Philosophie et psychanalyse (Sartre et Lacan)

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Dans la lignée de mon texte précédent, il s'agit de défaire la totalisation hégélienne qui va de l'existence individuelle à l'histoire, non pour réduire à rien la dialectique, qui reste si éclairante en de nombreuses occasions, mais pour montrer comme les différentes dimensions ont leur autonomie et leur propre logique, ne pouvant s'unifier en dépit des penchants totalitaires de la pensée, ce qu'ont pu confirmer encore les tentatives calamiteuses de traduction politique de l'existentialisme.

Il n'y a pas continuité de la subjectivité (singulière) aux sciences (universelles) ni au politique (particulier). La raison, qu'elle soit logique, calculante, technique ou cognitive, a incontestablement de larges domaines de pertinence mais à vouloir tout recouvrir de son scientisme, on s'aperçoit qu'elle efface ce qui nous distingue des machines, la part irrationnelle de l'âme dont on peut soutenir qu'elle constitue notre humanité au moins autant que la part rationnelle ("Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point"). Contre la simple identification d'Homo sapiens à un animal rationnel et à la conscience de soi, il faudrait admettre que nous sommes surtout des êtres parlants pris dans des récits familiaux et des croyances collectives, que nous sommes tout autant des Homo demens et que ce n'est pas un détail négligeable. En dehors de capacités techniques impersonnelles, notre humanité se manifeste en effet d'abord par ses mythes et religions (qui sont des histoires à dormir debout), comme au niveau individuel par la folie, le rêve, le fantasme, l'amour, le désir, les symptômes, actes manqués, etc., toutes choses dont les robots et intelligences artificielles sont complètement dépourvus, même à les doter de capacités émotionnelles. Ce sont paradoxalement les épreuves de la vie, nos traumatismes et blessures narcissiques, nos fragilités, nos défauts, nos bizarreries qui nous donnent une profondeur humaine, voire quelques talents spéciaux. La rationalité philosophique se trouve ainsi forcée de reconnaître son dehors et l'opacité à soi-même, tout comme la politique doit renoncer à forger un homme nouveau entièrement rationnel et le cognitivisme ou l'Intelligence Artificielle revoir leur conception de la conscience.

Après avoir montré la séparation de la pensée et de l'être, avec notamment l'autonomie de l'évolution cognitive et technique par rapport au politique, c'est donc l'autonomie de l'inconscient qu'on va mettre en lumière, ce qui oppose la philosophie à l'autre scène, celle de la psychanalyse, de l'incidence du langage et de notre enfance sur nos existences, au-delà de nos projets conscients et de tout souci cognitif puisqu'on est ici plutôt dans le refus de savoir, où la résistance est à la mesure de la vérité qui blesse. La démarche philosophique, y compris sous la forme d'une psychanalyse existentielle, se trouve ainsi débordée par l'évolution technique d'un côté, et par l'inconscient de l'autre, le véritable monde de la subjectivité et du récit de soi, qui se distingue radicalement de celui de l'économie ou du cognitif.

Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, ce n'est pas la théorie qui tente d'en rendre compte (ce n'est pas un dogme freudien ni une philosophie), mais uniquement le dispositif et ce que disent les analysants. La grande différence avec les autres thérapies, en effet, c'est qu'il ne s'agit pas d'un formatage, d'une "rééducation émotionnelle du patient" (p585), de l'application d'une théorie (il y en a plusieurs, chez Freud même). Il s'agit d'une parole "libre"... qui finit par dire toujours à peu près la même chose, retombant dans les histoires ennuyeuses de papa maman et de séduction sexuelle (si ce n'est de pédophilie). Chaque témoignage est certes singulier, mais il est d'autant plus étonnant d'y retrouver des mécanismes répétitifs qui étaient restés inaperçus (en dehors de la littérature) et dont on peut constater à quel point ils restent inacceptables aujourd'hui.

Il est bien clair que ce qui scandalise encore, c'est la place de l'inconscient (déresponsabilisant), l'importance de la sexualité (qui nous tire vers le bas), la fonction du phallus (du mâle dominant) et le complexe d'Oedipe (répressif) aboutissant à la castration (qui nous empêche de jouir), toutes choses qu'on s'acharne à dénier et dont il faut interroger l'universalité (y compris les extraterrestres?). Si les libertaires voudraient se débarrasser de l'Oedipe, les féministes du phallus et les religieux ou moralistes de la sexualité, c'est qu'on se trouve face à un réel qui n'est pas présentable, à l'opposé des représentations religieuses ou politiques comme des promesses publicitaires du développement personnel (dont les praticiens ne se soucient guère du transfert).

La différence radicale entre philosophie et psychanalyse apparaît assez clairement dans la comparaison de la psychanalyse existentielle de Sartre avec la psychanalyse freudienne mais il faut partir d'abord de ce qui peut rapprocher Lacan et Sartre, qui n'est pas négligeable bien que longtemps méconnu alors que cela saute aux yeux (Clotilde Leguil en a fait un livre en 2010 : "Sartre avec Lacan"). Il est vrai que Lacan ne parle presque jamais de Sartre, sinon pour polémiquer avec lui, et se réfère plus volontiers à Heidegger (dont il a traduit Logos) mais Sartre a marqué assez son époque pour avoir influencé même ses contradicteurs avec ses descriptions phénoménologiques. En tout cas, on peut voir des similitudes entre ce que Sartre appelle "projet fondamental", dont on pourrait difficilement changer (il prend l'exemple d'un complexe d'infériorité), et ce que la psychanalyse appelle le désir inconscient, le fantasme originel ou la structure névrotique comme rapport à la jouissance, l'idéal du moi y faisant office de projet. S'ils ne disent pas du tout la même chose, on va le voir, c'est à coup sûr de la même chose qu'ils parlent, et la conception du désir comme manque à être (qui n'est pas freudien) rattache incontestablement Lacan à l'existentialisme, même si pour lui, le manque à être est désir de désir, désir de l'Autre.

C'est pourtant bien l'être-pour-autrui qui rapproche le plus Sartre de Lacan, héritage de la lecture magistrale faite par Kojève de la Phénoménologie de l'esprit et du désir de désir, bien que Sartre ne semble pas avoir suivi ses cours avec beaucoup d'assiduité. En tout cas, le départ ontologique de l'Être et le Néant s'en inspire beaucoup (p574), voire du début de la "Philosophie de l'Esprit" (§382) dans "l'Encyclopédie des sciences philosophiques", qui ne laisse d'ailleurs à la dialectique intersubjective que la portion congrue (à peine plus de deux pages). L'être-pour-autrui est par contre absolument central pour Sartre, même si l'enfer, c'est les autres car ils nous aliènent, figeant sous leur regard notre libre pour-soi réduit à un simple en-soi (en fait c'est tout autrement qu'ils nous font souffrir la plupart du temps). Une des scènes du livre la plus frappante, et citée, c'est le surgissement du regard de l'Autre qui provoque la honte de celui qui regardait par le trou de la serrure. Si on peut y voir une des sources de la pulsion scopique et de l'objet a lacanien, ce n'est pas d'être regard (omniprésent en philosophie de Platon à Heidegger) mais comme regard de l'Autre, ce qui amènera Lacan à parler d'hontologie pour souligner que c'est l'Autre qui nous met en cause dans notre être. Plus étonnant, la constatation qui semble encore si audacieuse que "le rapport sexuel n'existe pas" est déjà ce que Sartre affirmait par l'impossibilité de posséder la liberté de l'autre - s'assurer de son désir le réduisant à un simple en-soi alors qu'on le désire comme pour-soi, amour libre à chaque fois remis en cause, la jouissance de l'Autre ne faisant pas preuve, et devant toujours reséduire à nouveau. Le sujet de la psychanalyse n'a certes rien de la conception éthérée du pour-soi (pur néant), de l'auto-engendrement d'un self made man, c'est un sujet au lourd passé, pris dans les discours et sa relation à l'Autre mais si Lacan corrige les descriptions que fait Sartre du sadisme et du masochisme, il s'en inspire beaucoup.

Ce qui leur est par contre tout-à-fait commun, c'est leur opposition au biologisme et le thème de la non-coïncidence à soi ("L'être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est"). Au coeur du stade du miroir déjà (1936-1949), c'est ce qui motivera le combat de Lacan contre la psychologie du moi (l'ego psychology utilitariste d'adaptation à l'American way of life). Qu'on juge sinon de ce qui peut rester de sartrien dans ces formulations de Lacan : "le sujet ne désigne son être qu'à barrer tout ce qu'il signifie, comme il apparaît en ce qu'il veut être aimé pour lui-même" (La signification du phallus). "Le désir est ce qui [...] amène au jour le manque à être avec l'appel d'en recevoir le complément de l'Autre, si l'Autre, lieu de la parole, est aussi le lieu de ce manque" (p627). "Si le désir est la métonymie du manque à être, le Moi est la métonymie du désir" (p640). "Effet de rétroversion par quoi le sujet à chaque étape devient ce qu'il était d'avant et ne s'annonce : il aura été, - qu'au futur antérieur" (p808). On pourrait ajouter l'injonction de ne pas céder sur son désir (projet), etc.

Ce qui différencie Sartre et Lacan est malgré tout bien plus important que ce qu'ils ont en commun. Ce n'est pas tant que la psychanalyse existentielle se focalise (comme le coaching) sur les projets, tournée vers le futur et la liberté, alors que la psychanalyse freudienne serait tournée vers un passé lointain qui nous déterminerait complètement. Outre que Sartre mobilise bien le passé dans ses analyses et suggère souvent qu'on ne guérit pas de son projet fondamental, qui ne ferait que changer de forme (comme le symptôme), la différence est toute autre. Elle est d'abord dans le transfert et le rapport au savoir qui n'est pas du tout celui de la philosophie et se distingue radicalement de la prétendue neutralité instrumentale des thérapies cognitivistes ou comportementalistes qui prennent la subjectivité pour objet à redresser et dénient leur pouvoir de suggestion. La place du transfert est bien explicitée par la définition qu'en donne Lacan d'un "sujet supposé savoir", jusqu'à faire de l'analyse du transfert et de sa dissolution (la passe définie d'ailleurs comme désêtre) le seul but de l'analyse - à l'exact opposé de la suggestion et de l'hypnose pratiquées par Freud à l'origine. La cause de la liberté est bien de ce côté quoiqu'on dise (même s'il y a beaucoup trop de psychanalystes toxiques cultivant la dépendance et profitant de l'amour de transfert - mais les mauvais psychanalystes comme les charlatans ne prouvent rien contre la psychanalyse).

Ce n'est pas évidemment la seule différence. Le rejet de l'inconscient par Sartre, reprenant les arguments d'Alain, est typique de la philosophie, ne pouvant arriver à comprendre qu'on ne refoule effectivement qu'un savoir et une conscience préalable. L'inconscient ne désigne absolument pas tout ce qui est inconscient dans notre cerveau ou notre mémoire, l'homme neuronal, ni même l'inconscient structural (des systèmes de parenté) ou l'inconscient idéologique, mais uniquement un savoir auquel le surmoi ou notre narcissisme refuse la conscience ou qui n'accède pas à la symbolisation. Souvent, l'analysant qui le redécouvre dit qu'il l'a toujours su ! La raison pour laquelle ce n'est pourtant pas simplement de la mauvaise foi comme ils le prétendent, c'est tout simplement qu'on n'en a vraiment pas conscience ! C'est même ce qui fait de la vérité refoulée ce qui revient dans le symptôme. Il y a incontestablement de la mauvaise foi à foison, plus ou moins consciente, mais parler de mauvaise foi ne convient pas par exemple pour le refoulement d'une agression sexuelle dans l'enfance dont le souvenir ne revient que des dizaines d'années plus tard. On perd certes ainsi l'unité du sujet, mais on peut en vouloir à Sartre (et Alain) d'avoir ajouté une condamnation morale aux souffrances névrotiques par le refus de reconnaître cette division, les malades se trouvant accusés d'être responsables de leur maladie (refrain qu'on nous serine encore), ce qui est un comble [on pourrait le reprocher aussi à Lacan quand il prétend que, malgré tout, "De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables" p858, qu'on peut entendre comme une finalité et non un fait, "là où c'était, le je doit advenir" ?].

Comme on l'a dit pour commencer, la plus grande différence cependant, c'est ce que résume le complexe d'Oedipe si mal compris - servant depuis Pompidou aux réactionnaires pour défendre la famille et la Loi du père, l'Oedipe devenant paradoxalement la garantie de l'accès au stade génital et à la normalité psychique, tout défaut à cet ordre préétabli étant sujet de plaintes irréparables ! Il y a toujours eu des psychanalystes au service de l'ordre social et de l'adaptation alors que si la sexualité occupe une place centrale, c'est par ses déviances, ses ratages, ses perversions, c'est parce qu'il n'y a pas de rapport sexuel justement ni de complémentarité. Le manque comme le péché est originel, ontologique, dont on cherche un coupable dans son histoire. La fonction du phallus comme signifiant l'objet du désir est attestée dans les cérémonies depuis la plus haute antiquité comme dans les fantasmes des analysants mais ce n'est qu'un symbole dans une structure, il est absurde d'en faire une perpétuation du patriarcat quand il expose l'homme qui le porte à la castration et qu'on désire "être le phallus" (être l'objet du désir) plus que l'avoir ! On peut dire que l'Oedipe ne fait que déployer dans un mythe la signification de l'interdiction de l'inceste désignant la mère comme interdite et la façon dont le désir se construit comme désir de désir et désir de l'Autre passant par l'objet supposé de son désir, la fonction du père et de la mère n'étant là aussi que paradigmatiques, les rôles pouvant être occupés par d'autres de même que les objets de nos désirs sont innombrables, le phallus n'en étant qu'un symbole ("il n'est rien d'autre que ce point de manque qu'il indique dans le sujet" p877). Il n'empêche qu'on peut s'amuser de voir comment Sartre met en scène son Oedipe dans Les mots tout en le déniant pour prétendre à une absence de surmoi le laissant entièrement libre !

Ce qu'il faut souligner, c'est à quel point on est loin de la rationalité philosophique, ou même du désir de reconnaissance, et plutôt dans la relation asymétrique de la petite enfance qui n'a rien d'un désir égalitaire ni du rapport à un semblable, une autre conscience. On n'est donc plus du tout dans l'ontologie, la signification solitaire du Pour-soi, mais dans la nécessité d'exister pour l'Autre, plus proche de la jalousie. Ce que dit l'Oedipe, c'est que notre rapport à l'autre passe par l'objet du désir et la rivalité imaginaire, au-delà d'un bête désir mimétique. C'est notre dépendance première à l'autre qui va se fixer sur l'objet de son désir et donner sens au monde. L'autre y est moins un semblable qu'un Autre énigmatique dont il nous faut capter le désir.

C'est très précisément la signification de la sexualité, dont la philosophie ne sait que faire, d'avoir affaire au tout autre. Un homme n'est pas une femme, découverte souvent traumatisante qui n'a rien à voir avec la promotion de l'hétérosexualité ou de la sainte famille, l'homosexualité elle-même reposant bien sur la différence sexuelle et chacun pouvant prendre la place de l'autre sexe puisque ce n'est finalement qu'un jeu de rôles qui supplée par le semblant au rapport sexuel qu'il n'y a pas - mais qui reste en général asymétrique (même entre homosexuels). La différence sexuelle est pure différence (réelle) qui sépare, elle n'a pas de contenu (on lui en trouve). Le phallus, supposé en être l'instrument, n'est ici qu'une représentation naïve, fétiche imagé comme ce qui remplit un manque, comble le désir mais sur le mode comique peut-on dire. Cette structure paradigmatique de signification du désir de l'Autre ne change pas, bien sûr, s'il n'y a pas de père, pas de phallus, pas de différence des sexes !

L'anti-Oedipe est un énorme contre-sens qui prétend valoriser contre la répression familiale un désir machinique supposé créatif et développement de notre essence, simple augmentation de notre puissance, déniant qu'il soit manque et désir de l'Autre. Rien de plus égarant que ces philosophies désirantes qui prétendent nous prescrire comment on devrait vivre mais c'est bien une façon de restaurer le discours philosophique (sur la Liberté et le Bien) en évacuant le réel inassimilable et inquiétant mis au jour par la psychanalyse qui ne peut promettre nul paradis, seulement de faire avec. L'Oedipe n'est pas une norme mais une structure signifiante et de toute façon le dispositif analytique n'est pas agencé pour normaliser ou rééduquer. C'est l'analysant qui se plaint de la norme, la transgresse, culpabilise, en rejetant la faute sur son analyste ou sur sa famille pour ce qui est un fait social, effet du langage et manque à être constitutif, malaise dans la civilisation ou injustice de la Loi.

On a souvent accusé la psychanalyse de détourner de la politique en modifiant sa position envers un réel insupportable au lieu de changer le réel lui-même, et il est vrai que dans l'après-68 pas mal d'anciens gauchistes y ont vu un recours à leur dépression suicidaire, mais c'est une vision très utopique et subjective de la politique de croire qu'elle dépend de nos souffrances psychiques ou de nos folies individuelles, même si les fous se font volontiers les porte-paroles des mouvements collectifs. La politique a sa propre autonomie, ses propres lois, dépendant de l'occasion et des rapports de force, pas des névroses individuelles même si elles peuvent disparaître le temps de grands bouleversements. Que la plainte soit politique n'implique pas non plus que la psychanalyse puisse soigner la politique. Les psychanalystes qui s'y sont engagé n'y ont pas fait preuve de moins d'aveuglement que les autres, les pires étant ceux qui voudraient rétablir la Loi du père (fouettard). Depuis Platon, les philosophes ne valent guère mieux en politique, promettant bien inconsidérément une réconciliation finale avec le réel (Sartre croyant encore à la fin de sa vie qu'après la révolution les rapports humains seraient transparents!). Pour autant, la philosophie reste liée à la politique, étant née avec Socrate pour guider la démocratie. Même si leur idéalisme produira souvent le pire et les éloigneront de la démocratie pour soutenir des pouvoirs autoritaires capables de réaliser leur idéal, les systèmes philosophiques peuvent difficilement éviter de comporter une philosophie politique. C'est que la philosophie est un élément du débat public, ce qui n'est pas le cas de la psychanalyse s'occupant de l'inavouable et du singulier.

Ce qui est inavouable notamment, aussi bien pour la philosophie que politiquement, c'est ce qui lie indissolublement la jouissance à la transgression de l'interdit et de la Loi, débordant par là toute conscience morale (sans l'abolir bien sûr, pour que cela reste transgressif). Il semble que l'interdit désigne l'objet de la jouissance et le charge d'imaginaire, exacerbant le désir à mesure qu'il est réprimé quand partout ailleurs le désir s'épuise dans une satisfaction trop rapide et déceptive, abandonné à l'ennui et la perte de sens (le platonisme voyait bien la jouissance de l'interdit et de l'amour impossible, mais pas jusqu'à la transgression - et Sartre non plus).

Car il y a de l'interdit et des mythes, des récits de soi, des mots surinvestis, dimension trop négligée de la subjectivité constituée d'un discours intérieur incessant qui n'est ni intentionnel la plupart du temps, ni simple flux de conscience et d'images, mais dialogues ou disputes imaginaires et reconstruction du passé, de notre roman familial souvent. Dans son souci d'universalité, la philosophie rationnelle, même quand elle se veut existentielle, affiche une exigence de transparence à soi qui doit faire abstraction du singulier et de la narration elle-même, le langage étant supposé relativement neutre bien qu'il puisse tromper (Hegel souligne que la mémoire est mémoire en mots plus qu'images mais n'en tire aucune conséquence). C'est tout le contraire dans la psychanalyse attentive aux injonctions du langage et à ses ratés, bien que sans doute pas assez à la mise en récit du "drame humain". L'importance du langage est invisible par nature ("Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend", L'étourdit) alors que cela va des histoires qu'on se raconte, aux règles des discours institués, aux normes sociales et au poids des mots, ce qui faisait dire à Barthes que "La langue est fasciste", langage qui sépare, classe, exagère les différences, ordonne. On est, avec cette réalité linguistique, très loin de la raison et de la communication mais au coeur de notre humanité, celle d'un être parlant qui est parlé plus qu'il ne parle et dont l'énoncé trahi l'énonciation et le rapport à l'autre, au-delà de son contenu manifeste - son désir au-delà de la demande.

C'est la limite de la rationalité (aussi bien de l'homo economicus que de la philosophie ou de la politique) qui doit bien admettre qu'elle n'est que la moitié du monde, dans l'impossibilité d'unifier les différentes dimensions spirituelles de l'existence. Il ne s'agit donc pas de substituer la psychanalyse à la philosophie mais de bien délimiter leurs domaines respectifs, comme on a séparé laïquement politique et religion, de reconnaître leurs logiques hétérogènes et leurs contradictions (même si ils sont imbriqués et interagissent mutuellement), réfutant une nouvelle fois l'ambition philosophique et politique de totalisation du réel, prise entre d'un côté l'évolution technique ou cognitive, d'un autre les rapports de force politiques ou puissances matérielles, et enfin la logique du fantasme - ce que le désir a d'irrationnel, ce que le sujet a de folie et d'indomptable que la philosophie ni la politique ne pourront domestiquer et contenir tout à fait (c'est le problème de l'éducation qui fait partie pour Freud des professions impossibles).

On peut en conclure que le malaise dans la civilisation a de bonnes chances de s'accentuer dans la société future de plus en plus rationalisée. Si la psychanalyse, dont le rôle a été décisif dans la libération sexuelle, pourrait donc conseiller de soulager les souffrances sociales non pas en renforçant la Loi ni en restaurant le patriarcat mais tout au contraire en allégeant les contraintes et réduisant les interdits (qui ont tendance à se multiplier), il y a peu de chance que cela influe sur la désorientation politique actuelle et ses tentations autoritaires mais ce serait certainement un progrès, et peut-être le sens de l'histoire, de reconnaître philosophiquement et politiquement la place de la marginalité, de l'errance et de l'imperfectibilité humaine, pas seulement sa finitude mais bien ses défauts les plus inacceptables, ses névroses et symptômes, c'est-à-dire la place déterminante de l'inconscient qui est peut-être tout ce qui nous distingue d'une machine intelligente après tout ?

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