Dans la biologie artificielle, il faut distinguer 1) les organismes génétiquement modifiés qui sont bien des organismes vivants, même asservis, 2) la biologie synthétique qui se borne à reconstruire synthétiquement un génome donné, ce qui réussit à recréer effectivement une bactérie bien vivante (un mammouth peut-être un jour), 3) enfin, le projet d'une vie artificielle, c'est-à-dire la création de toutes pièces d'une cellule vivante à partir d'un génome minimal, voire d'autres bases que l'ADN ou l'ARN (comme l'APN).
On n'y est pas du tout mais l'intéressant, c'est que cela pose par avance la question de la création d'une nouvelle forme de vie car on peut être à peu près sûr que cette vie artificielle n'aura rien à voir avec la vraie vie. En effet, la vie c'est l'évolution alors qu'une vie artificielle se doit de ne pas évoluer, ou à la marge, afin de pouvoir répondre à nos impératifs techniques. Plutôt que des organismes vivants, ce ne sont que des machines biologiques, éventuellement programmables, qu'on devrait arriver à produire ainsi. Rien de vraiment vivant donc car la vie ne se réduit ni à la reproduction, ni au métabolisme alors qu'elle est plasticité, processus de transformation par interaction avec son milieu. Une vie sans évolution, c'est comme une intelligence incapable d'apprentissage, un contresens. Il n'y a pas de vie coupée de ses origines, sans une histoire qu'elle continue (héritage génétique) ni sans un monde qu'elle habite et qui la constitue (diachronie et synchronie).
On peut définir la vie de différentes façons dont aucune n'est entièrement satisfaisante. Selon la NASA, est vivant tout système capable de s'auto-entretenir et de se reproduire en fabriquant ses propres constituants. Une autre définition courante consiste à définir la vie par ses flux d'énergie, de matière et d'information. C'est le point de vue systémique mais qui rate lui aussi l'essentiel de ce qui fait le vivant : sa capacité d'adaptation et d'évolution.
Je privilégiais jusqu'ici la définition de la vie comme reproduction, car c'est la reproduction qui enclenche le processus de chimie sélective qui va mener à l'intériorisation de l'extériorité par évolution darwinienne, sélection par le résultat constituant une causalité descendante dont le génome garde la mémoire et qui sera enrichi et complexifié par les générations futures (ce pourquoi la vie vient toujours de la vie). La réflexion sur la vie artificielle montre cependant que la reproduction n'est pas un critère suffisant et que la variation, l'adaptabilité, l'évolution sont une caractéristique essentielle aussi bien dans le fonctionnement de la cellule que dans l'activité animale. On peut même considérer que cette variabilité et la capacité de parer à l'imprévu constituent la subjectivité du vivant, son autonomie, son intériorité mais aussi tout ce dont une vie artificielle voudra se débarrasser. On ne comprend pas bien à quoi serviraient des bactéries artificielles évolutionnistes que ne pourraient faire tout aussi bien des bactéries naturelles, même si des générateurs de diversité peuvent y être utilisés comme détecteurs notamment, mais ce n'est pas la même chose qu'une variation constitutive. On peut donc considérer qu'une vie coupée de sa force vitale n'est pas vivante mais n'est qu'un automate biochimique.
Jean-Jacques Kupiec (et Miroslav Radman) insistent en effet sur le caractère aléatoire et mouvant d'une expression génétique qui n'a rien d'un programme linéaire mais fait intervenir variations aléatoires et combinaisons indémêlables de multiples protéines soumises à des processus darwiniens, obligeant à des conceptions systémiques, au-delà de tel ou tel gène particulier, et prenant en compte les contraintes qui s'y exercent (compartimentation notamment).
Miroslav Radman ajoute que les mécanismes internes de génération de diversité (GoD) semblent préparer la cellule à toute éventualité future dans une course contre des menaces extérieures encore inexistantes (car il faut pouvoir répondre immédiatement à un nouveau virus ou à un nouvel environnement).
De son côté, John Stewart insiste sur la non séparabilité de l'organisme et de son milieu dans ce processus adaptatif et autopoïétique entre l'organisme et la réalité extérieure, tout comme on ne peut séparer les "briques" de la vie, pas plus que les pierres d'un pont.
On peut ajouter qu'on ne peut séparer un organisme de ses virus qui sont des vecteurs d'information entre les organismes et servent à la régulation de l'espèce en fonction de la concentration de population, constituée ainsi en super-organisme pluricellulaire par les virus et bactéries qui lui sont attachés spécifiquement (ainsi plus on s'éloigne de la surface de l'océan, plus il y a de virus régulant les bactéries).
Un peu comme la question de la vitesse de la lumière semblait une question très secondaire avant de devenir centrale, il apparaît que ces singularités du vivant ne sont pas des petits détails mais bien ce qui fait l'essence même de la vie et lui donne son dynamisme interne qui la distingue des automates cellulaires, ce qui fait que la vie excède la vie et s'ouvre sur le monde qu'elle explore et contre lequel elle se cogne en avançant par essais-erreurs, pari sur l'avenir et persistance dans l'être par un apprentissage permanent et la capacité d'irritation qui pousse à ne pas se laisser faire, à l'innovation et l'adaptation en interaction avec les autres.
A côté de cela, la vie artificielle ne sera tout au plus qu'une cellule sans âme (privée de toute subjectivité), avec juste une membrane, un métabolisme minimum, un ribosome et quelques gènes pour produire sans cesse quelques protéines utiles, Le minimum comprend quand même la reproduction sans laquelle une vie artificielle n'est d'aucune utilité. Il faut prouver que ce soit possible, car on ne pourra imiter tout-à-fait là non plus les cellules vivantes et leur variabilité naturelle, ni éliminer les erreurs inévitables. Il faudra donc faire sans doute tout autrement.
Il n'est pas certain qu'on puisse séparer, comme Antoine Danchin tente de le faire, reproduction et innovation (ou reproduction et réplication, ce qui revient au même). De plus, le résultat risque d'être moins performant que les bactéries génétiquement modifiées mais la tentative sera sûrement riche d'enseignements et sans danger dès lors que la vie artificielle dépourvue de capacités d'adaptations n'est pas viable hors de son milieu de culture.
Si l’on veut construire une usine cellulaire fiable (qui voudrait voler dans un avion qui innove dans son comportement ?), il faudra omettre les gènes qui permettent l’innovation. La conséquence sera alors que la descendance de ces cellules vieillira, puis s’éteindra. Il faudra périodiquement reconstruire l’usine. Mais cela a un avantage évident : les risques associés, qui ne sont liés qu’à la possibilité d’innovation de la vie, seront réduits à néant. Antoine Danchin
Ce que nous apprend la vie artificielle, c'est ce qui la différencie de la vraie vie liée non seulement à son milieu, qu'il faut apprendre à préserver, mais aussi à ses transformations qu'il faut anticiper. Comme je le disais dans "l'improbable miracle d'exister", la vie c'est l'improbable qui répond à l'improbabilité du monde, la nostalgie de l'unité déchirée par la contingence de l'être, le dur désir de durer dans un monde imprévisible et changeant, la résistance aux catastrophes périodiques par le surgissement de l'information (de la mémoire génétique) et de ses capacités anti-entropiques de régulation et d'organisation.
Ce qu'il faut ajouter, c'est que la vie ne s'épuise pas dans le résultat mais qu'elle est essentiellement processus continu d'adaptation et de transformation, pas seulement de reproduction (sans laquelle il n'y a pas effectivement d'évolution). La vie ne vise pas une ataraxie satisfaite alors qu'elle est activité incessante, c'est à cela qu'on reconnaît le vivant d'être toujours en mouvement et agité de courants, de réactions chimiques, de constructions et de destructions, agitation régulée assez finement par le résultat final et prise dans une pulsation générale. L'important à comprendre, c'est que cette agitation n'est pas une perturbation, pas plus que la diversification, c'est la vie elle-même, une vie qui n'est pas intermittente (sauf très rares exceptions) mais continue (bien que cyclique) et ne se réduit pas à sa propre conservation. A l'opposé d'une logique de l'identité, nous sommes embarqués avec la vie dans une aventure dont la fin n'est pas donnée et dans une dialectique avec notre environnement qui nous constitue entièrement sur le long terme tout en nous laissant dans l'inachèvement. Ce qui semblait marginal, imputé aux erreurs de reproduction, se révèle au contraire central, le processus d'interaction et d'adaptation au milieu constituant son caractère excessif et invasif auquel la vie doit son insistante existence.
A l'heure actuelle, et malgré quelques résultats spectaculaires de Craig Venter, il n'y a rien de moins sûr qu'on puisse créer une véritable vie artificielle encore moins reproduire les premières étapes de la vie où le facteur temps et la succession des événements sont le facteur limitant, même si John Stewart est persuadé que ce n'est pas si long que cela, ne constituant pas une barrière infranchissable. C'est sans doute ici que l'informatique pourrait accélérer pourtant les processus sélectifs et résoudre la question de façon théorique (par reverse engineering) avant sa vérification expérimentale. Le mystère de nos origines restera encore un peu de ce qui a enclenché cette histoire cumulative que nous continuons dans notre confrontation aux limites de la biosphère et qui nous pousse à inventer notre propre vie.
Dire qu'on n'arrivera pas, avant longtemps du moins, à une véritable vie artificielle, ou bien que la vie artificielle n'est pas la vie, ne veut pas dire que ces recherches ne produiront rien du tout. Il y aura des résultats, c'est certain, au moins pour les organismes génétiquement modifiés qui existent déjà et la programmation à base de composants biologiques (biobricks). Plus que les fantasmes d'une nouvelle création de la vie quasiment divine ou même d'un homme amélioré, ce sont bien effectivement les OGM mal maîtrisés qui doivent retenir notre attention et auxquels on doit le plus sévèrement appliquer le principe de précaution. D'ailleurs, le plus grand danger ici, après les multinationales avides et les Etats voyous, ce sont certainement les biohackers qui se livrent à des manipulations génétiques dans leur cuisine...
(A propos du débat : LA BIOLOGIE SYNTHETIQUE EN QUESTION organisé à Beaubourg par Vivagora le 2 avril 2009)
On peut renvoyer aussi à un très bon numéro de Critique avec John Stewart et Antoine Danchin, qui date de 2002 mais dont on pouvait tirer déjà à peu près les mêmes conclusions...
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