La période est objectivement révolutionnaire avec la conjonction des crises économique, écologique, géopolitique et même anthropologique depuis notre entrée accélérée dans l'ère du numérique, cela ne fait aucun doute. La question n'est pas des raisons de se révolter ou de changer les institutions, elles sont légions depuis longtemps, mais cela ne suffit pas à faire une révolution car les conditions subjectives sont loin d'être remplies alors qu'on assiste à la fois au pourrissement des vieux partis ainsi qu'à la dispersion des forces de gauche impuissantes à surmonter leurs divergences bien réelles, sans parler des syndicats devenus purement opportunistes et dépourvus de projet comme de toute stratégie.
La leçon qu'on devrait en tirer, c'est qu'à l'organisation en partis concurrents ou même en réseaux plus ou moins occultes, il faudrait préférer une organisation en communes et en comités locaux ouverts à tous. Aussi bien pour la démocratisation que pour l'alternative à la globalisation marchande, il faut désormais partir du local. C'est là seulement qu'on peut changer les choses vraiment.
Chaque jour qui passe renforce l'indignation et la colère, témoignant non seulement de l'aggravation de la crise mais tout autant du renversement idéologique déjà effectif avec la perte de crédibilité d'un libéralisme débridé. On peut espérer que la brutalité de la crise réveille un mouvement social désorienté mais il ne faut pas en attendre trop. Plus on voudra mettre la barre haut et plus on deviendra minoritaire. L'extrémisme mène à l'impuissance. Tout au contraire, il faut fédérer le maximum de mécontents et retrouver des solidarités de classe (prolétaires de toute la France unissez-vous !). Est-ce qu'on ira jusqu'à une grève générale reconductible au lieu de quelques promenades de République à la Bastille ? Rien n'est moins sûr, en tout cas ce n'est pas pour tout de suite, même si cela reste un objectif prioritaire et relativement réaliste.
A supposer qu'on y arrive, cela ne sera pas plus que la crise bancaire la fin du capitalisme pour autant, ni quoique ce soit de véritablement révolutionnaire. Si de grandes mobilisations devaient déboucher sur une situation révolutionnaire, ce serait par une dynamique interne plus que par volonté expresse mais ce serait bien étonnant. Rien ne permet de l'espérer, et d'abord parce qu'il n'y a pas de réelle alternative. Tout ce qu'on peut espérer pour l'instant, c'est donc seulement une certaine "moralisation du capitalisme" dont on peut se gausser mais qui dépend d'un rapport de force plutôt (ou du niveau du chômage) et ce ne serait déjà pas si mal si on arrivait à revaloriser les salaires, améliorer conditions de travail et protections sociales, intégrer les "externalités" écologiques et sociales, sortir enfin de la dictature de la rentabilité financière immédiate. Dans la conjoncture actuelle, il faut certainement s'en tenir à un programme minimal le plus consensuel possible au niveau national, ce qui n'empêche pas une plus grande radicalité au niveau local. On pourrait dire : réformisme global, radicalité locale !
Affirmer qu'il ne faut pas trop croire dans une révolution imminente peut paraître d'autant plus scandaleux que c'est non seulement ce dont on rêverait mais qu'il y un réel besoin de changements révolutionnaires tout comme de sortir du capitalisme salarial. Seulement, il ne suffit pas d'écouter ceux qui disent ce qu'on voudrait entendre, ni de prendre ses désirs pour la réalité et d'appeler à une révolution, en croyant qu'il suffit de le vouloir très fort et de le crier bien haut ! Il faudrait d'abord savoir quoi faire d'une telle révolution si elle se produisait, risquant de ne rien donner du tout comme Mai68 et bien d'autres simili-révolutions depuis.
Il y a une difficulté particulière, en effet, à vouloir faire une révolution en régime démocratique car il suffit d'un vote contraire (comme en juin 1968) pour l'arrêter net. Supprimer le vote serait bien sûr le contraire de l'objectif démocratique. Dans ce cadre, que pourrait donc signifier "prendre le pouvoir" ? qui le prendrait et au nom de qui ? d'un parti ? d'un réseau ? C'est au fond la vieille question de l'organisation mais l'opposition du réseau au parti n'est pas la bonne comme on l'a cru un moment. Non, là encore, il n'y a pas le choix, on ne peut construire un mouvement démocratique qu'en partant du local et d'une fédération de communes, la radicalité devant s'inscrire dans une démocratie de face à face et dans la confrontation aux réalités du terrain sans qu'un parti séparé impose sa volonté à tous.
Les révolutionnaires se sont toujours posé la question de l'organisation ou du parti, forme aujourd'hui dépassée, les partis n'étant plus que des machines électorales qui n'assurent même plus la formation des militants. Avec Internet, la mode, c'est les réseaux et l'on voit effectivement se multiplier les groupuscules et réseaux affinitaires. Ce n'est pas la bonne méthode, on le voit bien. La question de l'organisation ne peut se résoudre qu'au niveau local par des assemblées communales. C'est à ce niveau que devraient être rédigés des cahiers de doléances contre le totalitarisme marchand et pour un peu plus de démocratie et de justice, une réduction des inégalités, de meilleures conditions de travail et la protection de notre milieu de vie.
La vie politique locale a l'avantage d'être une démocratie de face à face où il est plus difficile de délirer sur une société utopique et un homme nouveau alors qu'il faut s'accommoder de nos voisins tels qu'ils sont. Les appels à l'insurrection et à la fraternité font comme si tout le monde voulait la même chose et qu'il suffisait d'une volonté inflexible pour soumettre le réel à nos désirs les plus fous et contradictoires. Certes, tant qu'on y est, et quitte à tout changer, autant changer pour une vie parfaite et débarrassée de tous les méchants. Sauf que c'est tout simplement la voie du totalitarisme...
Pas étonnant, donc, que cela ne paraisse pas tellement séduisant et ne trouve aucun débouché politique mais cela ne veut pas dire pour autant que toute alternative serait forcément totalitaire. La condition, c'est de reconnaître la division démocratique et la pluralité des opinions, des pratiques et des aspirations légitimes comme les divisions de classes et les conflits sociaux. Cependant, en face de ceux qui visent une perfection imaginaire et des révélations métaphysiques, la vérité, c'est que ce qu'on peut proposer de possible, même si cela changerait la vie vraiment, ça ne tient pas le coup et paraît juste une petite amélioration à la marge, avec même des côtés négatifs, pensez donc, ce qui est impensable pour les bonnes et pures intentions révolutionnaires ! Pourtant, on ne va pas supprimer les sales capitalistes, ni enfermer tous les électeurs de droite, ni former des brigades de rééducation. C'est avec les gens tels qu'ils sont qu'il faudra construire une autre façon d'être ensemble, de produire et répartir les richesses, où chacun devra être libre de ses choix. Car s'il faut se révolter, c'est pour être plus libres et solidaires, pas pour perdre nos libertés au profit d'un pouvoir prétendu populaire et devoir se conformer aux nouvelles valeurs dominantes.
S'il faut donc bien se rassembler, ce n'est pas par affinités mais par lieux. C'est le fondement même de la démocratie, les "dèmes" étant des découpages géographiques sensés réduire la prédominance des liens familiaux, regroupement des citoyens sans distinctions, dans la diversité des opinions et des appartenances. Il ne faut pas faire preuve de trop d'angélisme. Dire que c'est une condition nécessaire, n'est pas prétendre que ce soit une condition suffisante pour autant, comme si tout devait s'arranger du coup miraculeusement ! La naissance de la philosophie est très liée à la démocratie (tout comme les sciences) mais on a tort de s'offusquer des critiques des philosophes contre une démagogie qui la menace effectivement, ce qui n'est pas la condamner mais admettre qu'il faut partir du fait que la démocratie ça ne marche pas, c'est compliqué, aussi bien la démocratie représentative que la démocratie "directe", encore plus une hypothétique "démocratie cognitive". C'est un processus infini. Il faut toujours et encore "démocratiser" (le savoir, la parole, le pouvoir, les ressources) mais il n'y a pas de politique pure, dénuée d'arrières pensées, d'intérêts, d'ambitions, de stratégies d'alliances, de rapports de forces, de rivalités, etc., toutes choses qu'on expérimente déjà au niveau local.
Insister sur la démocratie municipale ne signifie pas qu'il faudrait abandonner le terrain idéologique et national. Cela ne veut pas dire qu'il serait inutile de s'organiser en réseaux au niveau national, pour favoriser les échanges intellectuels au moins, mais savoir que l'essentiel sera d'en donner une traduction locale avec nos concitoyens. Ce n'est pas non plus prétendre que ce serait la seule urgence du moment. Il y a différentes temporalités (cycle, mutations, limites planétaires) et dans l'état actuel d'égarement, on a vu qu'il vaut sans doute mieux se concentrer sur la régulation de la finance et le rééquilibrage du rapport capital/travail, en poussant à de meilleures conditions de travail et de meilleures protections sociales. Sans être révolutionnaire, cela permet au moins de reprendre les luttes et d'en éprouver les limites. A plus long terme, ce sont des alternatives locales qu'il faudra construire et fédérer mais il faudra du temps pour dégager des perspectives claires partagées par une partie significative de la population.
Il ne s'agit pas de prétendre qu'il ne serait pas souhaitable qu'il y ait un soulèvement général, mais qu'il devra s'appuyer sur la démocratie locale pour aller au-delà du réformisme sans devoir sombrer dans l'autoritarisme. Ce serait en tout cas une façon de résoudre la crise de la gauche, avec l'impossible question des alliances d'appareils, en constituant des comités locaux (ou comités de quartier) et une dynamique qui part de la base, non pas seulement pour initier un mouvement global mais une véritable transformation locale, de nouveaux rapports entre nous et commencer à construire un monde nouveau inscrit dans le territoire.
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