l'inhibition "quand vous ne pouvez ni vous faire plaisir, ni fuir, ni lutter" s'articulant avec les mécanismes de domination. Les conséquences pathologiques de cette inhibition de l'action permettront de comprendre comment le stress devient destructeur lorsqu'on ne peut agir, lorsque toute fuite est devenue impossible et qu'il ne reste plus qu'à subir passivement. On peut y voir un fondement biologique de notre besoin d'autonomie, voire d'une démocratie participative. Henri Laborit ne se privait pas de critiquer les hiérarchies au nom du stress qu'elles faisaient subir aux dominés, n'hésitant pas à tirer les conséquences politiques de la découverte de l'origine sociale des perturbations biochimiques, ce qui n'était pas du goût de l'époque.

"Au-delà de la vision étroite des perturbations psychosomatiques auxquelles on se référait alors, il ouvre la voie à la neuro-psycho-immunologie, une des approches les plus prometteuses du comportement humain en relation avec les mécanismes moléculaires et cellulaires. L'inhibition de l'action peut conduire à des désordres métaboliques, physiologiques et du comportement humain en relation avec les mécanismes moléculaires et cellulaires. L'inhibition de l'action peut être le facteur déclenchant de désordres neuro-psycho-immunologiques." Joël de Rosnay

La société de l'information

"L'oeuvre d'Henri Laborit marque l'entrée dans le nouveau paradigme des sciences de la complexité. D'un monde fragmenté par l'analyse cartésienne, il nous mène dans celui des interdépendances et de la dynamique des systèmes. Il ouvre la cellule sur son environnement, retrace le cheminement du flux d'énergie qui, du soleil à l'homme, alimente la vie. Il relie ainsi la photosynthèse, les cycles énergétiques, le métabolisme cellulaire et le comportement en une approche cohérente et féconde.

Les régulations cybernétiques constituent l'autre versant de l'approche d'Henri Laborit. Avec Grey Walters, Ross Ashby, Pierre de Latil, Albert Ducrocq, Couffignal, Sauvan, il participe à l'émergence de la pensée cybernétique et à son application à la biologie. Il retrouve les visions de Claude Bernard sur la constance du milieu intérieur ou de Walter Cannon sur l'homéostasie.

La relation à l'écosystème constitue le troisième volet de sa démarche" Joël de Rosnay

Elargissant sa vision du fonctionnement biologique à la biosphère, Laborit participe à l'émergence de la cybernétique fasciné par la similitude des servomécanismes avec les mécanismes de feed back biologiques. Il introduit une notion dynamique de déséquilibre à la place d'une "loi de l'équilibre général", les systèmes vivants étant des systèmes ouverts sur un flux d'énergie extérieur (énergie solaire en dernier ressort) permettant de lutter contre l'entropie et de nourrir sa complexification. Précurseur de l'écologie, il pense la cellule dans le corps comme l'individu dans la ville et l'économie dans la biosphère.

Enfin c'est un des premiers prophètes de l'Ere de l'information dans ses dimensions écologiques et d'alternative à la violence ou de transformation du travail, opposant les sociétés énergétiques (basées sur le pétrole, le travail, la force, la violence, la domination hiérarchique) à la société de l'information basée sur l'autonomie, le savoir et la communication, passage de l'homo faber au véritable homo sapiens.
La civilisation des loisirs que fait entrevoir l'automation fait espérer ct âge d'or humain, mais tout en apportant le cadre économique et social dans lequel cet âge d'or pourra s'épanouir, l'équilibre biopsychologique de l'homme avec son milieu n'en découlera pas de façon obligatoire pour autant. A l'alcoolisme de la misère peut aussi succéder l'alcoolisme de l'ennui. A vrai dire, une telle évolution est même difficile à imaginer. Il est beaucoup plus probable que l'homme travaillera de plus en plus, qu'il aura de moins en moins de loisirs, dans le sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot. Mais son travail sera de plus en plus humain, de plus en plus néocéphalisé, il deviendra de moins en moins homo faber, ce que les machines feront à sa place, et de plus en plus homo sapiens.

Henri Laborit, Biologie et structure, p42, 1968

Le groupe des dix

"Lorsque nous le rencontrons avec Edgar Morin et Robert Buron, nous sommes impressionnés de ses thèses et nous décidons d'en discuter plus avant" rapporte Jacques Robin. C'est ainsi que sera fondé le Groupe des dix dont nous sommes les héritiers. Laborit y apporta une contribution essentielle. S'il n'évitait pas toujours le réductionnisme, du moins savait-il s'entourer de critiques éclairés, pratiquant déjà une indispensable mais difficile transversalité pour construire une vision globale de la vie et de l'univers avec ses niveaux de complexité traversés par des flux d'énergie et d'informations. Sachant qu'on ne peut penser qu'avec des modèles simplifiés, des grilles de lecture (voir "La nouvelle grille"), il ne s'est laissé enfermer dans aucune, à l'écart des institutions et des honneurs académiques, c'était un chercheur fécond, rigoureux et obstiné, un homme libre.

Jean Zin - http://jeanzin.fr/ecorevo/grit/laborit.htm

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