Comprendre notre temps, Marc Ferro - Odile Jacob (27 avril 2007)
Pour une bonne partie de la gauche et des forces progressistes ou humanistes, le réveil a été terrible. On a éprouvé, avec cette campagne, le choc d'un retournement dialectique, comme on ne le croyait plus possible, et d'un très étonnant retour du refoulé. Le sol tremble sous nos pieds devant la réapparition des monstres du passé, de l'irrationnel, de la religion, du patriotisme, de la morale, de la démagogie, de l'idéologie, de l'ordre policier mais, par dessus tout, sans doute, du ressentiment qui a envahi les discours et se déchaîne sans retenue dans une frange de la population : ressentiment contre les précaires (profiteurs, assistés, fainéants), les immigrés, les jeunes et même Mai 68 maintenant !
C'est donc fort à propos que Marc Ferro nous rappelle la place du ressentiment dans l'histoire comme une dimension ineffaçable et qu'il faut prendre en compte "pour comprendre notre temps" mais surtout pour entrer en résistance contre la folie des hommes et changer le monde vraiment, peut-être !
Bien sûr, les électeurs de droite dénieraient ce ressentiment, étalé pourtant avec arrogance, ne parlant que d'amour, de volonté, d'énergie, de compétence et se préparant à de grandes déconvenues ! Seulement, il faut bien dire qu'on ne voit pas nous même nos propres outrances, qu'on excuse volontiers, par exemple ce qui apparaît comme profondément débile pour la droite, l'existence de partis trotskystes ou communistes complètement archaïques, alors même qu'on peut ne pas se sentir concerné le moins du monde par ces arriérés effectivement pathétiques. En tout cas, il faut partir de ce constat, de la nullité de nos cadres politiques. Ce n'est pas Mai 68 qu'il faut liquider mais certainement ces organisations vermoulues, survivances d'un dogmatisme révolu, il ne suffira pas de continuer comme avant alors que tout a changé !
Il est certain que la droite voit mieux que nous la part de ressentiment qui s'exprime à gauche (la "haine des riches" sans doute, qui n'est pas toujours sans raisons !) et tous les défauts sur lesquels nous passons un peu vite mais qui font notre faiblesse assurément même s'il ne faut pas confondre archaïsme et résistance au libéralisme ! D'un autre côté, malgré tous les dangers et la bêtise du patriotisme, on ne peut dire qu'il n'y ait que du négatif dans ce nouvel élan collectif qui dépasse l'individualisme libéral et nous sort d'un politiquement correct pesant et trop hypocrite. Souvent l'histoire avance par son mauvais côté ! Cet aveuglement réciproque se retrouve presque toujours entre groupes ou bien entre différentes populations : on ne voit que les dérives de l'adversaire et pas les siennes propres (il faut lire "Logique de l'exclusion" de Norbert Elias qui montre comme on identifie l'autre à ce qu'il a de pire alors qu'on s'identifie à ce qu'il y a de meilleur dans son propre camp). Il ne faut pas se laisser emporter à s'imaginer que c'est le Bien contre le Mal, c'est un peu plus compliqué que cela (même si...). La remise en cause devrait donc commencer par soi. On ne peut combattre l'ennemi à l'extérieur qu'en identifiant notre ennemi intérieur, nos faiblesses qui font leurs forces. Il ne suffit pas d'être décidés à entrer en résistance, il faut se réorganiser, avoir une stratégie, savoir comment et où porter nos forces sans se laisser aveugler par notre propre ressentiment.
Atterrés par l'image que donnent nos concitoyens d'une France qu'on croyait encore généreuse, il y a de quoi nous faire tomber de notre piédestal mais c'est justement la première leçon que nous devons tirer de ce fabuleux retour en arrière qui se présente comme une modernisation ! Plutôt que de rejeter sur les autres, si facilement diabolisés, toute la faute de l'effondrement de nos valeurs, il faut en prendre notre part, en comprendre la nécessité dialectique (dialectique qui n'est pas finie et nous redonnera la main), ainsi que l'enjeu de connaissance de nous-même et de notre vraie nature que cela représente à chaque fois. C'est la vérité sur ce que nous sommes qui est l'enjeu de l'histoire dans ses bons comme ses mauvais côtés. Pour cela, il nous faut affronter la part du négatif, la part d'ombre de notre humanité inséparable de sa part de lumière, à ne pas oublier !
Le retour de cet amour du chef plein de ressentiments et qui suscite des espérances folles, avec un incroyable sentiment de toute puissance, est bien une dure leçon que nous inflige l'histoire mais qui devrait d'abord nous amener à revenir de notre idéalisation de la nature humaine un peu trop narcissique et de la vision trop naïve d'une démocratie qui peut toujours tomber dans le fascisme et la démagogie, une dictature de la majorité basée sur une démocratie plébiscitaire plus ou moins manipulée. Il ne faut pas nous faire plus angéliques que nous ne sommes, êtres de chair et d'émotions mais surtout êtres parlants pas toujours de bonne foi, en quête d'amour et de reconnaissance, orgueilleux et jaloux. Avoir une trop bonne image de soi comme des autres ne peut amener à rien de bien sinon à l'enfer de nos trop bonnes intentions. Ce n'est pas une raison pour nous noircir, ni pour baisser les bras. Il faut reconnaître nos limites et nos défauts, sans renoncer pour autant à nos idéaux ni au progrès mais de façon responsable, efficace, sans rêver à un homme nouveau qui est l'appel de toutes les barbaries. Aucune utopie ne nous rendra autre que nous sommes, juste un peu plus apaisés, solidaires, respectés, autonomes peut-être, un peu plus seulement, mais il ne faut pas sous-estimer pour autant tous nos penchants mauvais, le poids et la douleur du négatif ! Nier la réalité sur laquelle on se cogne est une faute qu'on finit toujours par payer.
A l'évidence, la droite qui a une longueur d'avance dans l'inévitable "modernisation", n'a eu aucun mal à balayer des appareils sclérosés et des idéologies déjà mortes. La déliquescence de l'extrême-gauche était bien déjà le signe de l'essoufflement, de la perte de crédibilité et de dynamique des valeurs de gauche figées dans un conservatisme frileux. L'autisme de tous ces groupuscules (y compris le PC et les Verts) est terrifiant ! Le vieillissement de la société affecte toutes ses composantes ! On sait aussi que la société "n'avance que par les extrêmes" et que l'histoire n'est pas finie mais il serait bon de mettre un terme au plus vite à ce retour en arrière et de reprendre nos esprits rapidement, ce qui impliquerait de nous remettre profondément en cause aussi bien au niveau de l'idéologie que de l'organisation (ce qui voudrait dire dissoudre tous les partis, faire des Etats-Généraux, reconstruire un écologisme municipal, s'accorder sur une alternative à l'ère de l'information... On est bien sûr très loin de tout cela, on en a pour 10 ans à ce rythme !).
Le caractère historique et générationnel de ce retournement dialectique se manifeste en ce qu'il concerne presque autant la gauche que la droite, au point qu'on peut entendre des responsables du Parti Socialiste se réclamer de la lutte contre l'assistanat ou la revalorisation de la valeur-travail. On croit rêver ! Ce ne sont pas les problèmes bien réels qui peuvent se poser qui sont ici en cause, mais leur formulation largement fantasmatique et trompeuse dans leur généralité et leur connotation morale. Il y a bien sûr une logique implacable derrière ces retournements (le rétablissement de l'autorité paternelle pour ceux qui ont fait un procès à leur père!). On peut en faire un interprétation sociologique ou générationnelle. L'interprétation la plus pertinente est politique : réaction au libéralisme (malgré les apparences) mais aussi au social-libéralisme, ressentiment (justifié) des ouvriers ou de l'extrême-gauche contre les socialistes par exemple mais sans réelle alternative. Il y a bien une logique historique qui impose la remise en cause des anciens partis qui nous ont déçus et des politiques qui ont échoué.
Il faut une refondation, une régénération, une adaptation, une mise à jour (tout au contraire d'un abandon de l'exigence de justice et de protection). La dialectique est inévitable, mais pourquoi la forme du ressentiment ? C'est cette haine qui est dangereuse et représente notre part d'irrationnel qui peut mener au pire. C'est non seulement l'échec de la démocratie mais celui de l'homo oeconomicus supposé calculateur et rationnel, de l'homme des Lumières enfin. Ce qui est la porte ouverte à toutes les manipulations de la propagande (au nom de l'amour des siens) mais à chaque fois que la haine s'exhibe sans vergogne et que la folie des hommes nous mène au pire, c'est au nom de grands idéaux et pour nous ramener aux réalités de notre pauvre nature humaine et de son orgueil blessé.
Toutes les idéalisations, les utopies d'hommes purifiés, les sociétés idéales, se payent très chers de désillusions. Ce n'est pas une raison pour renoncer à réaliser la justice (et la philosophie) mais ce n'est pas avec un humanisme béat qu'on pourra dépasser notre inhabileté fatale, notre crédulité et notre féroce jalousie. Il ne suffira pas de notre bonne volonté, de l'auto-organisation, du laisser-faire ! Il faut reconnaître ce qui ne marche pas et la force du ressentiment pour avoir une chance de ne pas y succomber. La critique ne doit donc pas porter uniquement sur le contenu programmatique de la gauche, dramatiquement vide et lorgnant vers la droite, ni même sur la classe dirigeante ou l'organisation des partis mais bien sur l'acceptation de notre humanité telle qu'elle est avec ses qualités, sa générosité mais aussi tous ses défauts, sa rationalité limitée, sa folie. L'enjeu politique n'est pas seulement une critique de l'idéologie, de la sociologie ou de l'économie, c'est surtout une conception de l'homme et de la démocratie, c'est un enjeu philosophique qui n'est pas assez pris au sérieux alors que c'est sur ce terrain qu'on peut espérer retrouver l'avantage, une nouvelle crédibilité en rétablissant simplement la vérité (pas en s'enfermant dans des dogmes).
En traquant les formes du ressentiment tout au long de l'histoire, Marc Ferro éclaire singulièrement la situation présente et donne une forme concrète à la lutte pour la reconnaissance, à sa place centrale dans les sociétés humaines et dans l'histoire politique, ainsi qu'un fondement individuel au mécanisme du bouc émissaire (que René Girard explique lui par le désir mimétique). Le nazisme comme conséquence de la première guerre mondiale et d'un traité de Versailles humiliant en donne l'exemple le plus clair et le plus dévastateur (mais les fascistes se croyaient du bon côté, remplis d'amour pour leur prochain et la patrie). Le ressentiment c'est la revanche du vaincu, la logique de l'honneur plus que celle de l'intérêt, l'exigence de dignité et le besoin de vengeance des humiliations subies. C'est toujours la conséquence d'un traumatisme, conséquence du fait qu'un préjudice subi ne peut rester sans conséquences, nourrissant une rancune tenace bien compréhensible, mais, ce sur quoi il faut attirer l'attention c'est sur le caractère collectif que peut prendre ce ressentiment, épousant un répertoire local de vieilles rancoeurs qui se perpétuent à travers les siècles, phénomène tout de même très surprenant.
Effectivement, dans ce devenir collectif du ressentiment, il se crée bien du collectif, de l'amour, une communauté de destin qui absorbe notre propre ressentiment et nous sauve ainsi de toute culpabilité individuelle par la culpabilisation de l'autre (la "moraline"). Nietzsche a cru pouvoir identifier le ressentiment à la morale et au socialisme mais il avait tort et s'aveuglait lui-même de son propre ressentiment (qui imprègne toute son oeuvre). C'est à la fois plus général et plus précis, une exigence de dignité, d'égalité et de justice, une blessure narcissique dont on voit bien qu'elle n'est pas réservée au faible mais qu'elle peut être une rage partagée par les riches et les forts contre les pauvres qui les empêchent de jouir (Alain Minc là-dessus est impayable, subissant prétend-t-il, lui qui dirige Le Monde, la dictature des minorités) !
Ce qui me frappe dans ce livre de Marc Ferro, qui vient tout juste de sortir, ce n'est pas tant sa démonstration historique que sa pertinence historique, permettant de comprendre la signification du ressentiment actuel dont il montre la permanence dans le passé. Les exemples abondent. Il suffit de citer le dos du livre qui énonce quelques uns de ces ressentiments durables inscrits dans un territoire :
Pourquoi une "guerre de cent ans" entre la France et l'Angleterre ? Pourquoi deux siècles de conflits entre la France et l'Allemagne ?
Pourquoi des millénaires de persécutions entre juifs et chrétiens, et des siècles entre catholiques et protestants ?
Pourquoi les Arabes invoquent-ils les croisades dans leurs chocs avec l'Occident ?
Pourquoi les conflits sociaux et politiques à répétition ?
Pour Marc Ferro, il faut y voir la part du ressentiment. Guerres de religion, révolutions, guerres nationales et de libération, fascisme et racisme, l'historien le plus créatif de sa génération passe l'histoire au crible de cette force obscure et ouvre des perspectives nouvelles. La violence dans l'histoire des hommes n'aurait-elle pas avant tout une origine psychologique ?
Il faut apporter un bémol quand même à cette origine soi-disant "psychologique". On peut dire que chacun dans sa vie a l'occasion d'éprouver du ressentiment. A certaines périodes comme celle que nous vivons où beaucoup de gens peuvent connaître une déchéance sociale avec le chômage de masse et la montée de la précarité alors que la croissance revient, le niveau de ressentiment peut monter tout-à-coup jusqu'à trouver une expression collective, mais la cause est bien économique et sociale à l'origine. La façon dont cela s'exprime dépend de l'offre du moment et des traditions du lieu mais il est frappant de voir comme les antagonismes qui prenaient la forme de la lutte des classes ou de la lutte révolutionnaire il y a peu, se sont transformés en guerre des religions ou en choc des civilisations depuis l'effondrement du communisme, quand ce n'est pas en guerre contre les pauvres et les immigrés ! Derrière cet habillage idéologique, qui peut changer selon les époques et les rapports de force, le plus étrange est de retrouver de très vieux antagonismes qui se traduisent encore aujourd'hui, dans les votes notamment (Vendée, Albigeois!) tout comme les Serbes ou les Israéliens remontent à leurs origines supposées, tout comme les pays communistes déchristianisés redeviennent orthodoxes... On voit comme l'histoire individuelle épouse les représentations communes, les ressentiments historiques et s'intègre dans l'histoire collective jusqu'à se confondre avec son mouvement en faisant sienne sa mémoire la plus ancienne, même dans nos sociétés modernes. Rien à voir avec la psychologie sinon par le biais des émotions collectives et de la psychologie des foules.
Il faut faire très attention aussi de ne pas tout confondre : ressentiment, résistance, lutte, morale même. Reconnaître la part du ressentiment ne doit pas tout réduire à cela mais permettre de prendre quelques distances avec ces emportements et les simples discours culpabilisants qui ne mènent à rien. On peut regretter aussi que Marc Ferro identifie un peu trop les élites aux élites intellectuelles, interprétant le ressentiment envers les élites comme un anti-intellectualisme (qui existe bien et qu'on a pu voir à l'oeuvre aussi bien en URSS avec l'art socialiste que chez les Nazis ou aux USA de nos jours). Cependant l'opposition aux élites économiques peut avoir un tout autre sens, celui d'une accaparation des richesses par un petit nombre, et la contestation des élites politiques (des élus) peut être une mise en cause d'une oligarchie confisquant le pouvoir comme en toute institution déclinante. Ce n'est pas forcément jalousie.
Il ne s'agit pas de se jeter à la figure le ressentiment de l'autre ni se jeter tête baissé dans sa caricature. L'important est plutôt de reconnaître cette dimension émotionnelle et de chercher dans ce déferlement de haine, le traumatisme initial, l'humiliation subie, le sentiment d'infériorité et d'injustice, la souffrance sociale qui n'a pas trouvé d'autre exutoire, pour lui donner une véritable réponse ! L'important c'est de se battre sans tout rejeter sur les autres ni s'enfermer dans le ressentiment mais revenir à la raison, aux causes économiques et sociales pour reconstruire une idéologie cohérente adaptée au monde qui vient (l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain), avec une stratégie claire et décidée, de nouvelles organisations politiques et une réelle alternative qui ne peut être que locale. C'est au niveau local qu'il nous faudra reprendre le pouvoir ! Hélas, tout cela est très peu probable, il faudrait un éclatement des appareils en place et il faut bien dire qu'il n'y a rien de bon à attendre entre le ressentiment des banlieues qui n'est pas près de s'éteindre et ce vieux ressentiment qui remonte à la petite enfance et parvient à la tête de l'Etat... Faudra-t-il attendre le pire pour surmonter nos divisions ? Il semble bien que oui !
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