Contre le Bonheur

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Le Dieu Bonheur nous a quittés. Les ânes de ce temps sermonnent en chaire, suffisances de possesseurs. Comme d'un marché qu'il ne faut pas éteindre.

Le bonheur ne sera jamais qu'affaire de rentier. Riez jeunesse bavarde, vieillards argentés, Riez s'il vous reste tant à rire. Le monde est à notre portée.

Qu'on se rassure, il n'est pas question de cultiver le malheur, vraiment il n'y a pas besoin de ça. Il serait vraiment stupide de ne pas profiter des trop rares moments de bonheur bien mérités. C'est la recherche du bonheur, l'idée du bonheur, son obsession, dont il faudrait se défaire, idée à la fois vide et contradictoire ne faisant qu'ajouter au malheur du monde, nous exilant de cette béatitude imaginée comme de la jouissance de l'Autre fantasmée.

La recherche du bonheur est sans aucun doute une des principales entrées en philosophie mais qui se transmuait avec Socrate en recherche de la vérité, au connais-toi toi-même qui est connaissance de son ignorance et activité réflexive (cf. "Le premier Alcibiade" et le commentaire de Proclus). Les sophistes exploitaient déjà en effet cette recherche éperdue du bonheur, par les fils de bonne famille désoeuvrés, et qui sera décuplée dans l'Empire romain voyant se multiplier les "philosophes aux enchères" dont se moque Lucien de Samosate ("Je vends la vie parfaite, la vie sainte et vénérable. Qui veut être au-dessus de l'homme ? Qui veut connaître l'harmonie de l'univers et revivre après sa mort ?"). Ces promesses inconsidérées discréditaient la philosophie au regard de la recherche de la vérité qui est tout autre chose, et même le contraire puisqu'on sait qu'il n'y a que la vérité qui blesse ! La fonction thérapeutique des philosophies, qui se vantent d'apporter bonheur et sagesse, s'oppose frontalement à sa passion de la vérité et au courage de regarder la vérité en face aussi décevante soit-elle pour nos idéaux.

Ce n'est bien sûr pas sans raisons historiques que les "philosophies du bonheur" vont s'imposer, avec le stoïcisme et l'épicurisme, au moment du règne de la propriété privée et du droit romain dans l'Empire voyant l'émergence de l'individu quelconque. Depuis le XIXème, c'est le salariat (le revenu individuel) et l'extension du marché, combinés avec le progrès des sciences et l'affaiblissement des religions du salut, qui expliquent pour une bonne part le retour de ce souci de soi exacerbé, exigence d'une compensation de la peine du travailleur dans le bonheur de la consommation (ou de la retraite). Tous nos murs sont couverts de promesses de bonheur en technicolor. La chose est entendue. Cependant, après un XXème siècle où cette recherche du bonheur faisait rage (des marxistes aux publicitaires, des spinozistes aux existentialistes, des golden boys aux situationnistes), il se pourrait que la recette en soit quelque peu éventée. John Stuart Mill remarquait déjà qu'il y aurait finalement plus de bonheur dans le monde si l'on cultivait les sentiments qui rendent les hommes capables de le négliger mais la nouveauté c'est que désormais, en dehors de la fatigue du développement personnel qui ne peut plus faire illusion, la prise de conscience est générale que l'étalage de son bonheur sur facebook rend tout le monde plus malheureux.

La poursuite universelle du bonheur et le malheur généralisé se prouvent aux yeux de tous comme les deux faces d'une même médaille, relevant d'une forme de psychose maniaco-dépressive. Il faut en conclure que si le Bonheur absolu n'existe pas, le Malheur absolu n'existerait pas non plus - mais seulement l'échec, la souffrance, la déception, la tristesse, l'envie, la rage, la révolte ou la dépression, traversés cependant de soleils, de rires et de chansons, de petits plaisirs et de grands bonheurs, de quelques coups de chances et même d'amour parfois.

C'est l'occasion de déconstruire la fausse évidence de cette idée de Bonheur pour se libérer d'un devoir de jouissance tyrannique que Lacan assimilait au surmoi, en fait aspiration jalouse à la jouissance du maître (sauf quand c'est juste vouloir que cessent douleurs ou fatigue). S'interroger sur les raisons de l'hégémonie des philosophies du bonheur et sur le contexte historique qui peut l'expliquer, exige en effet de se départir d'abord de l'évidence que ce serait depuis toujours et en tout lieu la question de la philosophie et la simple conséquence d'une biologie qui se réduit au corps et à ses humeurs. Les fausses évidences idéologique se présentent souvent comme de simples interprétations des théories scientifiques, notamment du darwinisme. Darwin disait effectivement que "ce sont les êtres vigoureux, sains et heureux qui survivent et se multiplient", ce qui semble bien faire du bonheur un état naturel, celui du poisson dans l'eau. Et certes, il y a des périodes d'abondance où les hommes comme les animaux savourent l'existence jusqu'à sombrer dans une douce quiétude mais le plus souvent c'est plutôt une vie dans l'inquiétude, les conflits, tiraillée par le besoin. Alain ira jusqu'à prétendre que "nous vivons avidement ... toute vie est un chant d'allégresse" évoquant l'hyperactivité enfantine et le simple bonheur d'exercer ses forces, mais il était lui-même plutôt dépressif ! Héraclite et Platon enseignaient pourtant bien que le plaisir se mesure à la peine et qu'il ne peut y avoir de bonheur sans malheur, ce que confirment les systèmes opposants biologiques où la souffrance a tout autant d'importance que le plaisir, au point qu'on peut soutenir avec Canguilhem que "toute connaissance s'origine dans un corps souffrant". Plus généralement, on peut considérer la souffrance comme une forme d'attention, la perception ou la pensée comme une irritation (le bonheur de la morphine endort les sensations), ce qui n'empêche pas les plaisirs de la contemplation ou des caresses. Il faut sans doute ne pas être trop malheureux pour vivre et se reproduire, ce pourquoi beaucoup d'animaux ne survivent pas à la domestication, mais c'est une loi générale qui ne s'applique plus à l'humanité qui vie souvent écrasée par le malheur, la misère, l'esclavage, chassée de son paradis originel, devenue une espèce invasive et domestiquée, ayant colonisé tous les milieux, qui lui restent la plupart du temps hostiles hors de ses abris.

La vogue persistante d'un certain rousseauisme populaire, postulant un bonheur originel naturel, paraît donc bien étrange au regard des faits. Dans cette conception naïve, tous les malheurs du monde (séparation, oppression, exploitation) ne viendraient que de la civilisation, de la répression des moeurs et de la domination (qu'elle soit étatique, capitaliste ou patriarcale), la solution simplissime d'un soi-disant radicalisme critique étant du coup de prétendre supprimer la domination (ou déjouer le complot) pour retrouver l'élan vital primitif, le bonheur perdu de l'enfance et l'épanouissement de nos instincts. Dans cette vision du monde, nous serions voués à exprimer notre essence naturelle, "devenir nous-même", développer nos talents, restant identiques à nous-même alors que la vie constamment nous change à devoir en apprendre les dures leçons et que rien ne serait pire qu'une vie ne faisant que réaliser un scénario écrit d'avance, un destin tout tracé, le hasard et les ratés de l'existence en faisant tout le prix. Il faut souligner que ce retour à l'origine d'une nature idyllique ne s'embarrasse pas de biologie mais, tourné vers le passé, se distingue complètement de ceux qui prétendent faire du bonheur un objectif, la réalisation de notre désir (désir qui n'est pas originel, se révélant désir de désir, désir de l'Autre), le but de la vie comme de la philosophie enfin, même Pascal:

Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils s’y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre. (Pascal)

Il y a de nombreuses raisons de critiquer une notion de bonheur floue et contradictoire mais d'abord, peut-être, d'avoir transformé ce qui désignait chez les Grecs le plaisir de la réussite en une sorte de fétiche phallique, jouissance détachée de son objet. Or, dire que chacun veut réussir est une tautologie puisque vouloir, c'est vouloir atteindre son objectif. On voit mieux sous cette forme ce que la poursuite du bonheur peut avoir d'inadéquat, opérant un court-circuit du même type que la toxicomanie où le bonheur est visé comme tel et non plus comme signe du succès, détournant le système de récompense, qui est au principe de l'apprentissage (le renforcement positif des actions réussies et de l'adéquation au réel), pour viser le plaisir en tant que tel (la répétition du plaisir ou de son apparence au lieu de l'action réussie), substitution du moyen aux fins. En effet, le bonheur éprouvé n'est biologiquement qu'un moyen pour encourager l'action et la reproduction, simple conséquence de la réalisation de nos fins. Il faut bien dire néanmoins que cette substitution est solidement ancrée dans le principe biologique du renforcement des conduites gratifiantes par le système douleur-plaisir, simplement poussé à l'extrême chez l'être parlant mais c'est le réel qui disparaît ainsi, impliquant de s'en déconnecter et se condamner au refoulement et au mensonge perpétuel - à ce qu'on appelle une dissonance cognitive.

La philosophie ne saurait cautionner une telle béatitude artificielle quand elle doit plutôt interroger nos finalités et nous rendre au réel. Il vaudrait mieux suivre Aristote montrant que "le plaisir s'ajoute à l'acte comme à la jeunesse sa fleur". Si le bonheur est d'atteindre nos finalités et d'exercer notre liberté, c'est dans l'activité elle-même (lutte, travail, recherche ou jeu) qu'on peut le trouver, ce qui veut dire aussi dans l'effort et le risque d'échouer. Une des premières leçons de la philosophie (née de la critique de la vie des nouveaux riches) n'était-elle pas que céder à ses passions ne rend pas heureux et que la volonté de bonheur se retourne contre elle, faisant dire à Diogène que c'est la peine qui est bonne ("On choisit la peine et on cueille le plaisir" Alain, p23). Il faut payer avant de recevoir ! Cependant, Aristote pensait pouvoir trouver son bonheur seulement dans des activités ayant leur finalité en elle-même (musique, philosophie, contemplation), ce qu'on peut trouver de vaines distractions, alors qu'on trouve son bonheur tout aussi bien et de façon plus effective en visant des moyens pris comme fins (travail, pouvoir, richesse, jeu) même si, là aussi, ce qui passionne, c'est l'action, pas d'atteindre un but qui ne satisfaisait personne une fois acquis tout comme la santé ne nous suffit plus lorsqu'on n'est plus malade.

Socrate a bien montré le point faible de cette supposée aspiration inconditionnelle au bonheur qui n'a pas l'évidence qu'on lui prête, faisant partie des faux savoirs dont il faut reconnaître notre ignorance : qui donc voudrait tous les biens du monde sous la condition d'être fou, et vaut-il mieux être un tyran ou le juste en croix ? (Gorgias). On est bien obligé de s'interroger sur le sens qu'on donne à un bonheur qui peut désigner de grandes joies aussi bien que l'égalité d'âme ou la vertu. Ce n'est donc pas le bonheur en soi qu'on poursuit de façon indéterminée mais un bien suprême, un idéal, une finalité particulière à chaque fois (déterminée socialement). Il y a en effet toutes sortes de bonheurs, certains plus qu'honorables (bonheur de la générosité, du courage, de l'amour ou de la convivialité). Le souci du bonheur des autres comme du bonheur public reste essentiel, ce qui n'empêche pas que ce sont les autres qui nous rendent malheureux le plus souvent...

Plus encore que l'inadaptation des corps au milieu, c'est bien sûr le langage qui nous rend étrangers au monde, dans l'opposition du devoir-être à l'être et par la haute idée qu'on se fait de la vie bienheureuse. Idéal que le réel ne peut égaler mais qui pose en de tout autre terme cette question du bonheur, qu'on peut considérer comme une pathologie du langage à vouloir faire de sa vie un roman, nécessité de donner sens à sa vie se situant sur le plan de la représentation. La recherche du sens de la vie est entièrement liée à la narration, anticipant sa fin inéluctable en même temps que savoir qu'on s'acharne à vouloir ignorer. Le romantisme qui revendique ce romanesque donne ses héros en modèle suscitant l'imitation. Il se fait nostalgie d'un pays qui n'a jamais existé mais qui baigne dans le sens. Dans les faits et à l'opposé de ce grand récit sensé unifier notre parcours, le sens de la vie évolue sans cesse, pris dans des discours divers et leur éthique relative. Malgré la faillite des grands récits émancipateurs nous promettant le bonheur pour demain, il faut noter cependant que nous restons partie prenante des grands récits scientifiques (Big Bang, évolution, humanisation), et de façon plus sensible encore du récit écologique mais qui cette fois ne nous promet plus du tout la lune et un futur radieux, nous avertissant au contraire des menaces à venir.

En dehors du fait que le bonheur devenu devoir est aussi déprimant que son spectacle, il faut dénoncer sa tromperie, ce que Alain appelait le bonheur de vêtement dont la vanité ne vise que l'envie. On peut nous vanter les merveilles du monde, qui serait le meilleur des mondes possibles, il y a quand même une certaine obscénité du bonheur affiché devant le réel de la misère et de l'injustice. Surtout, la réalité, c'est que ça va mal souvent et qu'il n'y a pas de bonheur qui dure. Pour se dire heureux, il faudrait être aveugle aux malheurs du temps comme à ceux de notre vie alors que, fondamentalement, l'insatisfaction est constitutive de l'existence car le désir est l'essence de l'homme (Spinoza). Qu'on s'entende bien, je souhaite tout le bonheur du monde à ceux qui en sont capables et Il ne peut être question d'entretenir les pensées dépressives encore moins de nier tous les bonheurs du jour mais il faut bien l'avouer, le bonheur, c'est vite ennuyeux, on existe beaucoup plus dans nos passions ou les luttes collectives, quand on sent la morsure du temps et le frisson de l'histoire. Ni l'amour, ni l'histoire du monde ne sont le lieu de la félicité. Comme le disait Hegel, les périodes de bonheur y sont des pages blanches. C'est la grande utopie de croire qu'on pourrait ne rien faire, sombrer dans le sommeil de la pensée et sortir de l'évolution comme de l'histoire pour simplement jouir de la vie, élever ses enfants ou s'abandonner aux jeux de l'amour.

Il y a quand même pas mal de gens qui sont contents d'eux. Il y a des heureux caractères, optimistes, joyeux, qui sont d'ailleurs les plus agréables des compagnons mais beaucoup, sinon la plupart, n'atteignent pas à ce nirvana ou du moins seulement en de rares moments de la vie. C'est sans doute à la fois une question génétique (hormonale) et sociale (précarité) mais les souffrances sont hélas plus tenaces que les grandes joies, les chagrins d'amour plus longs que ses plaisirs. Qu'on n'aille donc pas chercher un bonheur qui nous serait promis. Ce monde n'a pas été créé pour nous, la vie, on la découvre et la supporte plus qu'on n'en jouit. Le quotidien pour les plus nombreux est celui routinier d'un travail répété ne laissant pas de temps à soi, poussant chaque jour son fardeau en absurde Sisyphe. Il ne s'agit pas de noircir le tableau comme s'il n'y avait pas de petits plaisirs, de chaudes amitiés et des instants rayonnants, mais, pour y remédier autant qu'on peut, il est impératif de reconnaître que le malheur naturel est bien la destinée ordinaire (sans être pour autant toujours tragique ni dépourvue de très bons moments). Dans ce monde hostile, qui n'est pas fait pour nous, où la vertu est rarement récompensée et dont les règles nous répugnent, il n'y a aucun sens à vouloir "réussir sa vie" alors que cela se finit souvent si mal (certes pas toujours), entre maison de retraite, deuils et maladies (comme dit Pascal, le dernier acte est toujours sanglant). Il n'y a sens qu'à se soutenir mutuellement, adoucir notre destinée commune, faire bonne figure et contre mauvaise fortune, bon coeur.

Il faut insister sur le fait que le malheur n'est pas contingent, n'est pas juste un accident de l'histoire mais qu'il est ontologique car l'expérience de l'humanité est la séparation de l'être avec le devoir-être et la rencontre de l'inhumain. C'est bien le malheur qui est naturel, cette misère de l'homme que Pascal décrit si bien (misères d’un roi dépossédé) et qu'il est si mal vu de rappeler au risque de déprimer tout le monde. Ce n'est donc en rien une découverte, matière aux chansons les plus déchirantes mais la bienséance oblige à les révoquer en doute pour présenter le visage lisse du bonheur, encore plus sur les réseaux sociaux. Et chacun de célébrer une vie heureuse et réussie. Répétons qu'il y a incontestablement de très bons moments, là n'est pas la question. Si on ne fait pas que passer de la souffrance à l'ennui mais qu'on cultive nos petits plaisirs, il n'y a pas à en rajouter au regard de l'état du monde et de tous nos échecs, de la maladie, de la vieillesse, de nos morts, de nos illusions et nos amours perdues. On peut toujours s'émerveiller de l'improbable miracle d'exister, c'est juste que l'image du bonheur est un leurre, du cinéma qu'on se fait.

La supposée universalité de la recherche du bonheur, dont Pascal dénonce l'échec face au malheur du monde, peut être taxée de sophisme dans son indétermination et son excès de généralité mais elle servira pour cela de mesure universelle aux utilitaristes ou certains économistes, pour finir en psychologie positive avec ses gourous un peu ridicules qui réinventent l'eau chaude - jusqu'à ce qu'on se rende compte que se forcer à des pensées positives aggrave la dépression. On l'a vu, vouloir absolument être heureux au nom d'une pensée positive voudrait dire s'abstraire du monde et ne plus vivre, vouloir ne rien voir ne rien entendre alors que joies et tristesses répondent à la réussite ou l'échec de nos actions, réaction indispensable aux informations qui ne nous laissent pas indifférents. Il faut bien soigner les états dépressifs, exploiter toutes les ressources de la chimie du cerveau, mais sinon, notre bonheur ne dépend pas tant de nous que des autres et du monde dans lequel nous vivons. Le Bonheur absolu est inaccessible, stupide, il n'est que l'image inversée de notre fragilité humaine et de nos peines les plus profondes, repos de toutes nos fatigues qui ne peut s'éterniser au-delà sans nous plonger dans le plus profond ennui. La psychologie positive qui voulait atteindre le bonheur par la méthode Coué a fini par admettre que le bonheur est plutôt dans l'activité absorbante (dans l'oubli du bonheur), raison pour laquelle ce qu'on peut faire de mieux, c'est de changer de travail pour un travail choisi - ce qui ne veut pas dire un travail facile mais, au travers du négatif, c'est bien l'activité qui procure satisfaction et la valorisation de ses compétences (ce n'est plus un bonheur abstrait).

Rien de plus déprimant que de positiver, la vie heureuse partagée sur facebook en a mené plus d'un au suicide. Par contre, noircissez le tableau et il apparaîtra tant de points lumineux dans votre nuit. Dites tout le mal qu'ils méritent des hommes, vous ne pourrez retenir l'émotion de leurs moments d'humanité, de solidarité, d'amitié, de bienveillance et de partage. Il y a vraiment des gens formidables. On peut se désoler de notre commune connerie, la somme des réalisations humaines n'en est pas moins impressionnante et le progrès des sciences époustouflant. Si nous ne sommes pas des anges irréprochables, nous ne sommes pas non plus démons. Chacun fait effort pour maintenir l'entente et dans ce monde d'injustices, il y a nombre de justes. La vie n'est pas un long fleuve tranquille, elle n'est pas faite pour réaliser tous nos rêves. Nous sommes embarqués dans une histoire hostile où nous tentons de faire bonne figure et nous soutenir mutuellement mais reconnaître notre malheur n'est pas l'accepter, encore moins renoncer à le combattre ou à lui rire au nez. Ne pas céder au malheur est tout autre chose que de prétendre au bonheur et d'accepter l'injustice par un imbécile amor fati qui nous rangerait du côté de l'ordre établi et des dominants.

Bref, c'est la partie inférieure et subordonnée qui désire le bonheur ; la partie supérieure veut se respecter elle-même, agir selon la raison universelle [...] et renoncer au bonheur pour faire ce que l'on doit. (Alain, p16)

Si tant d'auteurs, de La Rochefoucauld à Helvétius, de Spinoza à Nietzsche, feront du bonheur le but de la vie même à notre insu, ce n'est pas le cas de tous les philosophes, en tout cas ni de Kant, au nom du devoir moral, ni de Hegel, au nom de l'action historique, ni de Lévinas au nom de la responsabilité de l'Autre. Alain exprime bien cette contestation du bonheur au nom de valeurs plus élevées et notamment en cas de catastrophe ou de guerre exigeant le dévouement à la communauté. Ce n'est pas renoncer au bonheur passager de la réussite, ni à celui de l'activité mais plutôt mettre au-dessus un bonheur moral, celui de l'estime de soi et de la reconnaissance des autres. Ce bonheur moral procède lui aussi de l'exercice de sa liberté, d'autant plus à s'exercer contre soi-même et suivre la raison, satisfaction de l'accord avec soi-même et au regard des autres ("On ne se connaît point si on ne se condamne, ce qui est se diviser de soi, et en même temps se reconnaître"). Cette liberté ne se prouvant qu'en acte (il ne suffit pas de se vouloir moral), motivera un certain activisme qui lui aussi pourtant tourne vite à vide, le passage à l'acte un peu trop forcé n'étant plus libre mais juste raté, à côté de la plaque et même grotesque. Il n'y a pas plus de bonheur garanti du côté de la moralité qui ne peut s'affranchir de toute culpabilité.

Si l'idée d'un bonheur pour soi est inconsistante et trompeuse, il n'en est pas de même du souci du bonheur des autres ou du bonheur du plus grand nombre qui est une question morale ou politique beaucoup plus concrète, ce pourquoi les Américains ont pu faire de "la poursuite du bonheur" un droit inaliénable au même titre que la vie et la liberté (Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis d'Amérique de 1776). Au lieu de parler de bonheur, il vaudrait mieux cependant parler de solidarité ou de développement humain, comme Amartya Sen visant le développement des capacités effectives des individus, de leur liberté de choix, leur en fournissant les moyens matériels, le reste étant laissé à la bonne fortune. La nécessité est cependant admise par tous les politiciens ou presque de proposer un objectif enthousiasmant et prétendre changer la vie pour accéder au bonheur enfin ! A chaque élection on se met à croire au miracle comme si c'était la première fois, comme si les politiciens avaient les moyens de changer la réalité sociale, ne faisant par leur storytelling qu'exacerber les oppositions entre différentes opinions - et finalement décevoir tout le monde. Cette politique idéologique a beau être complètement déconsidérée par le gouffre entre les paroles et les actes, on en rajoute une couche à chaque fois. Les écologistes ne sont pas les derniers à promettre le bonheur dans une nature harmonieuse et des rapports humains conviviaux, ce qui est incontestablement sympathique mais un peu infantile quand ce qui s'annonce n'a rien de drôle (et il n'y aura bien sûr aucun retour en arrière).

Il faut se persuader que la question n'est pas d'un supposé paradis, mais bien plutôt d'éviter l'enfer. L'important n'est pas tant le positif comme on nous le serine, ni ce qui serait notre projet de vie, mais une évolution historique et technologique qui nous échappe largement jusqu'à nous menacer. L'important, c'est le négatif afin d'éviter le pire, l'important, c'est de prendre conscience du malheur pour le combattre pas de poursuivre une béatitude finale, l'important c'est de vivre et d'être dans le jeu, pas de toucher le but. Au lieu de dessiner un avenir positif et un projet global réalisant tous nos fantasmes, il faudrait se concentrer plutôt sur les aspects négatifs exigeant notre réaction immédiate, ce qui est la véritable écologie prenant en compte le négatif de notre production au contraire d'un retour illusoire à l'état de nature. Même si l'écologie nous relie au global et à des totalités systémiques, elle nous apprend à réparer le monde plus qu'à le changer. Ce qu'on appelle "écologie positive" est sans aucun doute à encourager en tant qu'elle consiste en réalisations concrètes qui sont des réponses locales aux menaces globales et qui ne relèvent pas dans ce cas d'une vaine pensée positive mais de la négation de la négation - prolongeant la vie dans son inversion locale de l'entropie, sans projet de transformation globale ni aucune promesse d'idéal ou de bonheur rêvé.  Tous les idéologues persuadés qu'il faut donner une image positive de notre avenir et promettre le bonheur pour susciter le désir et l'adhésion des foules, non seulement avouent candidement vouloir nous leurrer mais se leurrent eux-mêmes sur le pouvoir de l'idéologie par rapport aux causalités matérielles et risques systémiques.

Au regard de toutes les fausses promesses de la philosophie (Dieu, bonheur, sagesse, émancipation), on serait tenté de se dire plutôt antiphilosophe opposant la recherche de la vérité aux conceptions utilitaires de la philosophie, supposées apporter le bonheur, élever à la contemplation, satisfaire l'esprit. A chaque fois le système élaboré vise à boucher une béance, calmer l'angoisse, justifier la vie, rassurer sur la mort et le plus souvent faisant passer pour raisonnable des constructions délirantes, donnant existence à ce qui n'en a pas, pur imaginaire de l'être parlant qui se fabrique un monde à sa mesure. Dépouillées de sa réconciliation finale providentielle, la dialectique hégélienne déboucherait plutôt sur le savoir absolu du caractère inéliminable des contradictions et la nécessité de prendre le parti du négatif plus que de l'utopie, favorisant l'expression du négatif contre la propagande du pouvoir, même prétendu démocratique ou révolutionnaire, nécessité informationnelle de feedback.

La vie est inacceptable sans doute si on ne peut croire que nous finirons par avoir le dernier mot et retrouver le monde perdu de notre enfance. Il semble qu'on ait besoin de croire à une solution finale - alors que croire à cette utopie rend le réel encore plus insupportable. C'est l'enjeu d'une philosophie sans consolation que de nous ramener du ciel des idées à la dureté du réel et se résoudre à regarder la vérité en face dans sa désespérance, non pour baisser les bras mais au contraire pour y répondre effectivement. Si l'émancipation ne débouche pas sur le Bonheur, l'Être, l'utopie, à quoi bon se libérer et chercher la vérité dira-t-on ? C'est pourtant ce qu'on doit affirmer, véritable lucidité de la raison devenue absolument vitale : ne plus croire aux mots ni aux histoires mais aux faits scientifiques contre les illusions des idéologues ou des philosophes, et nos fantasmes coupables - ce qui devrait nous amener à ne plus se la jouer pour agir concrètement et mieux cultiver les petits bonheurs de l'existence ou mieux apprécier encore les moments de bonheur qui nous sont laissés au milieu du désastre ?

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