On ne peut considérer qu'il soit trop futile de s'intéresser aux religions alors qu'on assiste à une violente réaction religieuse et obscurantiste contre le progressisme et les sciences. Le rôle des religions est considérable, au moins depuis Sumer et l'Égypte, aussi bien au niveau politique que psychologique. Mon intérêt pour la question est très ancien puisque j'avais déjà tenté une histoire des religions très concise en 1994. Pour l'origine du christianisme, mon article de 2007 sur "l'invention de Jésus" faisait l'inventaire de tous les courants juifs qui avaient pu mener au christianisme en les classant grossièrement selon trois tendances : Messianiste juif, Millénariste essénien, Apocalyptique hellénisée. Je n'abordais pas cependant la constitution historique du christianisme, ramené à une émergence des mouvements précédents. Or, la focalisation sur l'invention de Jésus ratait la nouveauté radicale introduite par Paul et son rôle comme véritable fondateur du christianisme bien que devant composer avec d'autres courants qui l’absorberont. La figure de Paul est d'autant plus importante que son messianisme sans messie hante pas mal de révolutionnaires (pas seulement Benjamin, Agamben ou Badiou).
Il faut dire que c'est une drôle d'aventure de vouloir reconstituer une chronologie très embrouillée, c'est une véritable enquête policière avec des fausses pistes, des retours en arrière, des changements de chronologie ou de traduction pour aboutir, après de longues recherches, à une reconstitution (simplifiée) assez solide de l'émergence du christianisme à partir de différents courants et dans l'après-coup des événements, en particulier l'écrasement des Juifs et la destruction du temple en 70. Il n'est, bien sûr, pas question d'en convaincre quiconque, il faudrait citer trop de sources (disponibles pour ceux qui le veulent) mais il est très instructif de mesurer l'écart entre le narratif qu'on en a tiré, dans lequel on croit naïvement malgré toutes ses contradictions, et cette combinaison évolutive d'éléments hétérogènes se recomposant après-coup sous la pression des événements historiques puis de concile en concile, en s'éloignant des positions initiales.
Du messianisme juif à Jésus
Sans convoquer tous les précurseurs qu'on a pu aligner, on devrait faire partir l'origine du christianisme d'abord de la situation à Jérusalem au tournant du siècle, sous domination romaine, et notamment de Jacques le juste présenté comme le chef de la première communauté chrétienne, ce qui est anachronique mais témoigne de son autorité spirituelle reconnue aussi bien par Paul que Thomas. Le fait qu'on reprenne le titre que lui donne l'évangile de "frère de Jésus" est trompeur car dans les témoignages pré-évangéliques, il est appelé "frère du christ", ce qui est tout autre chose, ne faisant pas référence à un personnage historique précis et l'inscrit plutôt dans le judaïsme messianique. Jacques le juste considéré comme "maître de la Loi" est essentiellement un ascète et religieux dévoué aux pauvres et respecté comme un saint à Jérusalem. Selon Hégésippe "Jacques, surnommé le Juste, ne buvait ni vin ni cidre, ne mangeait pas de chair, ne se coupait pas les cheveux, ne se parfumait pas, ne se baignait pas, portait le lin, priait longuement pour le peuple dans le Temple". Cela n'empêchera pas qu'il soit exécuté, jeté du haut du temple, en 62 par le grand prêtre qui y voyait une concurrence et une hérésie.
Un chercheur marginal, Robert Eisenmann, a voulu identifier Jacques le juste au "Maître de justice" essénien, ce qui ne correspond pas aux datations plus anciennes des manuscrits de Qumrân mais souligne la parenté de son ascétisme avec celui des esséniens qui sont une source importante du christianisme. Il y a une continuité évidente avec les esséniens (communion du pain et du vin, etc.), bien que refoulée ensuite, ce qui n'empêche pas des différences significatives. Ce qui est certain, c'est que les esséniens font partie de l'atmosphère du judaïsme de l'époque, de même que le messianisme apocalyptique et toutes sortes de prophètes, visionnaires, guérisseurs, aussi bien que les enseignements plus conventionnels de Hillel préfigurant, de façon plus modéré ("Ce qui t’est détestable, ne le fais pas à ton prochain. C’est là toute la Torah"), ce qui sera le commandement suprême de Jésus ("Tu aimeras ton prochain comme toi-même"). Cela montre la grande porosité entre des courants très divers. Les ébionites qui sont restés fidèles à Jacques et ont rejeté Paul, refusant de renier leur judaïsme, représentent le judéo-christianisme primitif au service des pauvres, proches des esséniens en moins mystique et sectaire. La Didachê reflète bien leur "judéo-christianisme" primitif, principes de sagesse qu'on retrouve dans les Manuscrits de Qumrân, ancrée dans le judaïsme du Temple et ignorant toute crucifixion.
Jusqu'ici, il n'y a qu'une évolution du judaïsme et pas encore de Jésus (du moins dans la partie la plus ancienne). C'est là qu'intervient l'hellénisation du judaïsme qui s'affirme de Philon d'Alexandrie aux Thérapeutes voulant soigner les âmes, alors que se développaient d'autres ésotérismes comme celui d'Hermès trismégiste (parlant du fils de Dieu). C'est là, en effet, que le nom de Jésus, signifiant le sauveur, deviendra le porte drapeau de la tendance ésotérique juive (ou gnostique) qui s'exprimera dans l'Evangile de Thomas pour lequel le royaume est en nous. Cet évangile prête explicitement allégeance à Jacques le juste (Jésus leur dit : “Là où vous êtes, vous irez vers Jacques le Juste, pour qui le ciel et la terre ont été créés”). C'est sans doute pour relier ces communautés d'Alexandrie à leur terre ancestrale et affirmer leur appartenance au judaïsme, mais montre bien que Jacques le juste, qui insistait sur les "œuvres" de la foi et qu'on ne peut assimiler à Thomas, pouvait rassembler les différents courants pré-chrétiens par sa sainteté.
Il semble bien, en tout cas, que le nom de Jésus, très courant mais signifiant donc le sauveur (comme le prénom Salvatore), apparaît avec Thomas pour judaïser la sagesse "hermétique", mais se réduisant à la formule introduisant chacune des logia : "Jésus a dit". On y retrouve nombre de paraboles qui seront reprises dans les évangiles et qu'on suppose appartenir à une "source Q" dans laquelle Matthieu aurait puisé et qui pourrait n'être qu'une version de ce "premier évangile" - mais qui est dépourvu de toute narration ou crucifixion de ce Jésus maître de sagesse et d'un salut intérieur, préfigurant par contre les Béatitudes sur de nombreux points (inversion des valeurs). Dans le Sermon sur la montagne (genre initiatique), il faut cependant distinguer deux parties presque incompatibles, les Béatitudes au-dessus de la Loi, très éloignées de l'essénisme, et les "Antithèses" dont le rigorisme culpabilisant en est bien plus proche et se retrouve dans la Didachê.
La fusion du Jésus de sagesse et du Christ sacrifié
C'est ici qu'intervient un acteur décisif, quoique effacé ensuite, ce qu'on appelle l'hellénisme que Paul voulait persécuter et auquel il s'est converti sur son chemin de Damas. Il n'a pas inventé le Jésus-Christ de sa vision puisqu'il combattait ses partisans, notamment parce qu'ils s'opposaient au Temple et se voulaient plus universalistes. Ce sont en tout cas ces juifs parlant grec qui ont fusionné le Jésus maître de sagesse avec le Christ mystique des esséniens, figure du "Serviteur souffrant" (Isaïe 53) voire de son sacrifice pascal, mais comme événement cosmique et non terrestre. Ces gréco-esséniens sont bien les premiers chrétiens et les plus méconnus, bien qu'ils apparaissent dans les Actes des apôtres avec les figures charismatico-prophétiques de Philippe et d'Étienne (qui est le premier martyr chrétien et qui impressionnait par sa foi), leur protestation contre leur exclusion du service des pauvres montre à la fois le rejet qu'ils inspiraient aussi bien que leur appartenance à une même communauté. C'est par eux que le christianisme a pu fusionner la tradition juive avec le platonisme (au-delà de Philon d'Alexandrie) en la détachant d'un messianisme politique au profit d'un millénarisme eschatologique - persuadés que la fin était très proche.
Paul, la révélation de la croix et la théologie de la faiblesse
C'est sur cette base que Paul va véritablement créer le christianisme ouvert aux païens et se détachant du judaïsme, bien que restant assez marginal avant la guerre des Juifs et la destruction du temple. Il reconnaîtra lui-aussi l'autorité de Jacques ou du moins cherchera son impossible approbation dans l'abandon de la loi juive. Son rapport avec les hellénistes est tout aussi ambiguë car il change profondément leur théologie. Il fait de leur Christ céleste un crucifié, il n'est plus question d'un Jésus maître de sagesse. Il accentue au contraire la tendance apocalyptique d'inspiration perse, déjà présente, entre autres, chez les Esséniens (Règle de la guerre des fils de la lumière contre les fils des ténèbres). On peut considérer que Paul est d'abord le nom de l'influence profonde de la cosmologie perse - si présente à Antioche, capitale de l'Empire iranien séleucide (auquel Tarse appartenait) jusqu'à -64, là où il commence sa prédication - mais dont il hérite aussi à travers le judaïsme de son époque, qui en atténue cependant le dualisme - dualisme qui reviendra constamment dans l'histoire.
En effet, sa théologie, dans le prolongement donc du judaïsme tardif influencé par la Perse, reprend nombre de thèmes du zoroastrisme, en particulier le sacrifice et la résurrection du sauveur final. Le "Fils de l’homme" y joue le rôle du Saoshyant, le sauveur zoroastrien, fils miraculeux de Zoroastre, né d’une vierge fécondée par la semence conservée du prophète, chargé de vaincre le Mal et de ressusciter les morts. Le thème du "Fils de l’homme", déjà repris par les livres d'Hénoch et les fragments araméens retrouvés à Qumrân, trahissent, en dépit de sa dénégation, cette origine perse, comme dans la reprise ancienne des dualismes lumière/ténèbres, bien/mal, vérité/mensonge ainsi que les thèmes de la résurrection, du jugement et du salut final. On peut dire que Paul s'appuie sur le judaïsme le plus contaminé par la Perse pour l'accentuer jusqu'à rompre avec le judaïsme.
Cependant, il ne s'agit pas d'une pure et simple conversion au dualisme persan, comme le sera le manichéisme, mais une réinterprétation à l'ombre de la croix et se voulant un strict monothéisme dépassant le dualisme par la reconnaissance que le mal n’a pas d’être propre - ceci malgré tout de même l'adoption de la figure de Satan (“le dieu de ce monde” 2 Cor 4,4) qui se substitue au Dieu du mal mazdéen dans la lutte cosmique entre Bien et Mal. L'ironie de l'histoire (sainte), c'est que ce monothéisme refusant le dualisme aura besoin de la trinité pour en sauvegarder la cohérence.
L'essentiel n'est pas là mais dans ce qui fait le coeur de sa théologie de la croix qui est la force du faible et du vaincu. "Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort" (2 Cor. 12:10). Ce n’est pas "malgré la défaite" qu’il y a salut mais "par la défaite" et dans la défaite. Cette inversion des valeurs, qui était déjà dans les Béatitudes, en faisait certes une "religion d'esclaves" mais qui séduisait pourtant d'abord des élites fatiguées du stoïcisme et de la vaine morale des Maîtres. René Girard prétend que la nouveauté du christianisme était de reconnaître l'innocence de la victime, ce qui est tout simplement délirant, tant il y en a d'exemples. Le sacrifice du dieu n'est lui-même pas du tout original. On ne peut pas dire non plus que le retournement de la faiblesse en force soit nouvelle, on la trouve partout (pas seulement dans le taoïsme) mais la théologie de la faiblesse de Paul est plus radicale dans son inversion des valeurs (reprise dans l'évangile par "les derniers seront les premiers") qui paradoxalement finira par gouverner l'Empire. Sans s'appesantir ici sur sa théologie de la défaite, on comprendra qu'elle sera décisive après 70.
Il y a plusieurs choses à souligner, d'abord que, dans ses premières lettres et en dépit d'une interpolation évidente, pas du tout dans son style (1 Co 15/3-5), Paul ne parle pas plus que Thomas d'un Jésus historique mais seulement d'un Jésus-Christ divin, celui de sa vision, et surtout il est le premier à introduire le thème de sa crucifixion (kérygmatique). Il ne parle que de ça mais comme un drame cosmique sans référence (ou si peu) à des faits historiques. On date ses premières lettres des années 40 alors que les premiers récits de la passion du Christ sont postérieurs à 70, ce qui n'est pas du tout ce qu'on nous raconte bien sûr, et qui est pourtant dans les lettres. On peut dire que c'est à partir de ses épîtres que date la création du christianisme universel qui fait de la crucifixion du Christ le sacrifice qui nous sauve. C'est un messianisme au passé car le messie attendu est déjà venu, non pas en gloire mais couvert d'infamie, ce qui est la fin du messianisme politique juif, bien que gardant une bonne part du judaïsme, et finira par convenir parfaitement à l'Empire.
Du Nouveau testament de Marcion à la fixation du dogme
Si le christianisme trouve bien sa spécificité avec Paul et la théologie de la croix, celui-ci n'en constitue qu'un élément qui devra composer avec d'autres tendances et, notamment, suscitera une mise en scène narrative de ses conceptions mystiques dans de nombreux évangiles construisant le mythe comme "accomplissement des Écritures". Chercher si un prophète réellement crucifié (ou un Jésus pendu la veille de Pâques dont parle le Talmud) aurait pu lui servir de modèle est une entreprise désespérée et vaine car ce n'est pas l'événement déclenchant du christianisme mais bien la vision de Paul, puis la destruction du temple. Ce ne sont pas de vagues ressemblances qui peuvent suffire aux croyants refusant d'admettre qu'on les ait trompés, ils voudraient croire aux miracles et à la résurrection ! Ceux qui veulent absolument garder l'historicité d'un Jésus, dont on n'a aucune trace archéologique, sont incapables de dire lequel, cette hypothèse prétendue plus simple n'apporte rien, sinon de supposer que les premiers croyants parlaient bien d'un homme concret, et que les évangiles ne sont pas des reconstructions, sauf que ceux qui déniaient son existence historique étaient aussi anciens (docétisme, entre-autres) et dénoncés depuis le début par ceux qui défendaient l'incarnation. En fait, pour mettre en scène cette nouvelle théologie de la croix et du salut dans la défaite, il n'y avait nul besoin, après les crucifixions de masse de la guerre des Juifs, de réelles péripéties particulières. Comme toujours, c'est le succès rencontré par ces évangiles (il y en avait des dizaines, certains très fantastiques) qui valide le procédé mais cela déformait pas mal le projet initial, brouillant les pistes - surtout bien sûr après être devenue la religion officielle. Ce n'est en tout cas qu'au début du IIè siècle, avec Ignace d'Antioche faisant de Jésus un martyr (ayant témoigné dans sa chair par son sacrifice) que l'incarnation (historique) voudra s'imposer contre les interprétations mythistes.
J'ai longtemps été sceptique sur l'existence de Paul, ses épîtres ne nous étant connues que par Marcion, avant d'admettre par l'analyse des textes qu'il avait pu être présent au tout début du christianisme et en constituer le véritable fondateur, bien que très minoritaire au début, avant que sa théologie se répande une fois la défaite du judaïsme consommée. L'étonnant, c'est qu'il semble avoir été presque oublié (au profit des évangiles) alors même qu'il avait donné le cadre de la religion du crucifié dont les évangiles s'étaient emparées, et qu'il a fallu Marcion pour en éditer les lettres très tardivement, avant que l'Eglise romaine ne les adopte, positionnant Paul au tout début du christianisme comme à son moment de clôture.
Le rôle de Marcion dans la formalisation de l'orthodoxie catholique est très révélateur de la situation à cette date assez tardive où lui-aussi contestait l'existence historique de Jésus. Il ne retenait que l'évangile de Luc dépourvu de toute référence juive (et citations de l’Ancien Testament) ainsi que de la naissance ou de la généalogie de Jésus, mais il pensait que son christianisme anti-judaïque pouvait s'inscrire dans la mouvance chrétienne au point de faire don d'une somme considérable (200 000 sesterces) à l’Église romaine - qui l'excommuniera pourtant en 144 pour hérésie, ce qui n'empêchera pas l’Église marcioniste de prospérer.
Il défendait effectivement une doctrine dualiste, témoignage de plus de l'influence du zoroastisme et d'un dualisme cosmique qui n'avait pas pénétré seulement le judaïsme tardif, comme on l'a vu, puis les sectes baptistes et esséniennes ou les mages Simon et Theudas, mais aussi le nouveau culte de Mithra, qui devait inspirer beaucoup plus tard, la quête du Graal. N'étant pas juif mais un Grec du nord de la Turquie, son apport consistait dans l'opposition du dieu vengeur de l' "Ancien testament" au dieu d'Amour du "Nouveau testament" (comme il appelait la prédication de Jésus) où, Paul y insistait, l'Amour remplace la Loi, prêchant dés lors pour une rupture avec le judaïsme qui sera rejetée par l'Église (l'incarnation nécessitant son historicité), bien qu'elle en adoptera le vocabulaire. C’est pour répondre à sa condamnation qu’il publie ses sources : son Évangile (version 'amputée' de Luc) et surtout l’Apôtre, dix lettres de Paul, pour la première fois rassemblées et qui seront adoptées par l'Église cette fois (remaniées). Car, c'est pour réagir à l'offensive de Marcion que l'Église va vouloir constituer son Credo et harmoniser des évangiles comme le tente le Diatessaron de Tatien en 160. Les quatre évangiles seront désormais cités ensemble, mais c'est bien la publication des lettres de Paul qui en aura apporté la cohérence finale, retrouvant sa source première.
Le syncrétisme chrétien
Cependant, si à partir de 170 les lettres pauliniennes sont bien intégrées au canon “proto-catholique”, c'est un Paul rectifié qui n’est plus le Paul apocalyptique ni le Paul dualiste de Marcion, c’est un Paul doctrinal, au service de l’ordre ecclésial, justification théologique du pouvoir spirituel, recouvrant les subtilités de sa théologie de la crucifixion et de la faiblesse sous des traditions plus convenues (charité). Le christianisme n’est pas né d’un prophète nommé Jésus ni du seul Paul mais d’une série de recompositions successives : ascétisme judéen (Jacques), sagesse hellénisée (Thomas), apocalypse perse (Paul), puis normalisation proto-catholique.
Au milieu d'une multitude de sectes, l'élaboration du christianisme ne peut être attribuée à un seul homme, ni à une seule source, ni à une doctrine révélée immuable, ne serait-ce que par sa contradiction interne entre la figure d'un christ céleste, sans égard à sa vie historique, et ce que les évangiles en feront d'une narration mythologique à laquelle il faudrait croire dans toutes ses absurdités et miracles. Ces contradictions sont les cicatrices de luttes théologiques entre différentes communautés, d'un réagencement continu de matrices juives, persanes et méditerranéennes, à partir duquel se fabrique la “théologie de la faiblesse” qui dominera l’Occident pendant des siècles et continuera à évoluer, notamment avec l'époque des martyrs exaltés par le Montanisme et, bien sûr, Augustin qui sera une étape essentielle, notamment dans la culpabilisation intérieure, moins marquée chez les chrétiens d'Orient, ou, enfin, l'intégration tardive d'un culte de la Vierge, résurgence du mazdéisme encore mais aussi des traditions celtiques, et qui reflétait l'importance de la foi des femmes.
L'étonnant, c'est de voir des conceptions opposées se réclamer du véritable christianisme, sans douter d'appartenir au même mouvement général (les appels à l'unité sont constants). Il y avait une indéniable séduction de sa morale universelle comme de son eschatologie, réunissant toutes sortes de théologies - un peu comme le marxisme a connu une grande diversité d'interprétations et de groupuscules citant Marx, croyant tous à l'égalité et la fin de l'Histoire sans s'accorder sur le reste. On a donc différentes figures plus ou moins incompatibles : le Dieu unique et la Loi du judaïsme, le Logos grec et le dualisme chair/esprit, le dieu qui meurt et renaît des cultes à mystères et du mazdéisme, les traditions de sagesse et de l'hermétisme égyptien. Ces contradictions permettaient cependant au christianisme de s'adresser à des publics différents. Le juif pieux pouvait être rassuré par les références constantes à l'accomplissement des prophéties dans Matthieu. Les masses analphabètes étaient captivées par les récits narratifs et miraculeux de Marc. Les mystiques se retrouvaient dans le Christ cosmique de Paul ou les paroles secrètes de l'évangile selon Thomas. Mais ils pouvaient tous se rassembler autour des Béatitudes et de la charité.
Le temps de la fin, entre le déjà-là et le pas encore
"Benjamin est à Paul ce que la catastrophe moderne est à la croix : le moment où la défaite devient promesse". Jacob Taubes
Avec Walter Benjamin, la "théologie de la défaite" survit à la mort de Dieu dans une version laïque du kairos paulinien : le temps n’est pas continu, il est sans cesse suspendu par la possibilité de la rédemption. La rédemption par le négatif, la puissance de salut du désastre, se retrouve chez Adorno, Taubes, Agamben, Žižek. Pour Taubes, Paul pense le kairos, le temps en tension, "le temps de la fin" : "Je vous le dis, mes frères, le temps s’est contracté" (1Co 7). Ce qui est remarquable, en effet, c'est que, depuis Paul, le christianisme se trouve dans un temps de l'entre-deux qui nous est assez familier entre le déjà-là et le pas encore d'une fin de l'histoire qui se fait attendre. Puisque le Christ est mort pour nous sur la croix, il n'y a pas d'autre sauveur à attendre, le royaume est déjà-là dans la conversion de l'Empire avant l'apocalypse finale que les premiers chrétiens croyaient imminente (comme nous). Pourtant, tout continue comme avant, quel est donc ce temps de suspension qui n'en finit pas de la drôle de guerre avant la catastrophe ?
Il faudrait compléter ce regard historique sur la formation du christianisme par ce qu'il a pu apporter de radicalement nouveau, que ce soit l'universalisme sans classes ni pays ou appartenances, fondement de l'égalité moderne et des Droits de l'homme (dans l'Empire) valorisant l'individu en tant que tel, individu désassujetti arraché aux déterminismes, la signification donné à la souffrance, la dénaturalisation spirituelle qui rompt avec les rites païens et la superstition (mais qui refoule la sexualité), la survalorisation de l'amour et surtout la relation intime émotionnelle avec la personne de Jésus le crucifié développant l'intériorisation et les confessions (la culpabilité), une toute nouvelle expérience religieuse. Si le commandement de l'amour du prochain et l'attention aux plus faibles n'est pas toujours respecté par les fidèles (on est sidéré de voir aujourd'hui un christianisme anti-universel, raciste, suprématiste et opposé aux immigrants ou pauvres), ils ont produit malgré tout des institutions charitables, etc. ChatGPT fait la liste des innovations :
Universalisation radicale de la valeur humaine.
Valeur infinie de chaque individu.
Renversement moral : le faible > le fort.
Intériorisation du sujet : conscience, culpabilité, conversion.
Religion affective, non simplement légale ou cosmique.
Agapè comme principe ontologique : Dieu et l'être sont relation.
Ascèse structurante : dénaturation, maîtrise du corps.
Temps orienté : histoire comme vecteur de sens.
Théologie politique de la faiblesse.
Il faut appuyer sur l'aspect du christianisme le plus fondamental qui unifie sa théologie, mais n'est pas toujours bien compris, qui est de faire de l'amour ce qui fait être. Dire que Dieu est amour, c'est dire qu'il est dans la relation, le lien, et non dans l'être immobile, ce pourquoi il faut comprendre ce que disait Thomas d'Aquin que "Dieu est l'acte même d'exister", qu'il fait exister par son amour (cela fait penser à l'évêque Berkeley). Cette ontologie de la relation était très novatrice, opposée à l'être substantiel d'Aristote et constituait un progrès cognitif de la rationalité occidentale, dépassant le dualisme, pas seulement la religion dogmatique d'un Empire. Selon ChatGPT :
Dans le christianisme, Dieu entre dans le sujet.
Il devient :
la voix intérieure,
le juge intime,
l’interlocuteur personnel,
l’instance qui scrute tes pensées.
C’est cela qui crée la subjectivité occidentale (différente de l'Orthodoxie) :
celle du moi en examen constant, du soupçon envers soi-même, de la conscience divisée.
Notons enfin que, contrairement aux autres religions s'appuyant sur des mythes (Mithra etc.), c'est l'incarnation impliquant une supposée historicité qui permettra (très tardivement, à partir du XVIIè) le développement d'un véritable athéisme (très rare avant) par la remise en cause de cette historicité justement. Cet athéisme "chrétien" récupère l'humanisme de l'homme-dieu mais sans le sacrifice.
Je signale dans l'article une interpolation évidente dans la première épître aux Corinthiens mais il est intéressant d'y revenir plus précisément car cet ajout post-Marcion condense exactement à la fois le Credo des évangiles et de l'orthodoxie proto-catholique (contre Marcion) et ce qui justement n'est pas celui de Paul, encore moins de Marcion qui ne peut l'avoir publié, le plus extraordinaire étant que ce paragraphe soit considéré comme authentique alors que tout le réfute, le style comme le contenu :
Ce paragraphe est bien connu car il est le seul qui atteste de l'historicité d'une crucifixion réelle, opposée à son caractère allégorique chez Paul et Marcion. L'amusant, c'est que ses exégètes admettent qu'il n'est pas de Paul (vocabulaire semi-araméen paradidonai / paralambanein et formules rabbinico-liturgiques d'un style sémitisant standardisé, typique des rédacteurs postérieurs) mais ils en font une preuve de son authenticité, Paul ne faisant là que citer un Credo plus ancien !! On est dans la plus totale absurdité surtout que son contenu contredit tout ce que dit Paul qui ne parle jamais de tombeau, ni de troisième jour, ni des Douze, et n'utilise pas la formule "selon les Écritures". Et bien sûr, Paul ne cite pas une tradition précédente qu'il aurait reçue car il insiste sur sa propre révélation directe, non transmise, et ce Credo qui parle des Douze, chiffre symbolique (les 12 tribus), ne peut avoir été énoncé qu'après 70 et les premiers évangiles. Par contre, on comprend très bien la nécessité d'inclure ce Credo pour rattacher Paul aux évangiles plus tardifs et la nouvelle orthodoxie chrétienne. Dans son "Contre Marcion", tome V, Tertullien accuse Marcion d'avoir coupé (entre autres) cet extrait, car il contredit effectivement sa théologie, sauf qu'on n'a pas de texte de Paul antérieur à Marcion et qu'il ne fait donc que confirmer cette interpolation (tout comme les autres, il y en a 20, qui sont beaucoup plus courtes).
L'interpolation tardive (bien après Marcion) de 1 Thessaloniciens 2,14–16 qui prétend que "les Juifs ont fait mourir le Seigneur Jésus" est une conséquence directe d'une incarnation qui se veut réelle, historique, avec donc un coupable qui sera le "peuple" Juif, fondement de l'antisémitisme chrétien (l'antisémitisme lui-même reposant plutôt sur leur rôle économique séparé).
Au deuxième siècle, le pamphlet de Celse contre les chrétiens (ou "Discours véritable") commence par la reprise d'une version juive de la naissance de Jésus :
On trouve effectivement plusieurs mentions juives d'un "Jésus, fils de Pandéra" (dont l'un Yeshu Ben Pandira est daté plutôt vers -80). Certains pourraient être tentés d'y voir la preuve de son existence mais le simple nom de Pandera témoigne de sa construction polémique (en araméen, ben pandera signifie fils d’un adultère). L'intérêt de ces ragots est ailleurs, car ce sont les récits de la naissance de Jésus et de la virginité de Marie dans Matthieu qui les auraient suscités, alors que Marc commence avec le baptême de Jésus par Jean-Baptiste juste avant le début de sa prédication et des guérisons miraculeuses, et ne parle ni de sa naissance, ni de Marie, sauf quand ses voisins disent : "N’est-ce pas là le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, José, Jude et Simon ?" et qui avait aussi des soeurs... C'est le fait d'identifier Jésus comme "fils de Marie", au lieu du nom de son père, qui pouvait suggérer un adultère et justifiait de défendre la virginité de Marie pour Matthieu (en référence à Isaïe), plus acceptable théologiquement.
Le début de l'évangile de Luc qui développe le thème de la virginité et de l'annonce faite à Marie en réponse aux moqueries juives est aussi à l'évidence, par le style et le contenu, une interpolation tardive post-Marcion (qui n'a pas été retenue par Tatien en 170 encore), achevant l'orthodoxie de l'incarnation défendue avec acharnement par Ignace d'Antioche en 110. On peut bien sûr penser que Luc ne fait que dire la stricte vérité dont Matthieu avait oublié de parler... Notons que ce ne sont pas tant ces ajouts fantastiques qui plaident contre l'existence d'un Jésus historique mais plutôt le fait que son supposé enseignement le précède combinant plusieurs courants de l'époque difficilement compatibles pourtant. Supposer un Jésus guérisseur à l'origine du christianisme non seulement n'apporte rien de plus mais pose trop de problèmes et d'incohérences. S'il y avait une quelconque preuve de l'existence d'un "fondateur" identifiable, on l'accepterait bien sûr mais cela ne changerait rien sinon d'en minimiser le rôle initial par rapport aux développements futurs.
Ces exercices de philologie permettent de bien voir quels ont été les enjeux de la normalisation théologique en même temps qu'ils mettent en évidence le caractère non crédible et non authentique des textes sacrés transmis, manipulés par les autorités dès qu'il y en a, laissant des traces qu'on ne veut pas voir. La pétition de principe que ces textes n'ont pu être retouchés ne tient pas devant l'analyse textuelle (et les explications merveilleuses). L'adhésion à la morale chrétienne partout mise en avant fait passer toutes ces bizarreries auxquels on ne pense pas, reléguées (relegere) aux théologiens qui doivent s'en arranger. Les religions ne sont pas d'abord théoriques mais pratiques et communautaires exigeant plutôt de ne pas trop penser (Credo quia absurdum).