Temps de lecture :  25 minutesEthique vs politique du désir
 Toute la raison humaine ne serait rien sans son grain de folie car il faut inévitablement être sa propre dupe de quelque façon, attachés au désir plus qu'à son objet, plus qu'à la vie même. C'est pourquoi nous ne serons jamais sages, tout au plus philo-sophes dans notre quête obstinée de vérité. Nous sommes des chercheurs d'impossible, il n'y a pas d'homme ni de femme qui ne recherche le Graal, le Bonheur, l'Amour, la Vérité jamais possédée ou quelque nom qu'on veuille lui donner. Nous vivons inévitablement dans une course éperdue et l'illusion de l'espérance qui nous projette dans l'au-delà d'un avenir rêvé. L'ensorcellement des mots, leur poésie est bien ce qui nous fait humains et notre désir plus qu'animal, désir de désir et d'y croire avant même d'être désir de l'Autre, du simple fait de notre qualité de parlêtres qui se racontent des histoires et prétendent donner sens au monde.
Toute la raison humaine ne serait rien sans son grain de folie car il faut inévitablement être sa propre dupe de quelque façon, attachés au désir plus qu'à son objet, plus qu'à la vie même. C'est pourquoi nous ne serons jamais sages, tout au plus philo-sophes dans notre quête obstinée de vérité. Nous sommes des chercheurs d'impossible, il n'y a pas d'homme ni de femme qui ne recherche le Graal, le Bonheur, l'Amour, la Vérité jamais possédée ou quelque nom qu'on veuille lui donner. Nous vivons inévitablement dans une course éperdue et l'illusion de l'espérance qui nous projette dans l'au-delà d'un avenir rêvé. L'ensorcellement des mots, leur poésie est bien ce qui nous fait humains et notre désir plus qu'animal, désir de désir et d'y croire avant même d'être désir de l'Autre, du simple fait de notre qualité de parlêtres qui se racontent des histoires et prétendent donner sens au monde.
Nous sommes d'une race future, imaginaire, utopique, non advenue encore, toujours en devenir. Il serait suicidaire pourtant d'en rajouter dans l'utopie, comme si on ne devait pas composer avec le réel ni faire le partage entre l'idéal et le possible tout comme entre l'éthique individuelle et les politiques collectives qui ne sont pas du tout sur le même plan. Maintenir ces dualismes est essentiel pour comprendre comment on va du désir à la raison et du non-sens originel à l'histoire du sens. Il n'y a pas continuité entre le privé et le public, pas plus qu'entre les fluctuations microscopiques et la stabilité macroscopique. Il faut faire la part des choses et avancer pas à pas, ne pas vouloir se projeter directement dans les étoiles, d'autant que l'idéal lui-même n'en sort pas indemne. Il n'y a pas que l'ignorance, l'erreur, les préjugés, alors que notre jugement est avant tout brouillé par le désir, par son intentionalité comme par les mots. La vérité qu'on découvre est rarement celle qu'on attendait, qui se heurte aux démentis du réel, nous engageant dans une dialectique implacable qui est la vie même.
Trop blasés déjà, il nous faut, semble-t-il, des liqueurs de plus en plus fortes, l'insatisfaction chevillée au corps (I can't get no). Il ne suffit pas, en effet, d'admettre que nous sommes des êtres de désir. C'est bien plus grave puisque c'est un désir qui ne peut trouver de satisfaction et se détourne de ce qu'il a tant convoité dès que possédé : ce n'était donc que ça ! L'érotisme vise explicitement à en différer la consommation avec son inévitable déception finale. Ce n'est pas seulement qu'on ne peut plus désirer ce qu'on a comme disait Platon, c'est plus essentiellement qu'on vit d'illusions, qu'on projette sur le futur des fantasmes pleins de contradictions, qu'on en fait toujours trop. Si on arrivait vraiment à ce qu'on désire, la vie n'aurait d'ailleurs plus aucun sens, c'est l'impasse des appels à la raison. Une fois complétée, la collection n'a plus besoin de collectionneur. De même que la vie artificielle n'est pas la vie, une vie parfaite ne serait pas une vie ! En fait, ce qu'on présente comme une vie parfaite, n'est le plus souvent qu'une mort parfaite, au sommet de la gloire ou en plein amour fusionnel. Dans les moments de grand bonheur, effectivement, mourir peut n'avoir plus guère d'importance, mais si la mort n'y met un terme, le temps s'en chargera bientôt, car c'est le temps qu'il nous reste qu'il faudra habiter de nouveau de nouvelles envies, dût-on le déplorer ou s'en réjouir. Le difficile, c'est la durée.
Pas de paradis ni d'harmonie finale au bout du chemin, que l'ennui mortel qui se dégage de toutes les utopies auxquelles on préférera toujours la douleur du manque et d'un désir jaloux où s'éprouve la sensation de vivre au moins, à défaut de l'appétit de grandir d'une jeunesse impatiente. Rien de pire que le vide et l'angoisse de l'absence de désir quand le manque nous manque. C'est la limite de la liberté et pourquoi on s'invente des interdits comme obstacles imaginaires à ce qui est pourtant de l'ordre de l'impossible plus que de notre impuissance. Il n'y aura jamais coïncidence du réel et du discours, de la jouissance et de son but, de la présence et du sujet. Il y a de quoi rire de ceux qui voudraient arranger tout ça, dans une harmonie des désirs et une suffisance satisfaite. Que faire alors ? Non pas rien, justement, et sombrer dans la passivité. Il n'y a pas de raison de déserter ni de se laisser-faire, nous devons tout au contraire habiter notre temps et ne pas céder trop facilement sur notre désir !
Rien de vraiment neuf, assurément, mais il y en a bien peu qui défendent ces évidences aujourd'hui qu'on nous ressert à chaque occasion moralisme et bons sentiments sans aucune effectivité. On confond le bonheur trouble de la passion avec la passion ordinaire d'un bonheur trop lisse identifié aux attributs de la réussite sociale. Non, il ne suffit pas d'être un gentil garçon, ni même d'être le plus savant et rationnel qu'on peut l'être, sans rêve ni illusions. Sans plus aucun désir qui nous anime, l'existence n'est tout simplement pas vivable. On ne le sait que trop bien dans les moments de dépression que peut provoquer quelque accès de lucidité, fautif cependant de s'imaginer n'avoir plus rien à découvrir, plus rien à attendre de la vie. Il est vrai qu'on peut s'attendre au pire mais, pour vivre, il ne faut pas trop y penser. On ne peut vivre à n'importe quel prix mais ce n'est pas la pensée qui nous fait vivre, c'est la vie qui nous fait penser. Pour justifier la vie, il vaut mieux assurément l'énergie débordante de petits chats qui sautent partout. Il faut vouloir grandir, vouloir aimer, vouloir la lune. Toute beauté, toute belle femme, est une trompeuse promesse de bonheur et d'épanouissement. On peut dire que la prégnance du désir est dans nos gènes, son caractère hypnotique. Il n'y a pas que l'instinct animal cependant qui nous leurre et nous mène par le bout du nez. On s'enivre surtout de mots. Il faut faire preuve de beaucoup d'humour avec nos faiblesses et nos prétentions excessives car elles ne sont pas seulement trop humaines, elles nous sont vitales !
 Il faut s'en persuader, nul état ne pourrait nous combler, faire taire nos inquiétudes, aucun retour en arrière ni l'homme augmenté des transhumanistes, ni même aucun décervelage. C'est à cause de notre situation existentielle d'habitants de l'éphémère, éprouvant leur inadéquation à l'universel qui nous requiert pourtant par le langage. C'est à cause du désir de désir qui nous humanise et nous rend coupables. C'est, avant tout, à cause du non-sens du monde auquel il nous faut donner sens pourtant. La vérité, c'est le non sens de départ, qui n'est pas une raison de ne rien faire, tout au contraire. Comme dit Utopia : "si le monde n'a aucun sens, qui nous empêche d'en inventer un ?". Oui, mais cela ne veut pas dire qu'on pourrait dire ou faire n'importe quoi, puisqu'on n'est pas aidé ! Il ne s'agit pas de promettre le bonheur ni de dicter sa loi en vain à un réel qui nous échappe. On ne peut viser ni l'être enfin trouvé, ni le néant destructeur mais seulement le devenir pour le temps qui nous est imparti, c'est-à-dire le sens réellement existant, celui de l'histoire (du moins tel qu'on peut la raconter). C'est le paradoxe d'un sens qui dépend entièrement de nous, tout en étant un sens hérité, qui nous précède (la tradition révolutionnaire) et nous est entièrement donné avec la configuration politique du moment (il n'y a rien là de subjectif bien que le subjectif doit y "participer"). On peut juste profiter des opportunités historiques quand elles se présentent. Non pas pour réaliser l'utopie ni changer les hommes mais pour continuer l'histoire humaine, l'histoire de notre émancipation, avec ses ruptures, pour devenir un peu plus humains peut-être ?
Il faut s'en persuader, nul état ne pourrait nous combler, faire taire nos inquiétudes, aucun retour en arrière ni l'homme augmenté des transhumanistes, ni même aucun décervelage. C'est à cause de notre situation existentielle d'habitants de l'éphémère, éprouvant leur inadéquation à l'universel qui nous requiert pourtant par le langage. C'est à cause du désir de désir qui nous humanise et nous rend coupables. C'est, avant tout, à cause du non-sens du monde auquel il nous faut donner sens pourtant. La vérité, c'est le non sens de départ, qui n'est pas une raison de ne rien faire, tout au contraire. Comme dit Utopia : "si le monde n'a aucun sens, qui nous empêche d'en inventer un ?". Oui, mais cela ne veut pas dire qu'on pourrait dire ou faire n'importe quoi, puisqu'on n'est pas aidé ! Il ne s'agit pas de promettre le bonheur ni de dicter sa loi en vain à un réel qui nous échappe. On ne peut viser ni l'être enfin trouvé, ni le néant destructeur mais seulement le devenir pour le temps qui nous est imparti, c'est-à-dire le sens réellement existant, celui de l'histoire (du moins tel qu'on peut la raconter). C'est le paradoxe d'un sens qui dépend entièrement de nous, tout en étant un sens hérité, qui nous précède (la tradition révolutionnaire) et nous est entièrement donné avec la configuration politique du moment (il n'y a rien là de subjectif bien que le subjectif doit y "participer"). On peut juste profiter des opportunités historiques quand elles se présentent. Non pas pour réaliser l'utopie ni changer les hommes mais pour continuer l'histoire humaine, l'histoire de notre émancipation, avec ses ruptures, pour devenir un peu plus humains peut-être ?
Suite (désir et politique)...
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Désir et politique
 Le sens reste fragile, évanescent, insuffisant. La vie est dure pour tout le monde et il faut en rabattre constamment sur nos idéaux mais cela n'enlève rien à ce qui reste extraordinaire, au regard de l'improbable miracle d'exister ! Exister, c'est exister politiquement mais l'existence doit se prouver et ne se pose qu'en s'opposant (à l'entropie comme à la mort, à l'injustice comme au pouvoir). Pas la peine de noircir le tableau même si nos humeurs nous poussent volontiers à nous plaindre d'un réel si déceptif qui nous écrase, nous résiste et nous dément. On ne peut prétexter le non-sens du monde pour refuser la vie qui lui donne sens. Le monde ne trouvera jamais grâce à nos yeux, comme s'il devait se conformer à nos rêves alors qu'il n'a que le sens qu'on lui donne, qu'on lui a donné dans l'histoire, et qu'on doit prolonger mais c'est bien lui qui nous fait rêver à mieux, nous et quelques autres qui appartenons à ce monde tout aussi bien. Ce qui se présente comme des raisons de mourir, au moins de désespérer, se révèle en fait une raison de vivre, des combats à mener, ce qui peut donner sens au-delà de la vie à notre existence dans sa résistance même.
Le sens reste fragile, évanescent, insuffisant. La vie est dure pour tout le monde et il faut en rabattre constamment sur nos idéaux mais cela n'enlève rien à ce qui reste extraordinaire, au regard de l'improbable miracle d'exister ! Exister, c'est exister politiquement mais l'existence doit se prouver et ne se pose qu'en s'opposant (à l'entropie comme à la mort, à l'injustice comme au pouvoir). Pas la peine de noircir le tableau même si nos humeurs nous poussent volontiers à nous plaindre d'un réel si déceptif qui nous écrase, nous résiste et nous dément. On ne peut prétexter le non-sens du monde pour refuser la vie qui lui donne sens. Le monde ne trouvera jamais grâce à nos yeux, comme s'il devait se conformer à nos rêves alors qu'il n'a que le sens qu'on lui donne, qu'on lui a donné dans l'histoire, et qu'on doit prolonger mais c'est bien lui qui nous fait rêver à mieux, nous et quelques autres qui appartenons à ce monde tout aussi bien. Ce qui se présente comme des raisons de mourir, au moins de désespérer, se révèle en fait une raison de vivre, des combats à mener, ce qui peut donner sens au-delà de la vie à notre existence dans sa résistance même.
L'époque vieillissante est portée aux propos catastrophistes d'intellectuels atrabilaires mais il est assurément absurde de croire pouvoir condamner définitivement un monde dont nous sommes le produit, absurde de le condamner au nom même des valeurs qu'il prétend incarner. Inutile de s'en prendre aux dieux, personne ne répond. Ce sont les menaces et les injustices du monde qui nous appellent à la résistance, c'est ce monde qui est notre monde, déjà forgé par les luttes des hommes et dans lequel il faut vivre. C'est notre lot. La seule chose qu'on peut faire, c'est de la poésie, c'est de donner sens à ce qui n'en a pas, de lutter contre l'injustice, de faire advenir un monde un peu meilleur même s'il n'abolira ni l'injustice ni le malheur. Juger le monde de haut n'a pas de sens, il faut par contre le transformer pour lui donner sens justement, même à notre petit niveau, ce qui ne veut pas dire le rendre conforme à nos désirs d'apporter simplement notre pierre à l'édifice commun.
Il y a toujours une disharmonie entre l'homme et le monde qu'il faudrait reconnaître au lieu de la nier en nous promettant une réconciliation finale, comme s'il pouvait y avoir réconciliation entre le fleuve et celui qui tente de remonter péniblement le courant. Si la réalisation de la philosophie peut avoir un sens, ce ne peut être de nous promettre un monde idéal, celui dont parlent les religions (le Ciel sur la Terre), sans plus de désirs ni de folies. La philosophie n'est pas là pour raconter des sornettes mais, tout au contraire, pour nous dépouiller de nos préjugés et de nos illusions afin de nous ouvrir à l'histoire, au devenir, à l'inconnu. C'est bien en politique et en démocratie que le précepte "connais-toi toi-même" est si important. Il faudrait tout de même tenir compte de l'anthropologie la plus sommaire pour ne pas vouloir nous forger un homme nouveau trop unilatéral, que ce soit l'homo oeconomicus ou l'homo sovieticus ou l'homo numericus, le cyborg, etc. Il faudrait tenir compte un peu plus de la sociologie, de la psychologie, de la psychanalyse, de notre rationalité limitée, de notre diversité, de nos contradictions et de l'indécidable pour ne pas nous idéaliser dangereusement ni nous figer dans une identité factice mais prendre la mesure des difficultés à surmonter pour une démocratie qui ne soit pas du semblant.
Depuis son origine, la philosophie a partie liée avec la démocratie et la dénonciation de la démagogie qui est sa pathologie, le règne de la communication et du verbiage des sophistes. La philosophie et les sciences se sont constituées par le rejet du dogmatisme (étatique) comme du scepticisme (libéral), ce qui en fait des savoirs en progrès, savoir qui connaît sa propre ignorance sans vouloir s'en satisfaire. De même, politiquement, la voie est étroite, entre activisme et renoncement, enthousiasme imbécile et dépression mortifère. Si l'on ne veut pas servir à rien, il faut se situer dans le courant pour s'y opposer ou le dévier en fonction des forces en présence. Il ne s'agit certainement pas de réaliser nos désirs en politique (surtout pas le désir d'être président ou ministre!) mais de réduire les inégalités, combattre les injustices, conquérir de nouvelles libertés, continuer le combat de nos pères. Il s'agit de se situer dans une "tradition révolutionnaire", au nom de la raison et de l'amour de la vérité plus que de nos désirs les plus fous, afin de participer à l'histoire en train de se faire. Il n'y a qu'une seule voie pour cela, la voix publique, celle du récit collectif qui doit rendre compte des faits, des droits effectifs plus que des valeurs.
Il est crucial de bien comprendre quelle est notre marge de manoeuvre pour ne pas être réduits à l'impuissance par des ambitions délirantes un peu trop répandues comme de vouloir changer les gens (ce qui pour beaucoup est le seul objectif politique qui vaille). On attribue un peu facilement les malheurs du temps à la force des puissants, si ce n'est à leur méchanceté. On suppose des complots ou quelque force obscure. Le retournement qu'il faut opérer, c'est de considérer que notre faiblesse vient surtout de n'avoir rien d'autre à y opposer de consistant, du moins d'être incapables de nous entendre sur les solutions. Il ne sert à rien de vouloir mobiliser les désirs ou changer notre imaginaire. Notre désir ici n'a pas son mot à dire quand on doit construire un projet collectif. C'est le caractère irréaliste, inadapté ou catégoriel des revendications qui les déconsidère, pas la propagande ennemi. Notamment, en rester au quantitatif, c'est donner le pouvoir à la finance qui sur ce plan est imbattable. Ceux qui s'imaginent que la solution est évidente et connue de tous sont obligés de croire que ce sont les médias qui nous tiennent en leur pouvoir pour nous empêcher de voir la réalité mais c'est plus grave car la contestation elle-même est complétement en dehors de la réalité. En fait, malgré la foi des militants, ce qui ne se réalisera pas, c'est presque toujours ce qui n'est pas possible ou du moins pas durable mais qui souvent n'est pas si désirable que ça non plus, bien qu'ils en soient si persuadés. Il faut faire avec une réalité complexe et multiple. Ce sont nos finalités qu'il faut adapter précisément à la situation, à la richesse des possibles. On n'a que faire de fantaisies arbitraires ni de grands principes. La question politique est avant tout cognitive face à la rupture anthropologique de l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain. S'il y avait vraiment une alternative crédible et l'union des travailleurs, ces puissances souveraines qui nous semblent si invincibles ne tiendraient pas un instant, mais pour cela il faudrait au préalable en rabattre un peu sur nos prétentions trop idéales, pour obtenir beaucoup plus pratiquement !
L'analyse des potentialités effectives ne va pas de soi, c'est l'objet du débat politique mais qui exige de toutes façons un travail d'enquête et d'information sur les conditions concrètes des pratiques concernées. On ne peut se payer de mots, parler de valeurs, d'idées, d'absolus. C'est justement à cause de l'irrationalité du désir et de nos penchants pour l'utopie qu'il faudrait exclure du débat public tout ce qui vise une perfection qui n'a plus rien d'humaine. Aristote n'a pas été au bout de son opposition à Platon sur ce point mais c'est incontestablement l'idée d'un Bien suprême qui est contradictoire avec ce que nous sommes, avec la vie elle-même qui n'est pas sans la mort qui l'accompagne, avec l'histoire qui avance par son mauvais côté, avec l'information et l'évolution qui ne sont concevables hors d'un monde incertain. Le seul bien, c'est l'activité elle-même et donc le désir. Non seulement la vérité n'est pas donnée et doit être conquise sur l'erreur et les préjugés, non seulement elle ne peut éliminer toute illusion, mais elle reste toujours incertaine, provisoire, imparfaite, in-finie, à suivre. Il faudra bien l'admettre pour regarder la réalité en face et reprendre l'initiative. D'une certaine façon, les libéraux, eux, l'ont bien compris, sauf qu'ils ont tort de prétendre qu'on ne saurait rien, sous prétexte qu'on ne sait pas tout, et que, dès lors, on ne pourrait rien faire que s'occuper de ses petits intérêts, comme si l'amour n'existait pas et la simple solidarité humaine, comme si nous n'avions pas en charge notre destin commun, comme si le langage et le sens n'étaient pas communs tout comme les techniques, le système de production, l'espace public, etc.
On peut dire que l'amour, invoqué un peu lourdement par d'autres, manifeste ouvertement pourtant toutes nos contradictions, non pas l'amour rêvé et bienveillant mais l'amour réel ou plutôt leur opposition même. Vouloir que tout le monde s'aime, comme on le répète un peu béatement, c'est à l'évidence contradictoire. Qui donc serait prêt à se satisfaire d'un amour de principe ? Pire, c'est bien souvent l'amour la cause de l'égoïsme et de l'agressivité, quand il ne tourne pas à la haine. Plus généralement, les relations humaines sont inadéquates. Alors qu'on vise son désir, il n'y a pas moyen de ne pas être pris pour objet par l'autre, lui appartenir de quelque façon, subir sa pression. La domination est dans le langage qui nous poursuit de ses injonctions. Le malentendu est la règle. Cela n'empêche pas l'amour, sinon nous ne serions pas là, mais tout cela ne tient ordinairement que par convention. Comme disait Lacan, ce qui fait tenir les relations humaines, ce n'est pas d'y penser. On ne peut toujours s'en abstenir, hélas, question de sensibilité plus ou moins maladive...
Ce sont choses massives dont les politiques et les bâtisseurs d'utopie devraient se souvenir, notre propension à poursuivre des chimères qui n'ont nul besoin de quelque diable pour échouer. A chaque fois, la cause du krach, ce n'est rien d'autre que la bulle spéculative qui précède, l'exubérance irrationnelle des foules. La question n'est pas de savoir quelle idéologie nous apporterait le bonheur mais seulement de franchir une nouvelle étape historique (réflexive) qui nous ramène au réel et à plus de modestie, ce qui ne veut pas dire qu'on n'a pas besoin d'une bonne révolution de temps en temps mais qu'il n'y a pas de chemin du bonheur, il n'y a pas de vie naturelle, ni d'harmonie préétablie, ni de vérité assurée. La vie est exploration et apprentissage. Dire qu'il n'y a pas de bonheur serait d'ailleurs tout-à-fait inexact, ce qui n'existe pas, c'est la béatitude qu'on nous promet, l'image du bonheur publicitaire ou de moments d'ivresse, alors que les gens sont bien plus heureux qu'on ne croit. Les sondages l'attestent, dans les pires conditions parfois, en dehors bien sûr des dépressifs qui sont tout de même plus de 10%. Il faut le savoir, nous habitons un monde d'illusions qui se confronte au réel inévitablement et doit retomber sur terre, mais nous ne pouvons vivre sans illusions, sans la jouissance dont le manque rendrait vain l'univers. C'est ce tremblé du désir et de la vérité qui est la vie même. Toute notre liberté est dans notre capacité d'égarement (errare humanum est) mais aussi de correction de nos erreurs (persevare diabolicum).
Il faut le rappeler sans cesse aux tentatives de normalisation : l'idiotie fait partie de la nature humaine. On a besoin d'illusions, soit ! cela ne souffre pas de discussion, il est primordial de reconnaître notre part de bêtise, de ne pas la nier, mais pas de la glorifier non plus ! Il y a là un autre piège, l'illusion de la maîtrise où toute une frange de la pensée critique est tombée. Certes, "les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n'être pas fou" mais ce n'est pas une raison pour s'imaginer qu'on pourrait choisir d'être fou ni amoureux et se mettre à défendre n'importe quelle folie plus ou moins raisonnable pour sortir d'un trop long ennui. Ce n'est pas comme cela que ça se passe dans les faits (ce qu'on appelle "la signification du phallus", le passage du désir de désir au désir de l'Autre). C'est plutôt dû à la faiblesse de notre position, à notre peu d'assurance dans l'être. C'est la conscience du non-sens initial qui ne tient pas face à l'affirmation de l'autre dont l'existence nous apparaît soudain plus consistante que la nôtre et qui accroche le désir en nous mettant en cause dans notre être. De même, c'est la capacité des mots à suggérer un sens et l'absence effective de garant, de juge suprême pouvant authentifier a priori la vérité de ce qui est dit, la bonne foi comme les bonnes idées, qui nous soumet à la pensée de groupe et à l'histoire, nous condamnant à expérimenter une à une toutes les idées un tant soit peu crédibles, ce qu'on appelle procéder par essais-erreurs, conséquence du fait que la vérité n'est pas donnée avec nos bonnes intentions. Notre intelligence est supposée limiter ces tâtonnements aveugles mais on ne peut jamais les éliminer, l'histoire n'étant pas écrite d'avance, on reste sujet.
On a beau le savoir, notre vécu reste celui de l'objet du désir qui se dérobe et qu'on poursuit comme son ombre. La conscience est absorbée par son objet, la perception disparaît dans le perçu, la méconnaissance est bien de structure. Il n'y a pas d'issue envisageable dans ce va et vient de la vérité et du désir sinon que cela devrait justement nous inciter à différencier le champ politique des désirs individuels et ne pas laisser ceux-ci trop parasiter ceux-là.
Il est urgent, pas seulement pour la sauvegarde de nos libertés, de reconnaître en l'homme un être de désir et de prendre toute la mesure des complications que cela introduit non seulement par la pluralité et la concurrence des désirs mais par leurs illusions et leurs excès. A rebours du moralisme, écologiste ou autre, tenir compte du désir de l'homme dans ce qu'il a de nécessaire autant que de trompeur doit nous faire renoncer à réprimer nos désirs pour former un homme idéal, dépourvu de sa "part maudite", mais cela doit nous engager aussi à nous méfier de la contamination des objectifs politiques avec toutes les formes de mysticisme comme de manipulation de l'enthousiasme des foules. La part du désir, c'est presque toujours la part du ratage qui n'est pas seulement sexuel. Il est très important de tenir compte à la fois d'un désir qui n'a rien de naturel et d'une réalité qui n'est pas si désirable.
Pour une écologie-politique qui doit certes être radicale mais surtout réaliste, cela veut dire qu'on ne peut prétendre tout changer, comme le prêchent certains écologistes qui se croient très audacieux avec une vision de la nature trop idéalisée et délestée de toute sa sauvagerie. On peut espérer réduire ou supprimer la publicité qui veut capter nos désirs mais on ne va pas détruire les villes ni fermer toutes les entreprises. Il faut tenir compte des réalités locales puisque l'écologie consiste plutôt à se limiter, à faire au mieux avec ce qu'on a étant données les contraintes écologiques, non pas à vouloir faire une société entièrement artificielle, à notre propre convenance. La politique doit servir à transformer l'organisation sociale pas les citoyens eux-mêmes. Rien d'exaltant, sans doute, pour un désir qui ira se nicher ailleurs même si on peut quand même changer de système de production, relocaliser et libérer le travail autonome par un revenu garanti mais le monde futur ne peut être très différent de ce monde-ci car il faudra faire avec les mêmes personnes que celles que nous connaissons, et qui ne sont pas toutes écologistes, ni toutes de notre religion ! La diversité est ici de règle, des désirs comme des discours, qui se retrouvent dans la commune, laïque en ce qu'elle ne tient qu'au lieu qui nous rassemble au-delà de nos contradictions sociales, de nos désirs individuels et de tout ce qui relève de notre sphère privée. Si le désir n'a rien à faire en politique, il faut le savoir et savoir que le désir, c'est quand même ce qui nous fait vivre.
 
		 
				
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