L’ordre grammatical

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Envisager la grammaire sous l'angle de la théorie de l'information suggère qu'il y aurait un ordre naturel de la grammaire, qui est celui du japonais et du Latin par exemple, mettant le verbe à la fin (Sujet-Objet-Verbe ou SOV) et qui correspond au fait que, dans un récit, pour comprendre l'action, il faut commencer par le connu, les acteurs. Bien qu'il y ait des exceptions, la structure dominante du français ou de l'anglais a une forme moins naturelle, Sujet-Verbe-Objet (SVO) mais qui serait plus robuste du point de vue de la théorie de l'information puisque dans un environnement bruité, il serait plus facile de reconstituer le sens.

En fait, les langues SOV utilisent des déclinaisons qui anticipent le sens dans le sujet aussi bien que dans l'objet (on a un peu l'équivalent en français avec "il le leur a dit"). On ne peut donc prétendre que la grammaire naturelle (SOV) soit moins performante mais plutôt que la nouvelle structure permet de se passer des déclinaisons, ce qui la rend plus simple et plus facile à répandre. Le plus important, c'est de voir que derrière un arbitraire apparent (il y a différentes langues, différentes grammaires), ce sont des contraintes de communication qui s'imposent, sélectionnées sur leurs performances globales.

Il se pourrait qu'il y ait d'autres propriétés à ce nouvel ordre plus récent (SVO) où le verbe sépare le sujet de l'objet et qui nous paraît plus naturel à nous ? En tout cas, le fait même qu'on puisse en changer l'ordre interne montre que ce n'est en rien génétiquement déterminé, ce que nous avons de commun étant la capacité de récit. Cela montre aussi que le sens de la phrase est un tout indissociable dont les éléments sont toujours les mêmes (sujet, objet, verbe), le prototype de la phrase étant selon René Thom "le chat mange la souris". Dans les ontologies de Descola, il s'agit de savoir qui peut être objet ou bien sujet du verbe, actif à qui on peut prêter une intention et qui peut parler (entendre).

Le caractère "arbitraire" de la grammaire ou plutôt sa souplesse (sa combinatoire) ne réfute pas forcément la thèse de Chomsky du caractère génétique d'une grammaire universelle mais plutôt du côté d'une capacité ou d'un asservissement et non du formalisme lui-même. Avec le langage, on entre dans le constructivisme et la transmission culturelle mais le constructivisme ne peut être total, y compris politiquement (nous réduisant à un pur produit du capitalisme par exemple) et la génétique y intervient de multiples façons. Par exemple, sans parler de la phonation qui elle a bien une base biologique, l'apprentissage de l'écriture n'a pas nécessité d'évolution génétique mais a pris la place de la reconnaissance visuelle. On pourrait aussi se poser la question si la catégorisation est un effet du langage ou qu'elle le précède comme condition de la nomination, ce que peuvent suggérer les signaux des chimpanzés opposant haut et bas ou les types de prédateurs. Bien sûr le langage renforce ensuite cette catégorisation.

Par contre, cette base génétique n'empêche pas que le langage maternel doit être appris, il n'est pas une émanation du cerveau, ce n'est pas un objet interne mais une culture extérieure, influence de la société et de processus historiques (ce pourquoi les langues sont si diverses et pourtant traduisibles). Le langage introduit bien un dualisme entre le sens et son incarnation, le signifié et le signifiant comme il y a un dualisme de l'information et de son support, du signe et du signal. Ce dualisme n'est pas le même que celui du sujet et de l'objet que nous pouvons être tour à tour dans la même phrase. Il n'y a pas de pur sujet (le Maître) ni de pur objet (l'esclave ou le salarié), nous sommes tous pris en tant qu'être parlant dans une dialectique entre sujet et objet comme dans un récit collectif. Nous ne sommes pas de purs esprits non plus, sans temps ni lieu, et nous répétons des leçons apprises, celles des religions et des idéologies à la mode. Nous ne sommes pas pour autant des perroquets ni simple effet du formatage culturel ou publicitaire, la marge étant sans doute étroite à notre liberté de parole dans tel ou tel milieu, très inférieure à ce qu'on s'imagine dans nos rêves, sans jamais être tout-à-fait inexistante pourtant, sinon, à quoi bon parler ? On est toujours libres de mentir, mais ne pas mentir n'est pas dire la vérité quand on ne fait que se tromper à répéter les mots de la tribu.

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