Il y a un grand paradoxe qui divise l'humanité en optimistes indécrottables, confiants dans notre intelligence, et pessimistes catastrophistes, effarés par notre bêtise ou notre impuissance. Sans aller aux extrêmes d'une fin du monde ou de l'humanité, il est, en effet, plus que légitime de s'effrayer des conséquences d'un réchauffement climatique hors de contrôle, tout comme des destructions écologiques irréversibles ou de la perte brutale de biodiversité. De même la mondialisation, l'économie numérique et le développement des pays les plus peuplés menacent directement les écosystèmes, nos protections sociales et font exploser les inégalités avec, en réaction, une montée des nationalismes autoritaires et des antagonismes sociaux. Contre tout cela, nous manifestons une impuissance désespérante malgré tous les beaux discours politiques et l'appel aux populations.
En même temps l'unification planétaire et les progrès technologiques peuvent enthousiasmer certains et nous donner les moyens d'éviter le pire. Les utopies technologiques sont bien sûr aussi irréalistes que les utopies sociales, mais on est toujours étonné de voir des statistiques témoignant malgré tout de grandes améliorations en cours sur l'essentiel (santé, libertés, éducation, information, féminisme, réduction des guerres, etc) qui sont bien réelles cette fois et contrastent avec l'impression d'une dégradation généralisée. Au milieu de ce monde inhumain, l'histoire serait donc malgré tout celle du progrès humain, du moins à grande échelle (car il y a des retardataires et des retours en arrière).
On a vu qu'admettre la séparation de la pensée et de l'être, c'est renoncer à modeler le réel sur nos idéologies et ramener la pensée théorique à la pensée pratique, l'idéal au possible, ce qui est déterminant n'étant plus nos bonnes intentions ni la force de l'idée (même lorsqu'elle s'empare des masses) mais bien les puissances matérielles et causalités extérieures, ce qui assure ou améliore la reproduction, rejoignant le matérialisme historique avec la détermination par l'économie en dernière instance (après-coup) et l'échec du volontarisme, confirmés par l'effondrement du communisme et les mutations engendrées par l'ère de l'information.
Si nous avons apparemment si peu de prise sur le réel extérieur, l'histoire, l'économie et l'écologie, comment expliquer alors l'existence de ce progrès humain et civilisationnel qui semble bien résulter de l'action d'une bonne volonté ? Kant se persuadait que le progrès de l'humanité vers la paix et la liberté était l'effet du devoir moral, d'un "idéal régulateur" de la raison (mais "comme si" cela résultait d'une téléologie de la nature). Hegel a fait de la dialectique historique un progrès essentiellement cognitif, progrès dans la conscience de soi et de la liberté mais processus autonome tout comme le progrès technique et le système de production, qui dépendent du stade de développement plus que de nous. On peut en conclure que la part positive du progrès n'est pas plus le produit de notre humanité et de notre désir de liberté que sa part négative et destructrice ne serait due qu'à notre méchanceté. Il faut inverser les causalités. En fait, le progrès humain n'est pas tant le progrès de l'homme que de son humanisation par la civilisation et l'état de la technique qui nous façonnent. Si notre humanité se caractérise par sa crédulité, la croyance au langage et au sens, aux histoires qu'on se raconte, on peut même dire que les sciences et techniques nous déshumanisent en nous éduquant (désenchantement du monde). Notre participation à l'histoire ne peut être dès lors que d'accélérer le mouvement et d'essayer d'en corriger les effets pervers, certainement pas de modifier la trajectoire de l'évolution qui n'a pas que des mauvais côtés, porteuse de nouveaux "progrès humains" sans doute... si le réchauffement ne s'emballe pas trop vite !
Le tout est de faire les bons choix, les bonnes analyses en déterminant ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, point sur lequel il n'y a aucun accord préalable (pour beaucoup le "réalisme", voilà l'ennemi, simple défense de l'ordre établi). Plutôt que s'imaginer convertir les esprits et se monter la tête sur le pouvoir du politique que tout dément, il est vital d'intégrer au contraire notre impuissance effective afin d'avoir une chance de la surmonter et tirer profit des progrès humains que l'époque rend possible.
Il ne faut pas minimiser notre action pour autant même si seul compte le fait que son résultat soit viable. Ainsi, les luttes sociales ont été incontestablement utiles pour obtenir des protections sociales dont certains pays sont encore dépourvus mais si d'autres pays les ont adoptées, c'est d'abord parce que leur effet économique s'est révélé positif (alors que les augmentations de 1968 ont été annulées en quelques années par l'inflation). Et c'est parce que la mondialisation remet en cause ces avantages d'une politique keynésienne nationale que ces droits sociaux sont désormais attaqués. Plutôt que vouloir s'accrocher aux anciens systèmes de protection correspondant au salariat industriel, ce sont des nouveaux droits qu'il faudra conquérir, comme un revenu garanti, plus adapté à l'économie numérique. Le retour à la barbarie n'est pas exclu, on laisse bien mourir les migrants en mer, mais le simple intérêt économique devrait obliger à ne pas laisser se répandre le spectacle de la misère ? On voit bien qu'abandonner des populations les mène à la révolte et à bloquer l'économie quand leur vie n'est plus vivable.
Impossible d'arrêter le cours du temps et les bouleversements que connaît la planète sur tous les plans. Dans cet environnement mouvant, il faut adopter des stratégies souples et réactives qui collent au terrain et paraissent à notre portée au lieu de poursuivre des mirages. Toute stratégie est incertaine dans un monde extérieur qui reste imprévisible globalement même si on peut faire de nombreuses prévisions à peu près certaines, qu'il est vital de prendre au sérieux.
Nos erreurs peuvent nous condamner, tout comme les limites du pouvoir de la pensée si nous n'arrivons pas à les dépasser mais, pour l'instant, avec le développement de la Chine, de l'Inde, du Brésil et bientôt de l'Afrique, notre trajectoire n'est absolument pas soutenable et l'inertie planétaire jusqu'au pic démographique ne laisse aucun espoir d'arriver à limiter le réchauffement à un niveau raisonnable. On ne peut plus compter que sur le progrès technique et l'élévation du niveau de formation ou d'information, point sur lequel on peut attendre justement un véritable changement qualitatif des réseaux numériques, une fois surmontée l'époque des fake news avec des vérifications plus faciles et la diffusion des études scientifiques permettant une conscience de soi plus réaliste. Déjà la multiplication des chercheurs de par le monde a entretenu une accélération technologique qu'on a bien du mal à suivre. On peut dire que le progrès fait rage, ce qui rend d'autant plus difficile de se projeter dans le futur alors même qu'on dispose de plus en plus de données qui nous alertent sur l'état de la planète.
De nombreuses attentes seront déçues, buttant sur l'impuissance politique, mais les avancées sont certaines, en particulier le progrès de l'émancipation féminine qui rompt avec tout notre passé. Le progrès cognitif a des effets réels qui ne dépend pas tellement de la bonne volonté des individus. Il faut voir qu'on revient de loin. A l'origine il y a toutes sortes de superstitions et craintes de forces obscures, les religions dominent encore les esprits de nos jours (même aux USA). Nous ne sommes qu'aux tout débuts de la société du savoir. S'il y aura selon tout probabilité des techniques plus efficaces et des réactions de plus en plus fortes ainsi qu'une extension de nos libertés, des possibilités qui nous seront ouvertes, il ne faut pas trop rêver cependant, on n'évitera pas toutes les catastrophes et on peut être sûr qu'il y aura aussi une surveillance généralisée contrôlant les populations. De même, si on arrive à réduire les inégalités, ce sera sans doute malgré tout au prix d'une société duale, entre l'économie globalisée et l'économie locale. Le progrès réel n'est jamais le progrès espéré.
Faire de la prospective pour évaluer ce qui peut être fait et ce qui nous arrive est bien la tâche de l'avenir, le partage entre les causes matérielles et le possible effectif, bien plus que d'inutiles utopies ou l'appel aux consciences, afin de pouvoir saisir les opportunités que nous offrent ces temps nouveaux au milieu du désastre (qui n'empêche pas le progrès humain, tout comme le progrès humain n'empêche pas forcément le désastre, il y a comme une course entre l'un et l'autre).
Voir aussi : La beauté sauvage de l’évolution.
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