Ce n'est pas seulement dans la politique qu'on rencontre ces trois figures pathétiques qui font obstacle à la construction d'une démocratie cognitive ! On condamne en général surtout le traître mais on verra que ce n'est pas forcément le pire, on sait bien que "l'enfer est pavé de bonnes intentions"... En tout cas, on ne fera rien sans ce trio infernal (pas d'homme nouveau, il faut faire avec ce qu'on est) mais on ne fera rien de bon si on n'en sort pas un minimum. Paradoxalement on ne s'en sortira pas si on n'est pas conscient qu'on ne pourra jamais en sortir complètement : nous avons absolument besoin de reconnaissance, notre rationalité est forcément limitée et nous avons inévitablement des intérêts à défendre quoiqu'on dise !
Que ces personnages prennent le devant de l'actualité ne doit donc pas nous étonner, mais il ne faut pas en rester au constat, que ce soit pour se résoudre avec cynisme à l'impuissance voire à la collaboration, ou que ce soit pour se réfugier dans une condamnation morale sans aucune effectivité. Il ne suffit pas de se croire moralement à l'abri de toutes ces dérives en jurant sa fidélité à des valeurs idéalisées. Il vaut mieux faire face avec lucidité, notamment par la division des pouvoirs et la méfiance envers toute idéologie, à cette réalité incontournable de notre part d'ombre, des frimeurs, des idiots et des vendus qui nous mènent à notre perte si nous nous laissons faire et ne revenons pas rapidement à la raison.
La naïveté et l'idéalisation sont encore trop souvent la règle envers nous-mêmes, nos amis, nos idoles : le principe de précaution doit s'appliquer en politique aussi et réduire l'enthousiasme doctrinaire. Le réalisme est certes décevant par rapports à nos idéaux, mais il n'y a pas d'autre voie : c'est avec tout le monde qu'il faut faire société, c'est avec les hommes tels qu'ils sont qu'il nous faudra vivre, hommes de droite, hommes de gauches, croyants et mécréants. Non, il n'y aura pas de miracle, nous ne serons pas sauvés à seulement sauver ce qui peut l'être, mais plutôt que de rêver à quelque utopie, il faut être résolu sur nos finalités collectives et prudents dans leur mise en oeuvre, ne pas se laisser entraîner à la facilité des fausses certitudes qui plaisent tant aux foules pourtant... Les lois du succès sont toujours les mêmes, hélas, qui ne favorisent guère les meilleurs mais seulement les plus déterminés !
Le frimeur
Le frimeur est omniprésent, beaucoup plus qu'on ne croit. Sans lui rien ne tiendrait, sans doute. Il est absolument essentiel pour nous faire croire à la Lune ! Cela n'empêche pas qu'il est bien ridicule à s'y croire un peu trop. Mais refuser la frime n'est-ce pas déjà trop frimer ? Il n'y a pas d'admiration qui ne soit d'une certaine façon un malentendu, l'illusion d'un monde qui n'existe pas dont on serait exclu soi-même. On n'imagine pas à quel point il faut réussir à faire croire à ce qui n'existe pas pour s'attacher l'amour des autres et enthousiasmer les foules. Ce n'est pas seulement la religion qui veut nous faire sentir une présence qui brille surtout par son absence. Credo quia absurdum, c'est ce qui nourrit la frime dans le domaine intellectuel comme dans la politique. C'est quand le surréalisme, l'existentialisme, le marxisme ou le structuralisme peuvent prétendre à une vérité supérieure, incompréhensible et inaccessible, qu'ils se font promesse d'une vie plus intense, d'un pouvoir invisible, et deviennent à la mode : c'est-à-dire que tout un tas de frimeurs, le plus souvent de bonne foi, se réclament de cette nouvelle supériorité hors d'atteinte du vulgaire et prennent un air entendu, illuminés par cette révélation qui change tout et déchire le voile qui nous sépare du coeur de la vie !
Ce n'est pas forcément le contenu qui est en cause d'ailleurs, pour ce qui n'est qu'une attitude par rapport à n'importe quelle idéologie : tel maoïste de choc devient avec autant d'aplomb le valet du cynisme patronal. Bien sûr les plus ridicules sont à droite, les riches en toc qui exhibent leurs montres, leurs voitures, leurs yachts et tous leurs signes extérieurs de réussite sociale, les frimeurs de la scientologie ou de la communication, les commerciaux de choc ou les financiers de haut vol qui montrent leurs muscles pour épater les petites filles. Il y a de quoi partir dans un immense éclat de rire devant tant de vacuité mais tout autant devant les vantards de la culture et du style, tellement auto-admiratifs devant leur propre excellence et celle des oeuvres qui les ont formés. Le dominant content de lui est aussi insupportable que facile à prendre en défaut, bien loin du véritable créateur qui doute de lui et de tout, mais on aurait tort de croire qu'il n'y a pas autant de frimeurs de l'autre côté, du côté des révolutionnaires, des gauchistes, des décroissants sans parler des terroristes qui jouent avec les armes...
Du côté de la gauche, ce qui remplace la religion c'est la croyance dans un état primitif naturel délivré de l'aliénation comme de tout mal, un paradis sur Terre plutôt qu'aux cieux mais toujours situé dans un au-delà impossible si ce n'est dans un passé à jamais perdu. Le marxisme ne se limitait certes pas à la froide raison scientifique, il lui fallait inventer une raison plus profonde, une réalité plus réelle. On peut le dire aussi de toute sociologie, dans la position du "non-dupe" comme disait Lacan, qui peut tout aussi bien justifier un conformisme amusé que la prétention à donner accès à un nouveau niveau de réalité qui échapperait à ces effets de groupe au prix d'une discipline exigeante réservée aux happy few. Il y a des frimeurs de la désaliénation pas tellement différents des frimeurs du cynisme libéral. Croire à ce qui n'existe pas, c'est ce qu'on trouve aussi bien avec "la main invisible" des marchés qu'avec une auto-organisation mythifiée et mise à toutes les sauces : plus cela semble mystérieux et paradoxal, et plus il est valorisant d'y croire ! Il y a bien des frimeurs chez les écolos et les décroissants, mais il y en a au moins autant chez les syndicalistes ou l'extrême gauche qui montrent leurs gros muscles comme si ce n'était qu'une question de rapport de force ou de force morale et non d'un rapport à la vérité pratique ! Il est bien sûr toujours commode de croire qu'il y a les bons d'un côté et les méchants de l'autre pour s'assurer d'être du bon côté, mais c'est faire preuve de trop de complaisance envers la pureté de nos intentions et faire fi des véritables problèmes qui se posent, de la justesse des réponses qu'il faut y apporter...
Le sujet est inépuisable, impossible d'en faire le tour, il faut pourtant citer encore un grand classique, c'est la mise en accusation de la raison elle-même, à cause de la rationalisation marchande ou technique. On ne sait plus avec quoi discuter, livré au subjectif, au vécu, au sentiment qui va se limiter au paraître et donc à la frime qui voudrait nous impressionner. Ce n'est pas que la rationalisation, le réductionnisme et le scientisme ne soient pas critiquables mais ce qui doit être critiqué, c'est une raison tronquée, une pensée unidimensionnelle de l'ordre du fanatisme plus que de raison. Sinon, l'irrationalité peut mener à n'importe quelle bêtise, mais rien de mieux pour frimer avons nous vu aussi...
L'idiot
Il n'y a pas que les frimeurs et les dominants. Il y a aussi la part de la bêtise, de notre débilité mentale et de notre crédulité. Le fanatique n'est pas un frimeur, il y croit le pauvre, fasciné par un raisonnement logique, une vérité partielle. Comme toujours, la bêtise c'est de se croire délivré de la bêtise : le crétin c'est celui qui ne doute de rien ! Notre rationalité limitée se manifeste surtout dans les moments de grands bouleversements, dans l'inertie de l'idéologie de plus en plus déconnectée des réalités sur lesquelles elle s'appuyait, lorsqu'on passe d'une période à une autre, d'un paradigme à un autre et que les conceptions du monde s'affrontent dans l'indécidable. La bêtise est en grande partie une inertie de la pensée, une résistance à l'information nouvelle et à l'adaptation aux démentis du réel.
Il faut dire que ce n'est pas facile, impossible de se fier à rien ni personne car il y a souvent des retournements dialectiques où les révolutionnaires d'hier sont devenus les conformistes d'aujourd'hui. Croire qu'on est meilleur que les autres aide à ces aveuglements, rien de plus bête que la propagande car la bêtise est dans la projection de notre propre bêtise sur l'ennemi et de s'en croire préservé. Cependant, croire un peu trop à l'intelligence collective, ce qui est le postulat inverse de notre identité, est tout aussi bête, et croire qu'on serait délivré de la bêtise sur Internet n'est qu'une bêtise supplémentaire... Evidemment, une fois que tout le monde peut avoir accès au réseau, on y a affaire aux mêmes populations que dans la vie depuis toujours !
Ce n'est pas médire de la bêtise cependant que d'en reconnaître l'omniprésence. La bêtise a une fonction, peut-être celle d'exprimer des conceptions profondes de la société, en tout cas, sans une part de bêtise pas de conviction, pas d'engagement, pas de décision ni d'action. Lénine parlait "d'idiots utiles" pour certains intellectuels qui soutenaient l'URSS ! Tout ce qu'on peut faire de moins bête, c'est d'admettre cette part de bêtise pour ne pas trop s'y laisser prendre, tout en sachant qu'on y échappe jamais tout-à-fait mais prudence face à la frime, prudence face à la bêtise même si la frime est indispensable pour nous motiver et la bêtise pour nous faire prendre parti !
Le vendu
Quoi de pire que le vendu, le traître qui ne pense qu'à lui, à sa carrière ou à l'argent. On est choqué à juste raison sans doute mais ce n'est pas une raison pour se faire plus naïfs qu'on est sur tous les autres qui ne sont pas aussi ouvertement dévoués à leurs propres intérêts. Car, la vérité, c'est qu'il n'y a rien de grand et d'universel qui ne se fasse sans intérêt particulier. Il n'y a pas de continuité ni d'engagement qui résiste au premier revers si l'intérêt individuel ne s'identifie d'une certaine façon au projet collectif. Là encore, il vaut mieux le reconnaître, savoir que des intérêts sont en jeu, et qui doivent être préservés, plutôt que de jouer la comédie du refoulement et de l'innocence.
Il ne sert à rien de faire la morale, au contraire il ne faut pas se fier à la moralité mais afficher les intérêts en jeu, en tenir compte et pas se la jouer. On peut tous être vendus à un moment ou à un autre, même après avoir résisté longtemps... Certes un chef doit incarner l'esprit de sacrifice et servir de modèle de dévouement pour entraîner ses troupes mais il n'est pas si mauvais que l'ambition et la vénalité apparaissent quelquefois au grand jour. Il n'y a certes pas de quoi être fier, mais pas non plus de quoi faire comme si c'était chose nouvelle. On a bien vu les dirigeants communistes se transformer en capitalistes et en oligarques ! Il faut le savoir et ne pas faire comme si on avait affaire à des anges, savoir que l'intérêt personnel est un élément du pouvoir, savoir qu'un permanent d'un parti a tendance à penser comme celui qui le paie...
Si j'ai rassemblé ces trois figures, c'est qu'elles constituent des obstacles importants à la construction d'une démocrate cognitive ainsi qu'à l'action politique en général, sauf à vouloir les encourager au contraire dans une conception fascisante du pouvoir. Il est intéressant de voir, en tout cas, que ce sont les figures inversées des qualités qui sont indispensables à l'orateur pour convaincre (selon Aristote dans sa Rhétorique) : l'excellence, la clairvoyance et la bienveillance. On comprend bien pourquoi, c'est la garanti qu'on n'est pas trompé par insuffisance, aveuglement ou malveillance.
En fait, il faut dire qu'il y a sans doute une quatrième figure du mal qu'on aurait pu ajouter, c'est la dépression, le désintérêt, la passivité, mais les dépressifs restent chez eux la plupart du temps et n'encombrent pas les forums. Désertant la politique on ne les y croise pas longtemps, en général, mais c'est dire qu'il ne suffit pas de ne croire en rien, de douter de tout et de n'avoir aucun désir. C'est dire qu'il ne suffit pas de se débarrasser de la frime, de la bêtise et de l'égoïsme. Notre responsabilité est d'occuper ce lieu intermédiaire inconfortable d'une action ambitieuse et prudente, d'un enthousiasme un peu fou et d'un réalisme attentif. Il nous faut habiter la contradiction car on a autant besoin d'un grain de folie, d'une volonté de vivre intensément, que d'une grande sagesse pour arriver à nos fins...
J'arrête là ce petit texte un peu inachevé car je viens d'apprendre le suicide d'André Gorz !! Je perds tous mes interlocuteurs, coup sur coup! :-(
Reconnaître ses faiblesses est une force, en effet. Oser leur donner un nom nécessite une bonne dose de juste estime de soi encore plus conséquente. Là est d'ailleurs le problème, le règne de la "course de fond" de notre "petit monde humain" empêche "le tout un chacun" de pouvoir prendre le temps de poser un regard... au dedans de soi. Notre économie de marché étouffe nos réflexions primordiales, que l'on ne souhaite aborder que sur la note du divertissement.
Le pire, c'est que les responsables sont aussi des victimes et que l'on est soi-même complice de ce système.
Il est malheureusement difficile de détourner le regard des majorités, hors du mur des vaines mais belles perspectives picturales, tout en empêchant qu'ils ne regagnent celui des lamentations.
Il suffit parfois de juste faire un petit pas de côté... le plus dur étant de choisir le bon, et de coordonner son pas avec celui de l'ensemble...
P.S. : Mes sincères condoléances pour votre ami.
Bien que la justesse soit très importante dans l'élaboration d'une alternative face aux enjeux politiques actuels et historiques, il m'a fait beaucoup de bien de lire cette facette très importante à mes yeux et qui est sans doute l'une des clés de cette volonté de changer le monde :
"on a autant besoin d'un grain de folie, d'une volonté de vivre intensément, que d'une grande sagesse pour arriver à nos fins...".
J'ai vu sur arte il n'y a pas si longtemps un très bon documentaire sur Salvador Allende. Les témoins de cette époque le disent tous : il y avait une fraternité et une intensité vécue chaque jour à essayer de dépasser le cours de l'histoire par le biais des urnes (malgré que cette histoire ait mal tournée). Cette époque reste gravée dans les coeurs de tous ceux qui ont désiré ce changement !
Je suis par consécquent vraiment d'accord avec vous sur ce point... : l'intensité est un point très important pour le changement, elle pourrait même être en partie une finalité !
Sinon je suis partis au "cinécolo" au barbizon à Paris, où ils passaient un documentaire sur une initiative d'un collectif (une association) qui récupère les déchets comme des machines à laver en panne, des parasols, ils les retapent si besoin est, pour ensuite les re-vendre et éviter par consécquent un surplus de déchets. Ils fonctionnent d'une façon autogérée avec salaire égal etc... Après le documentaire il y avait une discussion sur cette initiative. Je leur ait demandé s'ils cherchaient par cette initiative professionnelle à être fidèle à leur conviction et par consécquent à essayer de pousser plus loin leur initiative - qui est à mes yeux très belle - pour élargir leur réseaux d'initiatives et même chercher à organiser des débats sur "quel systême alternatif mettre en place", leur initiative leur donnant une certaine crédibilité, puisqu'il y a micro expérimentation. Ils m'ont répondu qu'ils préféraient la diversité plutôt que de chercher une alternative qui "standardiserait" leur mouvement, qu'il y avait même à une époque un partisan du RPR au sein de leur association, et qu'ils ne désiraient pas afficher de propositions politiques, que ils préféraient rester dans le concret.
Personnellement je trouve qu'il y a par consécquent une peur de la confrontation pour une homogénéisation de l'alternative à revendiquer et qu'on préfère par consécquent garder nos points de vues intériorisés dans le non-dit pour préserver (à mes yeux) une illusion d'unité... L'unité ne se présèrve pas vraiment dans le non dit mais dans la confrontation avec du doute comme moteur nous poussant à chercher des vérifications.
Sinon il y avait un stand de la revue écorev' là-bas avec tous les anciens numéros et j'ai acheté le numéro 7 où André Gorz a écrit.
Je suis sincèrement désolé pour vous et ses proches et vous souhaite de la force pour cette dure période...
Voici un texte qui fait plaisir. Mais comment reconnaître ces personnages ? On ne peut décemment pas échanger avec un a priori négatif sur les gens et des attitudes qui nous apparaissent désagréables peuvent découler de choses bien plus profondes en réalité. Il ne faut pas tomber dans la posture vengeresse de l'intello qui se souvient d'avoir été brimé au collège.
Toutes mes condoléances pour la perte de vos amis.
Pour compléter les propos de BAZ il est intéressant je pense de savoir que la recyclerie dont il fait mention appartient à plusieurs réseaux et nombre de ses membres s'investissent dans des processus de remises en question.
La structure est d'ailleurs membre du réseau REPAS (Réseau d'Echange et de Prtiques Alternatives et Solidaires) qui organise notamment un "compagnonnage alternatif" prompt à la transmission d'expérience et à la remise en question de tou-te-s les participant-e-s (même des membres de "l'organisation"). Je ne veux pas polluer le site de Jean Zin donc si cela vous intéresse, il y a un article sur ce thème dans le numéro 24 d'écorev' et il existe un site : http://www.reseaurepas.free.fr/
manu.
Vous dites : " le crétin c'est celui qui ne doute de rien ! "
Audiard l'avait déjà remarqué : "Un con, ça ose tout! "
(Les tontons flingueurs)
Amicalement
JP