L’utopie rationaliste à l’ère du numérique

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L'ère du numérique et des réseaux planétaires, donnant un accès immédiat à toutes les connaissances, nous a fait entrer dans un nouvel âge des savoirs qui, étonnamment, sonne le glas de l'utopie rationaliste républicaine, c'est-à-dire de l'émancipation par l'éducation. Ce n'est pas bien sûr la raison elle-même qu'il faudrait mettre en cause pour revenir à l'irrationnel, aux mythes, au mysticisme, à la loi du coeur ou l'intuition. Ce n'est pas non plus la rationalité instrumentale tant critiquée pour sa froideur bureaucratique qui est en question. Tout au contraire, ce que révèle notre actualité, c'est bien plutôt comme notre folie s'oppose à la raison dans une histoire qui n'est pas la paisible accumulation progressive de connaissances mais un champ de bataille où s'affrontent des illusions contraires, dialectique bien présente qu'un progressisme naïf voudrait oublier.

Ce travail du négatif avec son lot d'hostilités et d'errance fait dire à Hegel que "Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre" (Phénoménologie p40). S'il y a bien malgré tout progrès de la raison dans l'histoire, c'est seulement après-coup, car, comme le dit à peu près Valéry, si le monde ne vaut (et n'évolue) que par les extrêmes (les extrémistes), il ne dure que par les moyens et les modérés, ce dont les écologistes notamment devraient prendre de la graine.

Revenons en arrière car les limites du rationalisme ne sont en rien nouvelles, visibles dès les présocratiques et dénoncés par le scepticisme qui y répond. Platon n'est pas plus rassurant mobilisant toutes les ressources de la raison pour donner corps à un monde des idées imaginaire et des utopies politiques qu'on peut dire totalitaires. Aristote a pu redonner ses droits à une raison plus raisonnable et concrète mais qui dégénérera par la suite en dogmatisme scolastique. Le nouveau rationalisme de Descartes ne tardera pas non plus à montrer ses insuffisances et celles du bon sens, tout comme le scientisme plus tardif manifestera un simplisme trompeur avant que la relativité et la physique quantique ne découragent tout-à-fait notre raison humaine. L'utopie rationaliste aurait pu s'arrêter là.

Ces échecs ont effectivement nourri un renouveau spiritualiste mais n'ont pas entamé en politique un rationalisme républicain essentiellement anticlérical se persuadant, après la révolution de 1848 et les élections ou plébiscites ayant amené Napoléon III au pouvoir, que l'éducation populaire était indispensable à une démocratie fondée sur le suffrage universel, éducation des citoyens ne pouvant être laissée à l'Eglise qui s'est longtemps opposée à la démocratie, servant la réaction et les royalistes. Les instituteurs de la troisième république, souvent admirables, étaient conscients de leur haute mission, surnommés les hussards noirs de la république, enseignant la raison et l'éducation civique dans leurs leçons de morale voulant faire concurrence au curé du village et ménager l'accès aux classes supérieures des plus pauvres le méritant.

Lévi-Strauss réduira cet effort d'instruction, et notamment d'apprentissage de l'écriture, à la formation et au formatage des soldats qui iront mourir dans les tranchées. "Il faut admettre que la fonction première de la communication écrite est de faciliter l'asservissement" (Tristes tropiques, Leçon d'écriture). Toute société formate ses enfants à sa culture, c'est quand même très exagéré. L'écrit donne aussi des garanties, des droits, l'accès à de véritables compétences, même si on doit bien admettre que cela n'a pas empêché les massacres de la guerre de 14 et que la haute culture allemande a pu produire les monstres nazis (rejetant le "pathologique" de la sensiblerie au nom de la critique kantienne et du devoir moral impératif de servir sa patrie !).

Toute une tradition progressiste mettant en cause cette fois le contenu de l'enseignement, jugé propagande partisane, fera la promotion de l'éducation populaire, visant explicitement une éducation à la pensée critique (du pouvoir) mais qui se révélera presque toujours n'être qu'une autre forme de propagande (marxiste pendant longtemps, opposant la science bourgeoise à la science prolétarienne). Le paradoxe, c'est que les plus virulentes des proclamations critiques et protestations d'une autonomie de pensée le font au nom de leur parti, ne faisant que répéter comme des perroquets leur profession de foi dans des théories plus ou moins savantes ou délirantes, souvent théories du complot désignant un bouc émissaire à éliminer cause de tous nos maux (juif, capitalisme, élites, Europe, immigrés, etc). Voilà des idées claires et distinctes pour tous les fanatiques.

Ceux qui prétendent nous apprendre à décrypter la réalité ne font qu'y substituer une interprétation alternative hallucinée tout aussi tendancieuse et simplificatrice, relevant comme toujours de la pensée de groupe et donc de la sociologie. Une véritable pensée critique, dirigée contre les croyances et préjugés de son groupe, est extraordinairement rare et difficile. L'individu ne pense pas par soi-même, comme on voudrait s'en persuader, mais bien au nom de ses appartenances, n'ayant pas peur d'en revendiquer l'irrationalisme contre une prétendue pensée unique, groupe contre groupe, dogmatisme contre dogmatisme. Ce n'est pas l'individualisme qui menace mais plutôt une sorte de communautarisme de tribus.

C'est pourquoi, plus récemment, la critique de l'universalisme rationaliste par le post-modernisme - à la fois post-communiste (grand récit rationnel), post-structuraliste (mathématisé) et post-colonial (raciste) - a pu générer un relativisme un peu trop dogmatique lui aussi (nuit où toutes les vaches sont noires) mais permettant toute une série de revendications communautaires légitimes sans tomber dans l'irrationalisme pour autant. La déconstruction des hiérarchies ou d'évidences vides reste une indispensable critique de la raison - c'est ce que je fais ici, démythologisation et désidéalisation de concepts abstraits et d'utopies hors sol comme celle, justement, d'un trompeur rationalisme tranquille (ou de l'utopie artistique, etc) mais c'est bien au nom d'un rationalisme plus réaliste.

L'entrée dans l'ère du numérique a pu nous faire croire cependant, encore une fois, à une nouvelle utopie rationaliste démocratisant la connaissance et suscitant le projet enthousiasmant d'une démocratie cognitive, projet qui paraît si lointain aujourd'hui, envahi à la place par les fake news et la post-vérité (ou vérités multiples). En effet, les fausses nouvelles se propagent plus vite que les vraies, même si elles ne résistent pas au temps, et les réseaux sociaux manifestent une réalité consternante très éloignée de ce qu'on pouvait espérer et de l'image narcissique qu'on a de nous-même d'animal rationnel, obligeant du coup à reconnaître l'étendue de notre commune connerie qui n'annonce rien de bon pour la suite. Moins on en sait, plus on affirme savoir, comme la pandémie l'a lourdement manifesté, et la bataille fait rage entre convictions opposées comme entre religions différentes. Prétendre à une vérité unique n'est plus accepté, source de ressentiment contre une vérité imposée qui méprise la diversité des opinions.

Ce moment historique de l'évolution politique amène comme toujours son lot de nouvelles outrances, non seulement de l'extrême-droite raciste qui en est coutumière mais aussi désormais dans les récentes tendances d'un féminisme cultivant la haine des hommes (identifiés au patriarcat) ou bien dans la cancel culture antiraciste (woke) voulant effacer le passé. On peut en reconnaître tout de même à la fois l'outrance mais aussi une certaine nécessité actuelle. C'est ici qu'il faut réintroduire une dialectique qui passe par les extrêmes avant de se résoudre au juste milieu rationnel, c'est-à-dire qui passe par l'erreur avant de se corriger dans l'expérience du réel. C'est pourquoi, on devrait prendre ces errements comme un moment du vrai malgré tout, certes une façon excessive de tordre un peu trop le bâton dans l'autre sens, ce qui est effectivement critiquable, mais il ne doit faire aucun doute qu'il faut être féministe - contre les féministes s'il le faut - tout comme il faut être antiraciste en dépit des antiracistes qui nous rejettent (ce qui peut se comprendre), et comme il faut être écologiste malgré les écologistes parfois.

Cela n'empêche pas de garder un regard critique sur des exagérations ou généralisations consternantes et de ne pas avaliser les bêtises qui sont dites, de juger la misandrie délirante en plus d'être contre-productive, et tout-à-fait impossible de pousser trop loin la réécriture de l'histoire quand il faut s'attaquer plutôt aux injustices futures. Il n'est jamais bon d'entretenir ses ressentiments mais on ne peut nier les injustices à réparer ni le rôle que peuvent avoir ces radicalisations pour la popularisation de leur révolte contre les discriminations et infériorisations subies. On n'a pas le droit de dénigrer les instruments de cette lutte à cause de quelques dérives, aussi navrantes soient-elles et, surtout, il ne faut pas tout confondre. Aussi, de même que la parité ou les discriminations positives sont indispensables pour compenser les anciennes inégalités et rééquilibrer la situation de départ (malgré les craintes que cela peut soulever), il n'est pas inutile non plus de recourir à la non-mixité pour libérer la parole entre dominés même si cela favorise la pensée de groupe plus que l'expression individuelle. Ce ne sont pas des mesures généralisables et destinées à durer mais des dispositifs correctifs ponctuels et temporaires qui répondent à un réel sur lequel on a buté et donc à une véritable nécessité, non pas à de la pure idéologie ni un principe éternel. Ainsi, c'est bien la confiscation avérée de la parole par des hommes dans des assemblées féministes qui a justifié de les exclure en certaines occasions (non pas à toutes les réunions ni des vies séparées). Il n'y a rien là qui soit choquant sinon par rapport à un idéal d'universalisme désincarné, à cette utopie rationaliste refusant de reconnaître la triste réalité des inégalités effectives, refusant de passer de l'égalité abstraite à l'égalité concrète.

Vouloir faire un nouveau racisme de ce durcissement des luttes de reconnaissance des minorités et des dominées est absurde, leur identité n'étant définie que par leurs ennemis (les racisés ne sont pas d'une seule "race"). Ce ne sont pas les réunions non-mixtes qui créent des discriminations mais les discriminations qui motivent les réunions non-mixtes. C'est pourtant l'occasion donnée aux dominants et réactionnaires mis sur la sellette de prendre leur revanche en retournant l'accusation (de racisme et de censure, "on ne peut plus rien dire") sur les accusateurs (qu'on veut censurer), ce qui est un peu gros, certes nouvelle négation de la négation qui a sa logique comme retour de bâton ironique des excès précédents, mais sans avenir cette fois. C'est à quoi il ne faut pas se laisser prendre de se focaliser sur les inévitables excès. Brandir l'universalisme contre ses victimes ne fait que perpétuer son instrumentalisation, sa perversion (comme l'universalisme napoléonien au service de ses conquêtes finissant par susciter les revendications nationalistes et particularistes).

Ces polémiques envahissant journaux et réseaux sociaux sont assez ridicules pour constituer une raison de plus d'abandonner l'idéal rationaliste d'une intelligence collective et démentir un agir communicationnel qui n'empêche pas de délirer. Homo sapiens est bien aussi Homo demens et, au lieu de s'en offusquer, il vaudrait mieux en tenir compte. Il faut revenir sur terre. On n'est pas entre gens de bonne compagnie ou de bonne volonté ni dans la discussion rationnelle mais dans une société fracturée et l'affrontement d'opinions tranchées, l'expression de rancoeurs justifiées et de toute la connerie humaine...

Après tout cela, ce serait sans aucun doute encore décoller de la réalité d'imaginer que l'Intelligence Artificielle et les Big Data nous donneraient accès enfin à cette rationalisation espérée avec la réduction des incertitudes comme des fausses croyances - nouvel avatar du savoir absolu fantasmé sous le nom de singularité technologique. Il se pourrait pourtant que s'inaugure quand même une nouvelle phase du numérique à la fois plus individualisée dans son apprentissage et plus détachée de l'individu dans ses résultats - sinon moins désarmée contre les fake news ? Pas de quoi laisser croire à une nouvelle utopie rationaliste.

En tout cas, la question de la raison est reposée à nouveaux frais par le développement de la numérisation du monde, qui n'a assurément pas besoin des fantasmes rationalistes de science-fiction pas plus que d'en rajouter sur l'irrationalisme, mais requiert certainement par contre un nouveau rationalisme intégrant ses limites (l'extériorité du monde) et ses biais cognitifs ainsi que notre grain de folie et les oppositions dialectiques se développant dans l'après-coup du progrès cognitif. Voilà qui ne devrait plus permettre de rêver encore à cette utopie rationaliste de débats scientifiques ou politiques apaisés, pas plus qu'à une émancipation tranquille sans contradictions ni désillusions - déchirements collectifs dont nous sommes partie prenante et sommés à chaque fois, dans un contexte d'information imparfaite et souvent sans en avoir les moyens, de choisir notre camp ou réaffirmer nos appartenances.

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