Tout est une question de tempo mais il est très difficile de bien évaluer la temporalité de chaque processus car il y en a plusieurs dont on ne peut prévoir les combinaisons multiples. La physique moderne a réfuté le temps absolu de Newton qui demeure cependant la forme a priori de notre sensibilité, comme dit Kant. On raisonne en permanence comme si le temps était linéaire alors qu'il y a bien plusieurs temporalités qui se croisent dans un présent qui n'a rien de la consistance d'une tranche de vie instantanée et de la cohabitation immobile de tous les êtres que les mystiques mettent en scène. Il n'y a qu'une multiplicité de trajectoires avec leurs temps propres, certains cycliques ou à très court terme, d'autres des temps astronomiques. Il est ainsi certain que nous sommes mortels et que notre planète n'est pas éternelle non plus, ni notre soleil, ni même l'univers tout entier voué à la disparition (avant son rebond?). On a bien du mal cependant à nous représenter ces milliards d'années qui ont pourtant été nécessaires à la vie pour se complexifier.
La fin de l'humanité nous touche beaucoup plus qui se compte tout au plus en millions ou milliers d'années mais que des illuminés n'ont pas peur d'annoncer pour demain ou presque. Il est vrai qu'on s'attend au pire mais ce n'est quand même qu'exagération de catastrophes annoncées déjà bien assez dramatiques comme ça, sans aller jusqu'à la disparition de l'espèce, c'est-à-dire de tout homme ! Garder la mesure des différentes temporalités est essentiel et trop souvent négligé.
De nombreuses tendances s'affirment à bas bruit, plus ou moins inaperçues. D'autres, comme l'augmentation de la précarité et l'importance du développement humain dans une économie numérisée, sont assez massives pour être prises au sérieux par les médias mais le rythme de cette adaptation à la production post-industrielle reste incertain, sans doute plus rapide qu'on ne croit. On a vu comme les crises, économiques ou épidémiques, accélèrent les transformations. Il est difficile aussi de bien évaluer les temporalités de la transition démographique ou énergétique, de la capture du CO2 ou de l'urbanisation, qui peuvent être plus ou moins longues, bien que ce soient des tendances lourdes déjà bien engagées, de même que la révolution numérique (cognitive) sans doute en accélération pour des dizaines d'années encore mais qui est impossible à anticiper précisément (les découvertes et innovations sont par définition surprenantes, on ne peut savoir avant de savoir).
L'évolution technologique est cumulative avec des sauts imprévus mais qui ne reviennent jamais en arrière. Ce n'est pas le cas de processus comme la globalisation qui s'impose matériellement aussi bien par le marché que par les réseaux et le dérèglement climatique, mais provoque un dernier sursaut nationaliste mal venu, refus de l'évolution effective et du local qui idéalise des nations relativement récentes pourtant et dont l'histoire n'est pas si glorieuse. Quelle sera la durée de cette régression autoritaire et xénophobe, qui peut couvrir plus d'une décennie et que des trouble graves pourraient prolonger au-delà, perturbant la transition écologique au moment le plus crucial ? Le facteur humain, politique et militaire, est le plus imprévisible et à craindre, un volontarisme bien intentionné qui prétend résister à l'histoire et ne fait comme toujours qu'ajouter au désastre au nom d'un Bien fantasmé. Les tendances féministes et anti-racistes ont désormais le vent en poupe mais ne sont pas à l'abri non plus de retours de bâton (étonnamment, Emmanuel Todd voit un recul au niveau mondial des droits des femmes qui semblent pourtant progresser un peu partout?), régressions sans doute provisoires là aussi mais pour combien de temps ? A long terme, tout s'arrange tout le temps, mais on est déjà mort et d'autres problèmes surgissent...
On voit en tout cas qu'il n'y a pas un seul devenir, comme si le futur existait déjà, simple prolongation de notre actualité, mais il y a toutes sortes d'évolutions et qui peuvent être perturbées par de nouvelles pandémies, catastrophes naturelles voire cosmiques, etc. On ne sait pas si l'actuelle pandémie finira l'année prochaine ou repartira de plus belle, de nouvelle vague en nouvelle vague. De toutes façons, le simple fait qu'il n'y ait pas de temps absolu, de flux temporel unifié, décourage toute projection dans le futur et ce qui serait "notre avenir" comme on a pu le croire, nous transformant plutôt. La prospective est donc bien impossible alors même que nous devons préserver notre futur et investir sans attendre dans des stratégies à long terme en dépit de ce contexte d'information imparfaite. Que l'Avenir n'existe pas n'empêche pas, en effet, que nous sommes responsables du monde, pas seulement de nos semblables (ou notre famille), et que nous devons affronter ses tendances entropiques destructrices une à une, en fonction de leurs différentes temporalités et non d'un projet global unifié.
Il faut prendre consicence que ce n'est pas une situation exceptionnelle et provisoire mais bien le fondement de notre être au monde et de la vie. Une grande partie du hasard (automaton) résulte en effet de la rencontre accidentelle de séries causales indépendantes, et c'est cette imprévisibilité de l'avenir qui est à la base de notre perception du temps, de notre vécu et de l'expérience même de l'existence dans sa contingence, d'une vie dont on ne peut prévoir la fin, temps réel qui n'existe qu'autant qu'il nous échappe. C'est bien l'incertitude de l'avenir qui constitue notre existence comme telle, comme un long apprentissage, ce besoin d'information de la conscience pour en surmonter l'entropie toujours menaçante.
Comme l'a montré Fichte, c'est parce que le réel nous résiste que nous ressentons notre finitude en même temps que notre possible liberté limitée de le transformer par notre effort, savoir de soi opposé à l'Autre, devoir-être de l'intentionalité au fondement de notre être-là, c’est-à-dire de notre extériorité à ce monde inhumain que nous n'avons pas voulu, ce qui implique la différence entre le savoir et l'être. C'est l'incompréhensible et l'insupportable qui motivent la tentative d'y répondre activement dans l'urgence (au lieu de faire des plans sur la comète comme si le temps de l'histoire devait s'arrêter et ne plus faire que suivre une trajectoire unique débarrassée de toute négativité).