Une philosophie sans consolation

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Si pleurer, c'est déjà être consolé[1], les consolations ne manquent pas à notre vallée de larmes. Il y a aussi, sans conteste, un plaisir de la recherche de la vérité et de l'écriture qui, même à rendre compte de nos malheurs, nous console vaguement de l'injustice du monde et de la précarité de l'existence dans le commerce avec les idées éternelles, un peu comme un blues déchirant peut exalter notre sentiment de vivre dans l'expression même de la douleur la plus profonde. Il y a indéniablement un bonheur de la philosophie, presque malgré elle, mais c'est l'erreur la plus commune parmi les philosophes de prétendre faire du bonheur la promesse de leur philosophie comme d'une quelconque sagesse ou psychologie normative. Si le philo-sophe avoue qu'il n'est pas sage, c'est d'aimer trop la vérité et de ne s'intéresser qu'au discours public, au bien dire enfin plus qu'à son bien-être.

Or, la vérité est presque toujours déceptive, ce serait une erreur vraiment d'y rechercher une quelconque consolation que rien ne justifie au contraire puisqu'à perdre nos illusions, c'est la rugueuse réalité à laquelle on se cogne (c'est ça le cognitif). Ce serait trop facile de pouvoir attribuer nos malheurs simplement à notre aveuglement, à un voile que la philosophie déchirerait pour nous ouvrir enfin à la jouissance interdite (Béatrice), à la splendeur de la vérité (claritas) et au point de vue divin (dit du troisième genre ou de Sirius, bien au-dessus des simples mortels). C'est le conte pour enfant que nous racontent toutes les religions et dont la philosophie n'a pas pu se défaire depuis Aristote qui critiquait pourtant avec quelques raisons le souverain bien de Platon mais qui le remplace immédiatement par la contemplation du philosophe et le bonheur de savoir. Il ne restait plus aux professeurs de vertu et aux petits maîtres qu'à s'engouffrer dans ce nouveau marché avec chacun sa petite recette entre exaltation des plaisirs et refoulement stoïque des peines. A ces faux philosophes qui voudraient faire de nous des spectateurs satisfaits et passifs du spectacle du monde, il faut opposer une lucidité plus diabolique sans doute mais une philosophie désabusée et stratégique, dépourvue de promesses autres que celles d'une action organisée.

Il n'y a rien qui permette dans les lois de la nature, les sciences sociales ni l'expérience historique d'être trop optimiste. Nous n'avons pas de raison de nous réconcilier avec le monde même s'il est le produit de nos actions, point où Marx avait raison contre Hegel sauf que c'était juste pour repousser la réconciliation au supposé communisme à venir, avec des promesses bien plus insensées que celles de Hegel pour qui la lutte des classes et les contradictions sociales n'ont pas de fin. Seulement, ce n'est pas parce que rien n'est sans raison ou que l'argumentation tend à l'universel qu'on devrait s'en satisfaire et ne plus s'opposer au monde qui court à sa perte. Dans sa lutte perpétuelle contre la mort qui nous ronge aucune vie ne peut rester inactive ni espérer la fin de l'entropie universelle. La lutte et la contradiction sont bien au fondement du monde de la vie et non le laisser-faire du simple spectateur. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas renverser l'ordre établi qu'il faudrait le prétendre juste et passer dans le camp de la réaction. Il n'y a aucune raison de renoncer à plus de justice ni à vouloir aller au bout des possibilités de l'époque, il faudrait du moins mieux tenir compte des rapports de force matériels et se donner des objectifs réalisables au lieu de se payer de mots.

Si notre époque est exceptionnelle par bien des aspects, elle ne l'est guère en philosophie où domine toujours le même bavardage depuis Epicure, figure de l'intellectuel d'Empire se détournant de la politique et de l'histoire pour cultiver son jardin. On pourrait faire de notre scène intellectuelle le même tableau que celui que dresse Hegel dans la préface de ses "Principes de la philosophie du droit". On se dit philosophe à en rajouter dans les bons sentiments et croire au pouvoir tout-puissant des idées, entre science fiction, moralisme et théologie (fût-elle marxiste). Ces conceptions idéalistes ne tenant aucun compte des processus historiques tombent immanquablement dans une mise en cause des personnes, voire dans des délires complotistes, où la cause de tous nos malheurs se résumerait à quelques boucs émissaires faciles. Cette psychologisation de l'histoire réduit tout à la morale, à une liberté supposée entière malgré toutes nos déterminations, avec l'illusion religieuse d'une conversion des coeurs qui nous sauverait in extremis du mal et nous ferait entrer dans ce paradis des amours infantiles.

Ce qui est troublant, c'est à quel point ce moralisme est partagé y compris par les nietzschéens, comme si des millénaires (depuis Zarathoustra au moins) ne prouvaient son caractère inopérant. Ces discours répondent incontestablement à une demande sociale. Si on vient écouter un philosophe, c'est pour qu'il nous délivre la bonne parole, tout comme un quelconque Dalaï Lama, qu'il nous révèle la vérité cachée, nous ouvre la voie du bonheur et nous promette le paradis. On ne sait comment on fait pour continuer à y croire mais c'est un fait, on se laisse avoir à chaque fois dans l'enthousiasme général et les déclarations de fraternité. Une fois dehors, l'ambiance est un peu moins chaude et il faut faire avec une réalité moins reluisante. Il serait plus utile d'avoir des discours qui disent la vérité crue, dans sa cruauté, les menaces qui s'annoncent et contre lesquelles nous sommes dépourvus, promettant plutôt de la sueur et des larmes pour arriver à s'en sortir que des lendemains qui chantent ; avec des conceptions du bien et du mal qui ne soient pas trop naïves et dépourvues de toute dialectique...

On peut dire que l'affaire de l'écrivain et plus encore du philosophe, c'est de découvrir des vérités et des concepts valables. Si on considère cependant comment une telle mission est accomplie dans la réalité, on voit que c'est toujours le même bavardage qu'on nous fait recuire et qu'on répand de tous côtés.

C'est surtout du ton et de la prétention qui se manifestent là qu'on a de multiples occasions de s'étonner, comme si le monde n'avait plus manqué que de ces zélés propagateurs de vérités, et comme si la vieille soupe réchauffée apportait des vérités nouvelles et inouïes, et comme si c'était toujours "précisément maintenant", qu'il faudrait les prendre à coeur. D'autre part, on voit qu'un lot de telles vérités qui sont proposées d'un côté se trouve soudain submergé et emporté par d'autres vérités de même espèce mais d'un côté opposé.

La preuve d'une pensée libre serait le non-conformisme et même l'hostilité contre les valeurs reconnues publiquement et, par conséquent, une philosophie de l'Etat semblerait avoir spécialement pour tâche d'inventer et d'exposer une théorie de plus, et bien entendu une théorie nouvelle et particulière. Quand on voit cette conception et les procédés qui en résultent, on peut se figurer qu'il n'y a encore eu aucun Etat ni aucune constitution politique sur la terre, qu'il n'y en a pas actuellement. Ce serait à partir de maintenant (et ce "maintenant" se renouvelle toujours indéfiniment) qu'on aurait tout à recommencer du début, et le monde moral aurait attendu jusqu'au moment présent pour qu'on le pense à fond et pour qu'on lui donne une base.

On peut faire remarquer ici la forme particulière de mauvaise conscience qui se révèle dans l'éloquence avec laquelle cette platitude se rengorge. D'abord, c'est là où elle est le moins spirituelle qu'elle parle le plus de l'esprit ; là où son langage est le plus mort et le plus coriace qu'elle prononce le plus souvent les mots de "vie" et de "vivifiés" ; là où elle manifeste le plus d'amour-propre et de hautaine vanité qu'elle a tout le temps à la bouche le mot de "peuple".

Cette platitude consiste essentiellement à faire reposer la science non pas sur le développement des pensées et des concepts mais sur le sentiment immédiat et l'imagination contingente, et à dissoudre dans la bouillie du coeur, de l'amitié et de l'enthousiasme cette riche articulation intime du monde moral qu'est l'Etat, son architecture rationnelle, qui, par la distinction bien nette des sphères de la vie publique et de leur légitimité respective, par la rigueur de la mesure qui maintient chaque pilier, chaque arc, chaque contrefort, fait naître la force du tout, de l'harmonie de ses membres. Comme Epicure fait avec le monde en général, cette conception livre, ou plutôt devrait livrer le monde moral à la contingence subjective de l'opinion et de l'arbitraire.

Reconnaître la raison comme la rose dans la croix de la souffrance présente et se réjouir d'elle, c'est la vision rationnelle et médiatrice qui réconcilie avec la réalité, c'est elle que procure la philosophie de ceux qui ont senti la nécessité intérieure de concevoir et de conserver la liberté subjective dans ce qui est substantiel, et de ne pas laisser la liberté subjective dans le contingent et le particulier. (Hegel, Préface aux Principes de la philosophie du droit)

On voit que malgré sa critique Hegel tombe dans le travers de promettre une réconciliation plus que contestable, même si ce monde est bien notre monde, forgé par la lutte des hommes. Je n'ai certes pas non plus la même religion de l'Etat, pas seulement parce qu'il a toujours été l'instrument de la domination de classe mais surtout parce que c'est un monstre froid gangrené par la corruption et l'ambition. Il n'empêche, je ne suis pas anarchiste, l'Etat qui doit avoir des contre-pouvoirs forts a un rôle protecteur indispensable. On peut d'ailleurs penser qu'il y a dans sa conception de l'économie et de l'Etat les prémices de la théorie des systèmes mais Hegel identifie l'Etat à la loi surtout, et si la loi ne peut pas tout, elle a tout de même un effet réel et pacifiant, le droit constituant notre liberté objective et l'incarnation de la raison argumentée dans l'histoire (entre procureur et avocat). Ce n'est pas une raison suffisante pour croire que ce sont les idées qui mènent le monde comme on le proclame en tout lieu, la causalité est bien plus matérielle, dans une logique largement darwinienne. Marx a fait faire un pas de plus à la dialectique aussi bien en privilégiant les forces concrètes (l'opposé de l'idée) qu'en adoptant une attitude révolutionnaire (l'opposition au monde).

Dans la conception positive des choses existantes, la dialectique inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire. Marx I, 559

Il faut donner raison à Marx non seulement sur cette attitude critique et révolutionnaire mais aussi sur le fait que, pour connaître le monde, il faut vouloir le transformer, ce qui permet de constater qu'il résiste à notre volonté et n'est pas aussi simple qu'on pouvait le croire. C'est tout le contraire de ceux qui veulent changer le réel en rétablissant le sens des mots (Confucius) ou par la conversion de tous les coeurs ! L'attention aux forces matérielles comme aux structures sociales aurait dû persuader les marxistes, contrairement à leurs promesses, que la révolution, pour autant qu'elle soit possible, quand elle se produit, ce n'est pas tout changer, l'homme, la vie, l'amour, c'est juste renverser l'ancien pouvoir et changer les institutions pour les adapter à une nouvelle phase. Le romantisme révolutionnaire n'y a pas sa place avec tout son théâtre adolescent, épopée imaginaire, dont on serait le héros, et nostalgie de l'origine que nous partageons avec les sauvages. Certes, il est on ne peut plus exact que "le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience." Ce n'est quand même pas une raison pour croire que changer l'infrastructure suffirait à bouleverser toutes les lois de la psychologie, de la sociologie, de l'anthropologie, sinon de la biologie, dans un constructivisme délirant. Du moins, on le voit avec les bouleversements de la technique dans nos modes de vie, s'il y a bien transformation radicale des idéologies (fin du patriarcat notamment) et redistribution des places, ce n'est pas tant par l'action militante minoritaire que par des effets de masse et jamais ce dont on pouvait rêver, encore moins la fin de l'histoire. Il n'y a pas de positif sans négatif même s'il y a progrès effectif, au moins des connaissances, remisant aux poubelles de l'histoire nos anciennes croyances (principe de tout apprentissage). Ce que Marx aurait dû comprendre, c'est que ce n'est pas seulement le monde existant dont la dialectique annonce la fin mais de toutes choses, y compris du communisme, après avoir dominé une bonne partie du XXème siècle, et de ses aspirations les plus folles...

L'erreur du communisme est le pendant de l'erreur du libéralisme dans l'unilatéralité de l'homo sovieticus opposé à un homo economicus tout aussi unilatéral. La dialectique historique nous oblige à les composer dans un homme pluriel et une société pluraliste maintenant la contradiction entre individu et collectif. Nous habitons cette contradiction qui est notre réalité humaine (l'être-là est un être divisé). Ce qui se perd dans cette pluralité impure, ce sont les utopies contraires d'un monde réconcilié supposé nous apporter le bonheur tant espéré. Ce qui se gagne, ce pourrait être la liberté tout simplement, liberté dont nous prive aussi bien le communisme autoritaire qu'un libéralisme implacable. La question philosophique reste de part en part celle de notre liberté, individuelle et collective, liberté indissociable de notre part d'ignorance, qui fait effectivement question, autant que des processus de domination et du caractère artificiel de nos langages, lois et coutumes. Une philosophie de la liberté explore le monde et reste en position d'apprentissage, prête à corriger ses erreurs en fonction de l'expérience. C'est ce qui la rend dangereuse car imprévisible et la différencie d'avec une psychologie de la soumission, un dogme religieux ou une sagesse normative qui tout au contraire, dans leur poursuite d'un ordre idéal, sont entièrement occupés à refouler, s'identifier, se conformer à quelque idée préconçue, arrêter de penser enfin. Nous sommes incontestablement un animal dogmatique mais notre inachèvement est ontologique, c'est ce qui nous constitue face à notre avenir incertain de pouvoir soudain changer de cap et de personnage. C'est ce qui distingue le regard de ce qu'il regarde, le sujet de l'objet, le vivant du mort. Si la dignité de l'homme réside bien, comme le soutenait Pic de la Mirandole, dans sa part de liberté et sa capacité de se créer lui-même, encore ne fait-on que se méprendre sur elle qui ne peut être que de l'ordre de l'exception et non la règle, ni ne doit être surestimée, ramenée à un libre-arbitre qui serait sans raisons.

Il ne faut pas confondre une liberté rare et difficile avec l'idéologie de la liberté, que ce soit celle de la publicité ou de la propagande. Voilà encore ce qu'une véritable philosophie devrait nous enseigner, en intégrant le travail des sciences sociales, les limites de notre liberté - liberté qu'il faut défendre et cultiver, autonomie qu'il faut produire socialement, et non pas cette liberté de l'esprit supposée absolue. Finalement, la dernière déception de la philosophie nous ramène à sa première, dans la distance prise avec le sage du philo-sophe interrogeant les discours, c'est le pur et simple constat de notre inévitable rationalité limitée, ce qu'on appelle l'ignorance docte et qui est le véritable sens du savoir absolu de Hegel, un savoir sur le savoir comme savoir d'un sujet dans son interaction limitée avec le monde. La déception n'est pas seulement dans ce qu'on découvre mais de ce qu'on peut savoir. Notre finitude est aussi cognitive, ce qu'on a bien du mal à réaliser tant on surestime notre savoir aussi bien que notre liberté, en ne voulant rien savoir de son caractère hérité et stéréotypé dont les différentes cultures témoignent (vérité de ce côté des Pyrénées...) tout autant que la succession des différents paradigmes scientifiques. Le désir de savoir a lui-même ses limites, protégeant nos croyances les plus extravagantes. Rien à espérer en tout cas d'une "singularité" mythique ou d'un point oméga n'ayant tout simplement aucun sens quand on sait ce qu'est le savoir et les lois de l'univers, la technologie ne pouvant pas plus que la religion apporter un bonheur qui est une erreur de conception sur la vie et l'humanité. Notre rationalité limitée n'est pas un accident, c'est indépassable même par une machine ! On pourrait d'ailleurs dire tout autant qu'avec le numérique on a déjà atteint ce point et que ça ne nous a fait ni chaud ni froid ou presque...

On ne peut pas s'assurer d'avoir raison, non seulement parce qu'il n'y aurait pas de garant en dernier recours, ce que Lacan appelait l'Autre de l'Autre, mais parce qu'on se trompe tout simplement, que notre information est imparfaite et qu'on devra réviser son jugement plus tard comme le montre l'histoire des sciences. Il y a certes des vérités éternelles, notamment mathématiques, mais cela ne remet pas en cause l'historicisme de nos connaissances car c'est l'interprétation de ces vérités qui change. Inutile donc de vouloir construire des systèmes philosophiques englobant la réalité toute entière. Ou plutôt, comme en sciences, ces systèmes peuvent être utiles pour faire avancer les connaissances mais ne devraient pas être dogmatisés, pris pour la réalité elle-même. Il faut souligner que Marx n'a pas fait de système. On en est réduit à prendre des bouts de préface et de textes inédits pour reconstituer sa pensée, mais on l'a fait à sa place, et garanti par l'Etat stalinien ! Le système hégélien est, lui, impressionnant et précieux mais il a les défauts de tout système de forcer un peu le trait, d'être un peu trop unilatéral dans son développement. Du moins reconnaît-il qu'on ne peut aller au-dessus de son temps, que donc le système n'est pas définitif, et que, ultime déception, si la philosophie peut nous aider à comprendre un peu mieux le monde, elle arrive toujours trop tard !

Pour la plupart, une philosophie sans aucune consolation qui nous expose à la réalité nue n'est tout simplement pas vivable. On préfère croire n'importe quoi que de perdre tout espoir afin de continuer à vivre dans nos rêves inconsistants. La vérité exposée au relativisme, la loi ébranlée, aucune société ne tiendrait pense-t-on, ni aucun savoir. Mieux vaut un grossier mensonge pourvu qu'il soit imposé à tous ! Il ne manque pas de fous voulant restaurer la loi (dont quelques psychanalystes bien ridicules) mais aussi déceptives soient-elles, y compris sur leur propre savoir, la philosophie et la science sont aussi éloignées du dogmatisme que du scepticisme comme savoir en progrès. Si le fleuve coule et n'est jamais le même tout-à-fait, c'est malgré tout le même fleuve, les mêmes rives redessinées. Nous appartenons à une histoire qui ne nous est pas étrangère, même à vouloir en dévier le cours, et les savoirs accumulés dont nous héritons ne sont pas réduits à rien que nous pouvons pousser un peu plus loin. Ce n'est pas parce qu'on enseigne des savoirs incertains et provisoires au lieu de convictions inébranlables, qu'on ne saurait rien du tout...

En fait, à rendre compte d'elle-même, la philosophie ne peut se contenter de la désillusion ni de l'incroyance, promesse aussi intenable que les autres. Ce qui se présente comme une fin de l'aliénation et l'accès à la vraie vie ne peut que décevoir une nouvelle fois. Il ne faut pas seulement dénoncer la fausseté des dogmes mais que, comme êtres parlants, nous sommes des animaux dogmatiques, que nous sommes pris dans des discours et qu'on répète comme des perroquets ce qu'on nous a dit. La culture, c'est la répétition, c'est ce qui fait groupe. Le dogmatisme est d'abord un conformisme. La plupart du temps, on parle de choses qu'on ne connaît pas ou très imparfaitement (le climat, l'économie, la religion, etc.) pour lesquelles on a des convictions fondées sur des identifications, des principes intangibles et dont on récite une des versions disponibles qui circulent dans notre milieu. C'est un peu comme parler à coup de dictons. Un programme pourrait le faire assez facilement, nos échanges sont en général prévisibles et codés. On voit cependant que nos limites cognitives ne tiennent pas seulement à nos capacités limitées ni à notre mauvaise foi ou notre narcissisme mais aussi à des facteurs externes comme la pression sociale. C'est ce qui fait que dire la vérité et sortir des stéréotypes n'est pas chose facile, brisant le consensus. On peut s'amuser de voir Foucault terminer son enseignement en faisant appel au courage de la vérité qui lui a tant manqué semble-t-il (longtemps sur son homosexualité, sur son sida, si ce n'est sur son tournant politique). Il n'empêche, c'est certainement une dimension de la bonne philosophie de dire des vérités dérangeantes au risque de sa vie souvent, comme Socrate accusé non sans raisons de corrompre la jeunesse. Il n'y a là encore que déception à attendre pour le philosophe qui croirait y trouver quelque récompense. C'est peut-être même le plus grand obstacle à la philosophie qu'elle ne puisse faire groupe, en dépit de toutes les écoles qu'elle a pu produire, et qu'elle nécessite de se tenir aux marges. En Mai68, on pensait tout le contraire, qu'il n'y avait qu'un intellectuel collectif, que l'intelligence collective était plus grande que l'intelligence individuelle, etc, comme si le marxisme valait mieux que Marx lui-même. Une sociologie de base sinon la psychologie des foules suffisent à montrer qu'il n'en est rien. Ce n'est pas un détail sur lequel on pourrait passer mais un véritable écueil, au moins politiquement (démocratiquement). Si dire la vérité divise les familles apporte la discorde, ce n'est guère tolérable, expliquant une haine de la pensée quasi universelle malgré les proclamations contraires. Il y a même incontestablement une dimension perverse à dire en face une vérité impitoyable, c'est pourquoi il n'y a que les fous qui disent la vérité !

En dehors de ne plus vivre dans le mensonge, à quoi donc pourrait nous servir une philosophie si déceptive sur tous les plans ? Eh bien tout simplement en étant plus effective par l'expression du négatif et la correction de nos erreurs. Tout comme la philosophie se situe à égale distance du dogmatisme et du scepticisme, il faut rejeter à la fois l'activisme et le quiétisme, l'agitation et la passivité, l'utopie et la réaction. La liberté se prouve en acte, le sens il faut le créer, dans l'action. Il ne s'agit pas de tomber dans une philosophie de l'absurde alors que nous appartenons à l'histoire, processus qui nous dépasse mais auquel nous participons par notre opposition même et qui n'est pas aussi dépourvue de sens qu'on le prétend. Encore faut-il savoir distinguer ce qui dépend de nous et ce sur quoi on n'a pas de prise, distinguer morale et politique, voie spirituelle et matérielle. C'est le minimum pour une philosophie de l'action. S'il faut renoncer à vouloir changer les esprits, il faut faire preuve sans doute d'un certain opportunisme pour coller au réel mais cela ne veut pas forcément dire aller dans le sens de la majorité ni des forces dominantes. On peut se dresser contre les dérives du temps mais au nom d'un temps futur où d'autres forces triompheront à leur tour qu'il ne faut pas surestimer non plus. Ce sont les circonstances présentes qui font par exemple du revenu garanti et de la gratuité numérique des enjeux du moment malgré une assez faible audience, mais que les faits renforcent et finiront par imposer. Les problèmes écologiques ne dépendent pas non plus de l'opinion du plus grand nombre, pas plus que dans les autres sciences. Il ne sert à rien de prétendre le contraire par souci démocratique, il vaut mieux admettre que la chose du monde la mieux partagée est notre ignorance commune et qu'il faut la reconnaître pour se donner les moyens de la dépasser et ne plus agir uniquement dans l'urgence.

Il n'y a aucune consolation à attendre de la vérité ni donc de la philosophie, seulement nous consoler de ne pas atteindre un paradis qui n'existe pas. La poursuite du bonheur est le mensonge initial de la philosophie, comme on l'a vu, dévoyant la poursuite de la vérité qu'elle devrait rester. Prendre le bonheur comme fin est déjà un contre-sens quand le bonheur n'est qu'un effet de la réalisation de nos fins, ce pourquoi, comme le soulignait Hannah Arendt, l'homme d'action et l'artisan n'ont pas cette obsession du bonheur des salariés et du système marchand. Pas question de promettre le bonheur au peuple mais le bonheur des peuples peut désigner sur le plan politique un simple état de paix et de justice qui n'est pas aussi hors d'atteinte. En tout cas, ce n'est pas parce qu'on défend une philosophie adulte qui ne se raconte pas d'histoires ni ne cherche de fausses consolations dans l'union mystique avec un monde plein de fureur et de bruit que cela devrait vouloir dire se priver de tous les petits bonheurs de l'existence ou cultiver la mauvaise humeur, même si c'est une vraie touche du réel comme disait Lacan. Il ne s'agit pas de rejeter toute consolation mais pas au prix de la vérité, ni d'ignorer les plaisirs de la vie au nom de je ne sais quelle pureté spirituelle alors que cela devrait au contraire en rehausser l'attrait, mais ne pas en faire trop ni tolérer pour autant aucun ventre satisfait, gardant notre inquiétude rivée au corps. Il y a une vérité du plaisir comme de l'insatisfaction et nous ne pourrons être délivrés ni de l'un, ni de l'autre tant que nous vivrons.

Notes

[1] Hegel, Le Beau, p46

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33 réflexions au sujet de “Une philosophie sans consolation”

  1. "On voit cependant que nos limites cognitives ne tiennent pas seulement à nos capacités limitées ni à notre mauvaise foi ou notre narcissisme mais aussi à des facteurs externes comme la pression sociale."

    Un des aspects de l'éducation consiste à délivrer des permis aux jeunes en fonction du niveau de maîtrise que nous percevons qu'ils atteignent. Pour délivrer ces permis, nous devons nous-même apparaître comme légitimes, c'est à dire comme capables de maîtriser correctement le sujet. On voit mal un moniteur d'auto-école enseigner la conduite si lui ne la maîtrise pas. Toutes les matières concernées par l'éducation/instruction ne sont pas formellement identifiées, mais elles agissent. Le travail de Bourdieu sur les héritiers ou celui de son "disciple" Vincent de Gaulejac qui décrit assez bien comment on peut acquérir le droit ou la permission de penser illustrent comment nos capacités cognitives sont socialement régulées.

    Les "rencontres" qui bouleversent parfois notre vie peuvent aussi être vue comme des moments où une personne hautement qualifiée ou reconnue comme telle va nous délivrer un permis de penser ou d'agir en reconnaissant nos capacités. Il me semble que vos rencontres avec Jacques Robin ou André Gorz illustrent ce phénomène social.

    Quand bien même nous pouvons déplorer cette cooptation, ce processus de délivrance de permis de penser et d'agir de nos aînés ou de quelques élites, nous avons sans doute besoin de ce processus de régulation cognitif pour limiter notre capacité imaginative à prendre des vessies pour des lanternes et développer des délires et des illusions encore plus grandes que celles qui font l'objet de cet article.

    • C'est un peu le thème du sachant qui s'autorise à penser, comme disait Coluche des milieux autorisés distributeurs de diplômes. En fait, c'est peu importe, une bonne part de connaissance réside en nous, mis à part que c'est délicat de le voir, car toujours une entrevue, ou interview de l'ordre de la virgule.

      Je l'ai entrevu sous héroïne sniffée. Mais même sans elle, je l'entrevois encore.

      Pour connaitre, encore faut il se déprendre. Il ne s'agit pas d'un processus d'accumulation, mais de dècumulation.

      • "C’est un peu le thème du sachant qui s’autorise à penser",
        Ben non, c'est tout le contraire. Même si je suis bien d'accord que les moniteurs d'auto-école (pour s'appuyer sur une situation concrète simple) ne sont pas tous parfaits, ils font quand même leur boulot d'instruction et de canalisation qui te conduit à la liberté de conduire ton véhicule où tu veux. Tu acquiers également le droit d'instruire/éduquer à ton tour, ce qui es reconnu dans la conduite accompagnée par exemple.

        • Ouais, bon ben les moniteurs d'auto école ne sont trop le bon exemple pour moi. Après 2 échecs pour des broutilles, j'ai trouvé un examinateur complaisant qui m'a refilé le permis moyennant une bouteille de Ricard.

          Jusqu'à ce jour, je n'ai tué personne, et j'ai même évité des accidents dûs à des causes extérieures en ayant les réflexes de l'instant présent. Aucune auto école n'apprend ces réflexes nécessaires dans un cas limite. Seul un apprentissage sur piste sur le permet. Ce que je n'ai pas eu, mais j'ai appris différemment en testant par tous temps l’adhérence d'un véhicule, 2 ou 4 roues. Les ABS et ESP améliorent beaucoup la sécurité, ceci dit.

          • J'ai bien compris, mais c'est depuis des exemples concrets que j'extrapole et comprends. Pour l'anecdote, j'ai eu mon permis moto toutes cylindrées en Hollande par voie d'imbroglio administratif. J'ai jamais passé l'examen, même si j'ai pris des cours de conduite.

            Ils m'ont juste donné le permis hollandais moto A toutes catégories car j'avais le permis A4 français pour les tricycles à moteur qui est donné avec le permis B en France, sans autre forme de procès. J'ai pas dis non, mais il me semble qu'il y avait un cafouillage européen, déjà à l'époque.

            Revenu en France, j'ai retransformé mes permis auto et moto hollandais en permis français. Abracadabra et voilà. Soit dit en passant, le plus comique c'est que l'administration française centrale n'a gardé aucune trace de cette transformation seconde, le bordel de la numérisation administrative...

  2. Il est certain que la pensée de groupe a une fonction vitale. Dans un environnement hostile ou sauvage, le fait d'avoir un groupe soudé est plus important que d'avoir un groupe intelligent. Le fait d'avoir des codes communs facilite la communication. Ce n'est pas pour rien que même les sciences fonctionnent par paradigmes. Il y a un "modèle standard" et ce qui n'y entre pas n'a pas d'existence jusqu'à un changement de modèle intégrant plus de données. Ce qui est curieux n'est pas que la pensée de groupe existe, c'est qu'elle passe inaperçue pour la même raison que le processus de perception s'efface devant le perçu et la certitude subjective de l'objectivité. Par construction on est toujours persuadé d'être dans le vrai et que ce sont les autres qui se trompent. C'est quand même ce dont j'ai du mal à me persuader moi-même et ma position critique avec tous les groupes est sans doute ma pathologie qui me rend la pensée de groupe plus sensible que d'ordinaire. Cela ne me fait pas tomber pour autant dans le relativisme ou le scepticisme, j'essaie juste malgré mon ignorance de ne pas dire n'importe quoi à partir des éléments que j'ai.

    Depuis toujours le savoir s'est transmis par des maîtres. La relation personnelle est sans doute une caution indispensable pour faire passer des faux savoirs, prétendre à ce qui n'existe pas en suscitant l'identification mais une vérité vraie n'a sans doute pas besoin de maître (je crois à la capacité à se passer de maître et d'université avec internet et les vidéo de cours). Les maîtres font délirer, l'expérience le prouve, je ne pense pas que ce soit une limitation du délire mais seulement sa normalisation. Rien de tel qu'un délire commun pour souder un groupe (le fait religieux est massif).

    Je pense par contre que l'idée de la reconnaissance par une autorité intellectuelle est plus de l'ordre du fantasme car "il n'y a pas d'Autre de l'Autre" et l'autorité en question est toujours très contestable. Cela n'empêche pas qu'il y a bien "cooptation" mais plutôt sous la forme de réseaux, en pratique (on voit cela très bien chez les psychanalystes). J'ai fait partie de plusieurs, c'est inévitable, mais me suis presque toujours situé un peu en retrait et n'appartient plus à aucun véritablement. On ne peut absolument pas dire que je sois un héritier. Je ne me reconnais pas vraiment de maître non plus, à la différence de Gorz avec Sartre, et ne réclame aucune légitimité, voulant ne tenir qu'à ce que j'écris, pour autant que cela puisse servir à quelques uns. Je n'ai pas attendu cependant ni Robin, ni Gorz pour m'attaquer à des sujets qui me dépassent comme la structure de la logique de Hegel ou mon "Prêt-à-penser". Il y a toujours eu quelques personnes pour m'encourager ou entretenir la demande, des militants d'abord, des lecteurs ensuite, pas forcément des autorités. Ce serait une pente dangereuse de donner trop d'importance au conformisme. Platon remarquait déjà que les philosophes sont souvent des marginaux ou étrangers, penseurs solitaires qui peuvent effectivement délirer complètement dans leur idiotisme mais pas tous ! En tout cas, j'ai toujours pensé sans permis, avec prudence mais sans aucune assurance, juste pour voir où cela me menait et découvrir en chemin quelques trouvailles et retournements imprévus.

  3. je suis d'accord avec l'idée qu'on a pas besoin de maître, et qu'il faut être libre d'explorer les chemins qu'on veut. Avec du recul, je suis assez convaincu de l'importance des rencontres. Je ne peux pas non plus rejeter l'apport de la scolarité, en tout cas pour ma génération (pas d'internet et en plus la campagne). Mais au sein même de cette scolarité, ce qui m'a conduit a penser que je pouvais moi aussi réfléchir, décider, avoir un avis sur la culture, et même créer, ce sont des rencontres avec des personnes atypiques dans les structures : tel prof (notamment un matheux), tel copain ou tel militant un peu allumé, et bien sur la lecture. J’essaie parfois d'identifier le moment, la rencontre ou le système de rencontres qui m'a fait quitter cette "culture de groupe" (je ne sais pas si le terme est approprier) qui a "scotché" beaucoup de mes copains d'enfance dans cette position de spectateurs, de consommateurs, et de dominés. Je n'éprouve aucun mépris pour cela. Mais si nous pouvions identifier un peu plus clairement le mécanisme de cette alchimie bizarre qui fait que même si vous êtes fauchés et que vous avez envie de lire Gorz, de vous prendre la tête avec le point de vue de Marx sur le dépérissement de l'état etc. a vouloir devenir créateur plutôt que consommateur, je crois qu'on ferait un petit pas en avant.

    • Je n'ai sans doute pas rencontré de maître à la hauteur m'étant construit plutôt contre. Il y a quand même Lacan qui a incontestablement été un maître pour moi lors de mes études mais dont je me suis détaché depuis. Ce que j'ai rencontré, c'est surtout Mai68 au moment de mon adolescence.

      • "Je n’ai sans doute pas rencontré de maître à la hauteur m’étant construit plutôt contre"
        Cherchez bien, c'est peut-être plus ancien, vos parents tout d'abord, un prof, un ami de la famille... chacune de nos rencontres peut jouer ce rôle de construction et de consolidation de notre confiance à penser par nous-même.

        Je suis d'une famille ouvrière. Tous mes frères et sœurs et moi-même avons fait des études supérieures. Pas du tout dans les statistiques moyennes. Je crois avoir trouvé assez d'éléments pour comprendre pourquoi.
        J'ai pu observer chez des amis issus aussi du monde ouvrier, tous les blocages au droit de réfléchir accompagnés d'un syndrome de victimisation et de recherche de boucs-émissaires. Certains ont réussi à surmonter ce handicap, mais c'est au prix d'un rejet de leur milieu, au moins dans un premier temps.

        • Je crois que j'ai toujours été encouragé de quelque manière par mes professeurs, des curés, des analystes, des lecteurs, des militants, etc. Mes camarades de lycée me mettaient en position de savoir, il est même arrivé qu'ils me citent dans leurs dissertations ! J'ai été publié très tôt (par exemple ma poésie à mon grand étonnement) sans que cela sorte de la confidentialité. Le peu de temps que j'ai passé à la Sorbonne, plusieurs professeurs ne me donnaient pas de note...

          C'est à chaque fois à ma très grande surprise qu'on me demande des textes, par exemple, au temps de l'EFP, un article sur les noeuds borroméens, moi qui pensait n'y rien comprendre !

          J'ai eu de bons professeurs, au lycée Michelet notamment, mais rien de très marquant. Je ne me vois pas de modèle qui m'ait donné confiance, je n'ai aucune confiance en moi, ayant plutôt l'impression de m'être développé contre ou plutôt par le fait de ne pas comprendre, de ne pas trouver compréhensible par exemple les dogmes de la religion qu'on m'enseignait (ou ceux des groupes militants avec qui j'étais ensuite).

          Ma vocation philosophique vient sans donne de cette critique de la religion qui a commencé pour moi à l'adolescence par la critique de la preuve ontologique de saint Anselme et qui m'a amené rapidement à perdre ma foi qui était grande pourtant ! Pour cela, je n'ai eu aucun guide mais bien sûr je dois à énormément de philosophes et d'écrivains, je ne me suis certes pas fait tout seul mais avec mes lectures.

          • " J’ai été publié très tôt (par exemple ma poésie à mon grand étonnement)"
            De mon point de vue, vous vous infligez une ascèse excessive de raison, de réalisme, de cognitivisme. Peut-être pour faire pièce à la folie et au délire commun dans lequel nous sommes embarqués.
            Si vous avez eu du succès avec vos poésie, c'est que vous en avez la fibre, pourquoi la refouler?
            Je vous invite à écouter ou lire "Les oiseaux de passage" que vous connaissez très certainement.

          • Il est vrai que je préfère encore et sans doute indûment me considérer comme poète plutôt que philosophe (ce qui fait trop solennel) alors que cela fait tant de temps que je n'écris plus de poésie. Il faut dire quand même que ma "poésie" était très intellectuelle et politique (cf. REVOCU et Manifeste), même si j'ai écrit aussi plein de chansons idiotes. C'était il y a longtemps, ce n'est sûrement pas ce que j'ai fait de mieux et je trouve de temps en temps dans mes textes plus sérieux des plaisirs d'écriture qui n'en sont pas si éloignés. On ne choisit pas ce qu'on écrit, largement imposé par le contexte et la position (ainsi on me veut homme politique -parce que je l'ai été - plus que je ne le voudrais aujourd'hui) mais j'ai plutôt l'impression de réaliser ce que je pressentais alors dans ces poésies, à chercher le lieu et la formule pour posséder la vérité dans une âme et un corps !

          • Dans une interview, Lara Fabian a déclaré "Je suis une princesse et je vous em...".J'ai trouvé ça bien plus profond qu'il n'y parait et bien vu comme posture artistique, afin de préserver un peu de sa fraicheur contre la lourdeur du regard médiatique ou le poids de la norme. C'était en raccourci, une part de la chanson de Brassens. Je ne sais pas juger si Lara est une grande artiste ou pas, mais peu importe, j'ai trouvé ce geste assez stimulant et amusant.

          • Tu vas au concert, Olaf?
            J'y suis allé quelques fois. Une fois dans une église et ça a été l'occasion d'être transpercé par une chanteuse classique. Quelques fois au Jazz à Vienne. Les personnalités et l'art des musiciens et chanteurs peuvent vraiment faire toute la différence sur scène. La dernière qui m'a fait forte impression: Melody Gardot.

          • J'y allais une époque, jazz, classique ou pop. Mes cousins cousines, tantes, oncles étant musiciens, c'était le concert permanent improvisé et gratuit, avant le repas, après le repas, pendant le repas, entre le repas...

            Bref la musique et le chant à toute heure. Ca allait même dans la rue parfois, de façon improvisée.

            Eh ben oui une voix et une musique ça a de l'effet.

  4. "Il y a même incontestablement une dimension perverse à dire en face une vérité impitoyable, c’est pourquoi il n’y a que les fous qui disent la vérité !"

    Ce serait tout d'abord croire que les fous possèdent la vérité. Et ensuite faire culpabiliser les gens dans leur pensée!
    Je m'oppose donc formellement à cette déclaration fantasque.

    La vérité est avant toute chose dans l'oeil de chacun. Aussi, révéler une vérité qui vous paraît impitoyable pour vous, n'en serait sans doute pas une pour un autre!

    La vérité, c'est en effet notre ignorance, nous ne savons pas grand chose et nous participons à un effet de cascade en réseau : lorsque nous conservons ou exprimons nos pensées, nous formons un noeud du réseau. Peu importe de le taire, il suffit de le penser pour que vos actes futurs en soit tintés.
    Toute cette communication inconsciente agît sur nous comme sur notre environnement. Affronter la vérité pour un autre, c'est aussi le faire pour soi. La vérité est indéniablement liée à l'humilité. La vérité vous paraît impitoyable, j'aimerais comprendre.

  5. Il n'y a pas là un grand mystère et que du bien connu, la vérité est invivable dans les rapports humains (le jeu de la vérité est une épreuve destructrice). Je ne le sais que trop à pouvoir difficilement réprimer des vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Bien sûr, ce n'est pas général, il y a aussi des vérités qui sont bonnes à dire, des paroles qui sauvent. Il ne faut pas prendre de façon trop littérale mon assertion qu'il n'y a que les fous qui disent la vérité et qui ne veut certes pas dire que tous les fous les plus délirants sont dans le vrai mais seulement qu'il faut souvent être un peu fou pour dire que le roi est nu. Pas besoin pour cela de détenir la vérité, il ne s'agit pas de système, juste dire ce que tout le monde voit sans égard pour les conséquences (c'est la fonction du fou du roi). La vérité est impitoyable en cela qu'elle ne se plie pas aux exigences de la compassion et ne fait pas acception des personnes, ce pourquoi on peut en faire une utilisation perverse comme le signale le lien que j'en donne, mais il y a aussi des vérités qui nous soulagent, tout n'est pas aussi noir que l'imagine l'atrabilaire, pas de quoi être trop optimiste pour autant au regard de l'histoire humaine.

  6. Je suis d'accord, en fonction de son rôle, on ne dit pas tout. Il nous reste tout de même la possibilité de faire passer le message...

    "la vérité est invivable dans les rapports humains (le jeu de la vérité est une épreuve destructrice)", c'est toujours pareil, tout dépend de l'intention...

    "juste dire ce que tout le monde voit sans égard pour les conséquences" Ne pas rajouter de sa personne dans ses interventions, dire ce qui passe en tête, c'est le signe précurseur du spam ou du troll... c'est devenir un bête capteur, le capteur d'une pensée. Après tant d'année d'évolution, il est logique que ce genre de simplicité soit limité par la sélection naturelle et la pression sociale.

    Dire la vérité nécessite d'en maîtriser le contour. Si c'est pour vous, simplement un moyen d'affirmer vos modèles ou votre opinion, il est certain que le résultat est destructeur. N'oublier pas le principe d'action-réaction. Plus vous voulez pousser quelqu'un dans une direction, plus il prendra son opposé. Poser des questions judicieuses est souvent plus porteur que d'affirmer une quelconque vérité.

    PS : je ne vois pas votre lien

    • "tout dépend de l’intention" et puis "Ne pas rajouter de sa personne dans ses interventions, dire ce qui passe en tête, c’est le signe précurseur du spam ou du troll…"

      En voilà une belle contradiction. Et qui peut se targuer de ne pas dire ce qui lui passe par la tête ?

      Je ne vois pas le rapport entre le vrai et l'intention, dont le vrai se moque comme de ses premières chaussettes. L'intention est aimable éventuellement, le vrai est éventuellement agréable mais souvent désagréable. Ce sont les poubelles à vider régulièrement beaucoup plus que des parfums à l'eau de rose.

      • ok pour le lien.

        @olaf
        biologiquement, oui, il est certain que ça passe par la tête... la question n'est pas là. C'est une expression. "Dire ce qui passe par la tête", c'est proche du "Parrêsia" dont il est fait question dans l'article et le lien juste au dessus... c'est ne pas rajouter de réflexion, c'est ne pas canaliser une pensée et la déballer sans attendre, sans mesurer l'impact sur soi ou sur les autres...

        Votre problème pour me comprendre, vient du fait que pour vous le vrai est "agréable ou désagréable". Le vrai est mathématiquement sans émotion. Le vrai parlé ne s'en teinte que parce que vous faites des associations. Et ces associations, on peut les faciliter en trouvant les bons mots. D'où l'intérêt de l'intention...

      • Il ne faut pas se précipiter sur la première explication venue. Ce n'est pas parce que le pervers peut manipuler la vérité et adore prendre l'autre en faute qu'il se résume à cela. Ce qui caractérise le pervers, c'est plutôt son rapport à la loi dont il a besoin mais à laquelle il se croit supérieur et pour la transgresser, il a besoin de mise en scène, d'appareillages (le trou de la serrure du voyeur). Pour Lacan, le névrosé est celui qui se croit pervers mais ne l'est pas (c'est une perversion ratée). Le pervers est plus près de la folie par sa mise en acte du fantasme.

  7. De visualiser l'humeur d'UN groupe en vase clos. On imagine bien que l'humeur du monde était autrement complexe avant cette parousie unitaire qu'est l'expression instantanée hors de l'espace physique.

    Bref, ce n'est bien sûr pas qu'il existe une "humeur ambiante" du groupe, comme un reflet de la société qui la rendrait enfin lisible aux philosophes des campagnes, ni même un "esprit du monde" coiffé d'un bicorne et souffrant de malaise gastrique, mais tout simplement que c'est désormais qu'ayant voulu le voir nous tendons à le créer.

    Une vieille histoire, qui du langage à l'écrit, du feu de bois ou de l'agora d'Athènes aux presses à journaux n'en finit plus de ramener l'individu à son insignifiance dérisoire. Ou que l'histoire soit une interminable catastrophe.

  8. C'est bien étrange de croire que le thermomètre crée la température mais il n'y a rien dans l'histoire du monde qui laisse supposer que les individus auraient pu s'abstraire de l'ambiance générale qui était souvent à la guerre et sinon rythmée par la religion ou les saisons (si ce n'est les épidémies). La question de la liberté mérite d'être mieux posée avec celle de notre rationalité beaucoup plus limitée qu'on ne s'imagine dans notre routine quotidienne.

    L'individu n'est pas au départ, c'est un produit de la civilisation, et l'humeur ambiante n'est pas un "reflet" de la société mais le produit des phénomènes sociaux (comme tout autre animal grégaire avec plus d'exagération et de dogmatisme). Cela n'a rien à voir avec un esprit du monde qui flotterait dans les airs ni avec ce que désigne ainsi Hegel dans la dialectique entre traditions historiques et développement de la raison (conscience de la liberté). C'est plutôt de l'anthropologie basique qui dissout l'illusion du self made man, de l'individu seul face à l'Etre en sa présence (pas même conscience de sa mort qu'il dénie avec obstination par son désir obstiné d'immortalité). Nous faisons parti de discours dont le caractère conventionnel ne nous apparaît que lorsqu'on change de discours (Lacan disait que c'est à ce moment qu'on peut avoir une idée du discours analytique comme sous un jour rasant qui accentue les ombres du couchant et fait paraître étrange un paysage familier).

    Cette histoire humaine dont nous sommes des acteurs insignifiants en l'absence d'un dieu qui nous donnerait une valeur absolue est tout simplement la continuation de l'histoire de la vie qui nous dépasse, qu'on peut décrire effectivement comme une longue suite de catastrophes et qui nous forme plus que nous la formons. Au moindre éclair de conscience, cette créature se révolte avec raison contre son destin mais il n'y a pas de doute que la tâche de donner sens à notre existence nous incombe entièrement, plus encore dans ce monde désenchanté que dans les sociétés hiérarchiques et religieuses sur lesquelles la paresse intellectuelle pouvait se reposer, l'important étant de protéger son sommeil pour continuer à rêver quitte à se sacrifier pour atteindre quelque paradis complètement imaginaire, vérité de l'insatisfaction qui est effectivement cruelle...

  9. Tout le monde de la macro et micro-informatique ne serait-il finalement qu'un thermomètre ? Vaste trouvaille de cerveaux philosophes que d'appliquer des degrés là où ils en veulent et de ne voir que le même partout lorsqu'il s'agit d'en minimiser la portée. On connaît cette histoire de l’homme qui a prêté un chaudron à un ami et qui se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur déclare qu’il a rendu le chaudron intact, que par ailleurs le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, et que de toute façon il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ces justifications, prise isolément, serait logiquement recevable. Mais leur empilement, destiné à mieux convaincre, devient incohérent. Or c’est précisément à un semblable empilement d’arguments que se trouve régulièrement confronté quiconque s’interroge sur l’opportunité d’une diffusion massive de telle ou telle innovation technique. Dans un premier temps, pour nous convaincre de donner une adhésion pleine et entière à la technique en question, ses promoteurs nous expliquent à quel point celle-ci va enchanter nos vies. Malgré une présentation aussi avantageuse, des inquiétudes se font jour : des bouleversements aussi considérables que ceux annoncés ne peuvent être entièrement positifs, il y a certainement des effets néfastes à prendre en compte. La stratégie change alors de visage : au lieu de mettre en avant la radicale nouveauté de la technique concernée on s’applique à nous montrer, au contraire, qu’elle s’inscrit dans l’absolue continuité de ce que l’homme, et même la nature, font depuis la nuit des temps. Les objections n’appellent donc même pas de réponses, elles sont sans objet. Enfin, pour les opposants qui n’auraient pas encore déposé les armes, on finit par sortir le troisième type d’argument : inutile de discuter, de toute façon cette évolution est inéluctable.

    C'est donc avec une grande modestie qu'après avoir appris que le nucléaire n'est que la poursuite normale du feu de bois, que l'amphithéâtre vient d'apprendre que l'informatique et ses rejetons ne sont guère qu'un vulgaire thermomètre.

    On n'osera pas dire à un tel philosophe que la voiture a - tout de même un petit peu - organiser un monde en fonction de sa nature et des projections de ses capacités. Ce serait ne plus rien comprendre aux immenses et désertes banlieues suburbaines. Votre grandeur...

  10. Oui, la voiture a certainement reconfiguré tous les territoires et le plus souvent dévastés, c'est aussi certainement la technique la plus meurtrière, cependant on sous-estime généralement le caractère meurtrier des premiers sauts techniques que ce soit le feu (qui a reconfiguré des régions entières et servi au massacre en masse des grands animaux, au point de les faire disparaître de toute la surface de la Terre, sauf en Afrique et en Inde nos terres originelles) ou le fer (dont la divulgation a produit des âges sombres de guerres exterminatrices avec les "peuples de la mer" notamment). Le cheval et le char qui ont devancé de beaucoup les véhicules à moteur ont participé aussi à répandre la violence, permettant aux Hyksos de conquérir l'Egypte et aux nomades du nord de conquérir la Chine. Les techniques s'imposent à la fois par la guerre et la multiplication des populations qu'elles permettent.

    Il y a incontestablement continuité, ce qui n'empêche pas les ruptures, notre entrée dans l'ère du numérique étant de l'ordre de la rupture du néolithique avec l'agriculture bien qu'en continuité avec l'écriture entre autres. On peut donc toujours adopter les points de vue apparemment contradictoires de la continuité et de la rupture, passage de la quantité à la qualité (il y a des sauts technologiques, une accélération, mais c'est toujours l'évolution, on peut dire que tout change en même temps que c'est toujours pareil). Il est tout aussi certain que les nouvelles techniques ont des côtés positifs sans lesquels elles ne seraient pas adoptées (pas besoin de technophiles ni de propagande pour cela) et des côtés négatifs qui se révèlent plutôt après coup mais, ce qui est sûr, c'est qu'on n'a jamais choisi les techniques du moment pas plus que l'époque de notre naissance.

    Toutes les demandes de moratoire sont dérisoires et ne peuvent arrêter ceux qui ont les pires intentions. Pour ma part, je suis terrorisé par les biotechnologies et n'en fait aucunement la promotion mais sans qu'il y ait de moyens d'y échapper, pas plus qu'à la bombe atomique.

    Les objections qu'on peut y faire sont effectivement sans objet, nous sommes embarqués dans une aventure que nous n'avons pas choisie. Plutôt que de se croire supérieur au monde et le condamner du haut de notre grandeur supposée, la seule chose qui vaille est de se demander ce qu'on peut faire et là, pas la peine de se monter du col, notre marge d'action est très restreinte même si elle n'est pas nulle. C'est en tout cas ce qui mérite réflexion et stratégie d'intervenir là où l'on a une chance d'infléchir le cours du monde au lieu de se battre contre des moulins et se satisfaire de lancer vainement des invectives contre son temps. La première chose à faire pour transformer le monde est d'essayer de le comprendre au lieu de s'imaginer qu'il dépendrait de notre bon vouloir.

    L'enjeu n'est pas seulement de détail, il y a de réelles opportunités ouvertes par le numérique et qui ne sont pas prises en compte alors qu'on subit de plein fouet ses effets ravageurs sur l'emploi notamment. Passer de la défense exclusive des salariés au revenu garanti et au travail autonome serait un immense progrès, de l'ordre de l'abolition de l'esclavage. Voilà ce qu'on peut espérer bien que ce ne soit pas du tout gagné et même considéré comme trop utopique, mais on ne pourra pas revenir à un monde sans numérique ni autres technologies nouvelles, ça, c'est tout-à-fait impossible même à nous massacrer à grande échelle. On peut toujours prétendre le contraire, cela n'y changera rien (certains, dont Stéphane Hessel je crois, voudraient supprimer les bombes atomiques et tout le savoir-faire nécessaire, ce qui est tout simplement impossible).

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