L’évolution d’Homo sapiens

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J'ai coutume de répéter qu'il n'y a rien qui change plus que notre passé, notamment quand les données sont trop rares comme en paléoanthropologie, il est donc toujours risqué de faire le point des connaissances actuelles qui peuvent encore changer mais, en même temps, c'est ce qui rend utile de tenter régulièrement la mise à jour du récit de nos origines. Bien que tout récit soit trompeur, trop linéaire et simplificateur, réfuter les récits précédents permet d'en tirer un certain nombre de leçons.

On montrera notamment en quoi ce n'est pas l'hérédité ni une quelconque essence originaire qui se déploierait d'elle-même, le principe de l'évolution étant au contraire la violence de la sélection (des destructions créatrices) qui sculpte les esprits et les corps (un mammifère terrestre pouvant devenir baleine). Les convergences évolutives montrent clairement qu'il ne s'agit pas d'une logique interne de développement, d'une lignée particulière, mais d'une logique extérieure universelle, d'une évolution contrainte sur l'ensemble du continent qui dessine au contraire une anthropologie de l’extériorité et de l'après-coup. En effet, comme les autres animaux, l’humain n’évolue pas "dans la nature" comme on le formule naïvement, il évolue contre elle et les coups qu'elle lui porte, sa spécificité, qui en a fait une espèce invasive, ayant été son adaptation au changement et à l'incertitude, plutôt qu'à son environnement actuel, passage de plus en plus marqué de l'adaptation à l'adaptabilité qui nous servira de fil.

Il y a aussi une réécriture à faire de ce qu'on a appelé, de façon trop réductrice, la "sortie d’Afrique" de Sapiens qui, d'une part, fut en réalité une sortie du Sahara et de la mer Rouge, non des forêts équatoriales, mais surtout la constitution d'une nouvelle culture et d'un nouveau type d'humanité qui ne colonisera pas seulement l'Europe mais l'Afrique presque autant (des gènes eurasiens sont présents dans l’ADN ancien d’Afrique de l’Est dès -50 000 à -30 000 ans), encore plus après l'arrivée des agriculteurs, ce qui change la perspective évolutionnaire. Ainsi, les Africains actuels ne sont pas plus "anciens" que les Eurasiens auxquels ils sont apparentés. On peut dire, en effet, que l'homme moderne n’a pas quitté l’Afrique : il a élargi son espace. Il n’est pas sorti de l’Afrique mais de son milieu originel, en même temps ouverture et séparation. C'est ce qui nous permettra, en effet, d'occuper tous les biotopes et fera notre réussite planétaire. L’hominisation part d'un déracinement, une adaptation à l'inconnu et l’imprévisible. Le propre de Sapiens est d’avoir franchi les limites - géographiques, biologiques, relationnelles - qui l'enfermaient dans les frontières d'un monde clos, observation de l'évolution objective plus que des mentalités.

Pour reconstituer ce qui nous a mené là, on partira des premiers Sapiens, il y a 300 000 ans, dont la caractéristique principale est une néoténie plus marquée, puis l'utilisation d'un langage narratif à partir de 135 000 ans et la constitution de ce qu'on peut appeler des proto-eurasiatiques, au nord-est de l'Afrique, dont seront issus les nouveaux envahisseurs, mais seulement après des milliers d'années d'évolution sur les plateaux d'Iran (hors d'Afrique déjà), s'adaptant à un climat plus froid, mais réduits à un petit groupe après l'hiver volcanique, il y a 74 000 ans, avant de se répandre sur toute la terre.

300 000 Sapiens, Néoténie, adaptabilité, échanges lointains

L'origine de Sapiens est située aujourd'hui en Afrique du nord, dans une période d'hybridation avec une espèce archaïque. Cela montre d'une part que Erectus était déjà très semblable à nous et qu'il n'y avait pas trop de barrières aux rapports inter-espèces. Cette période d'hybridation qu'on qualifiera d'amour libre (!), accélérera l'évolution génétique et débouchera vers des formes plus juvéniles que seule la pression sélective généralisera après un premier goulot d'étranglement dont sortira après 100 000 ans de froid et de stagnation, la nouvelle espèce. Cela prouve à la fois l'importance de la génétique mais aussi les vertus de l'hybridation, à l'opposé d'une reproduction consanguine entre-soi, loin des fantasmes de pureté et de race originaire.

Cependant, ce qui a été déterminant à ce moment, c'est déjà de devenir plus adaptable dans un environnement devenu plus imprévisible, stade cognitif essentiel qu'il ne faut sans doute pas surestimer mais qui était devenue la pression sélective principale. Jusqu'à Sapiens, en effet, nos ancêtres vivaient dans des environnement assez stables sur la durée et auxquels ils étaient bien adaptés, avec de très longues périodes sans innovations notables. L'émergence de notre espèce autour de 300 000 ans correspond au début du Paléolithique moyen et commence par une période de refroidissement suivie par des oscillations climatiques extrêmes avec alternance rapide de phases arides ou humides qui obligeaient à des changements adaptatifs plus fréquents.

C'est ce qui va commencer à nous faire passer de l'adaptation à l'adaptabilité, en particulier par l'accentuation de la néoténie et une première réduction de la testostérone, ce qui pourrait être une conséquence de l'élimination des plus violents (comme les femelles bonobos peuvent tuer les mâles trop agressifs). La néoténie renforcera le développement post-natal du cerveau ainsi que l'allongement de l'enfance et de l'apprentissage. On peut y voir la véritable naissance de notre humanité dans une sortie plus marquée de l'animalité, nous distinguant notamment de Néandertal (bien qu'on peut supposer une convergence plus tardive).

Là où Homo erectus ou heidelbergensis s’étaient adaptés à des niches relativement stables, les populations africaines du Paléolithique moyen ont ainsi dû s’adapter à l’imprévisible et commencer à plutôt adapter leur milieu à eux-mêmes, notamment dans des abris mieux construits. Il est significatif que les alternances entre climat humide et aride se soient traduites, dans les mauvaises périodes, par une fragmentation des grands bassins lacustres et forestiers. Les populations humaines ne vivant plus alors dans une continuité territoriale, mais dans une mosaïque d’habitats isolés, où la promiscuité renforçant la socialité rendait aussi vitale la réduction de la violence. Tout aussi important, dans les climats plus favorables les relations à longue distance se rétablissaient assez vite. C'est effectivement l'autre caractéristique fondamentale de Sapiens, les relations étendues entre populations lointaines (entre autres pour l'échange de femmes). Au lieu d'y voir une tendance biologique, il faudrait plutôt se demander ce qui l'a permis, peut-être un progrès du proto-langage ? En tout cas, cette dialectique entre isolement et reconnexions multiplie des évolutions différenciées, soumises à une sélection implacable, avant de les répandre dans un métissage généralisé - avec le partage des innovations techniques. Cette dialectique entre évolutions locales et flux génétique intermittent, accélère les adaptations de cette nouvelle espèce qui s'est donc constituée globalement, à l'échelle du continent, loin du foyer originel.

Il doit être clair qu'il n'y a jamais de progrès spontané, d'épanouissement de ce qu'on est depuis toujours mais, à partir du niveau d'évolution déjà atteint, la sélection brutale, massacrant des populations entières, d'un petit nombre de survivants à chaque fois. L'évolution de Sapiens correspond à ce moment où le temps d'adaptation génétique devient trop long par rapport aux cycles climatiques, cette instabilité sélectionnant 1) les organismes généralistes, capables de tirer parti de multiples ressources ; 2) les cerveaux flexibles, la planification et la mémoire spatiale ; 3) la socialité, la coopération et la communication nécessaires pour survivre dans des milieux discontinus. Quand les ressources deviennent erratiques, la survie dépend des réseaux : partager, anticiper, échanger des informations. L’émergence de Sapiens correspond donc à un basculement du modèle d’adaptation fixe vers celui d’adaptabilité dynamique. Il est le résultat dialectique de deux dynamiques : l’ouverture biologique (flux génétique interrégional), qui augmente les possibles, et la contrainte écologique (convergence sélective) qui réduit ces possibles aux plus viables.

Dès -300 000, l’Afrique n’était déjà plus, pour Sapiens, faite de tribus isolées, mais un réseau fluide de populations interconnectées qui partageaient des ancêtres communs depuis des milliers d’années, bien que s’étant différenciées régionalement (malgré l'homogénéisation génétique, des adaptations locales impliquant peu de gènes, comme la taille des Pygmées, se sont conservées par l'avantage qu'elles procuraient dans leur milieu). Il faut attendre cependant -200 000 ans pour observer des indices achéologiques d’alliances entre groupes : objets importés de régions éloignées, les mêmes outils standardisés, pratiques funéraires communes, parures, pigments symboliques, avec des chaînes d’approvisionnement en silex ou en ocre sur plusieurs dizaines, parfois centaines de kilomètres Autrement dit : le lien social cesse d’être purement biologique (famille, lignée) pour devenir culturel et coopératif. Il ne faut pas faire pour autant de ces (bons) sauvages des anges plus que nous, cela n'empêche pas les massacres, mais ces échanges précoces sont un fait, comme ceux d'aujourd'hui, et ont été cruciaux pour leur succès évolutif.

Cette nouvelle géographie étendue à tout le continent dessine un tout autre rapport à l'espace, une ouverture au monde au-delà de ses lieux familiers, avec des conséquences importante sur l'habitat. En effet, quand les pré-sapiens (heidelbergensis, antecessor, rhodesiensis) vivaient dans des abris naturels, liés à la disponibilité saisonnière de la faune, ils occupaient un nombre réduit de sites : grottes, zones de chasse, points d’eau, alors que les premiers Sapiens, eux, circulent dans des réseaux d’espaces interconnectés, impliquant une mémoire spatiale collective et la représentation d'un monde commun, la transmission de ces multiples itinéraires prenant le pas sur les sites occupés. Ce passage progressif du site à l’espace, participe à un changement de mode d’être. Ainsi, on peut dire que Sapiens ne se réduit pas à une différence de cerveau ou d’ADN mais une nouvelle écologie de l’espace et du lien.

Là aussi, il ne faut pas en faire trop sur des tendances ayant sans doute mis du temps à s'affirmer. Dans le cadre de cette constitution d'un monde commun, il est en tout cas difficile d'imaginer que Sapiens ne disposait pas déjà d'un proto-langage capable de parler de ce qui n'est pas là, peu structuré sans doute (du genre des "pidgins" peut-être?), bien plus évolué que celui des chimpanzés mais pas encore comparable à notre langage narratif. Le métissage généralisé, les relations inter-groupe et l'ouverture au monde introduisent déjà cependant un dépassement du génétique par une transmission cumulative. Pour résumer, Sapiens est le produit de l'instabilité climatique qui pousse à coopérer, coopération qui exige la communication, et finalement la communication fonde la culture, qui, elle-même, devient un instrument d’adaptation. C'est cette nouvelle configuration qui change le processus même de spéciation et le délocalise, constituant une force d'unification, bien au-delà des tout premiers Sapiens, ainsi qu'une pression vers un langage narratif tel qu'il s'épanouira ensuite.

130 000 Langage narratif, culture, foyer

Le dernier ancêtre commun des humains modernes - celui dont descendent tous les Homo Sapiens actuels - aurait vécu vers -135 000 ans et si l'essentiel semble déjà acquis, ou du moins en germe, c'est un réchauffement, plus élevé de 3°C à celui que nous connaissons, qui va permettre de consolider ces tendances à partir de cette date, et passer à un stade supérieur en renouant les contacts entre populations et les échanges à longue distance. C'est un moment important bien que ne faisant que prolonger l'évolution précédente. Avant -135 000 ans, l’avantage Sapiens n’est pas encore lisible comme une supériorité adaptative nette. L’évolution humaine à cette époque ressemble plutôt à un réseau continental de populations apparentées - un Sapiens réticulé, pour reprendre le mot de Chris Stringer. Leur principal atout n’était pas encore technique, mais écologique : Une mobilité accrue entre zones écologiques (savane, forêt, littoral), une diversité génétique plus forte et des comportements opportunistes, capables d’intégrer des innovations régionales). Autrement dit, leur avantage n’était pas celui d’une espèce “supérieure”, mais celui d’un réseau adaptatif plus souple

Le principal progrès semble lié à l'aboutissement d'un véritable langage syntaxique - pas seulement articulé, mais structuré. Sur le plan anatomique, tout indique que le langage articulé est possible (os hyoïde du larynx moderne, stabilisation de la région de Broca et du gène FOXP2, asymétrie cérébrale typique des aires du langage visible sur les crânes). L'acquisition d'un langage narratif semblable au notre est cohérent avec les indices archéologiques (sépultures avec offrandes, gravures géométriques, ocre, parures, coquillages percés, objets d’ornement, techniques composites). Les littoraux sud-africains (Blombos, Pinnacle Point) montrent un usage régulier des pigments, de parures et des symboles dès -135 000 ans. Ces innovations se répandent ensuite par vagues à travers le continent, signalant une première unification culturelle cette fois. La densité démographique et la mobilité accrue ont facilité aussi l'unification progressive du patrimoine génétique. Si le langage narratif a créé un avantage cumulatif crucial, on peut dire que, grâce à lui, l’humanité découvre le temps, le récit devenant la première technologie de continuité, l’ancêtre de l’écriture et de l’histoire : un outil pour la mémoire partagée.

On observe également une nouvelle organisation des habitats autour du foyer, avec une utilisation désormais systématique du feu. On trouve des cercles de pierres délimitant plusieurs zones de combustion : espaces de cuisson, d’éclairage, de chauffage, parfois de traitement des matières (il n'est plus réservé à la cuisson). Avant 130 000 le feu était encore mal maîtrisé (on l'utilisait épisodiquement mais il n'y a pas de preuve qu'on savait l'allumer antérieurement). Ce n'est pas un hasard, bien sûr, qu'on assiste en même temps à la complète maîtrise du feu et au développement des récits et des mythes. Ceux qui, pour cette raison, datent le langage des premières traces de feu ne tiennent pas compte de son caractère exceptionnel à ces époques reculées alors qu'il devient maintenant seulement le centre de la communauté : lieu de parole, de récit, de rites, de transmission, premier "artefact cognitif" collectif, impliquant corps, technique, langage et société dans une seule pratique continue. Il structure la temporalité et la vie nocturne mais pouvait servir tout autant à modeler l’environnement (brûlis) ou chasser le gibier.

On s'approche de l'homme moderne mais il y encore deux étapes avant de venir jusqu'à nous. D'abord l'achèvement de la self-domestication, de ceux qu'on appellera ici les proto-Eurasiens, et qui se traduit par une nouvelle baisse de la testostérone bien visible dans le menton. Enfin l'arrivée sur les plateaux iraniens avec le goulot d'étranglement de l'éruption du Mont Toba, après plus de 10 000 d'évolution locale, d'où sera issue l'humanité future couvrant toute la planète.

80 000 Baisse de la testostérone, proto-Eurasiens

On a vu qu'il y avait déjà eu une baisse de la testostérone dès les premiers Sapiens et on observe une nouvelle baisse progressive à partir de -120 000, mais vers -80 000 ans, les crânes fossiles d'Afrique du Nord et de l'Est montrent une nette réduction des traits de dominance : arcades sourcilières, mâchoire et menton plus graciles, traits du visage qui nous identifient mais n'affecteront que bien plus tard les populations subsahariennes. C'est encore une fois le fruit sans doute d'une sélection accrue contre les agresseurs, ce qui accentuera aussi la néoténie et facilitera les coopérations et les groupes plus nombreux, il y aura d'ailleurs une nouvelle baisse au Néolithique. On peut parler sur ce plan d'une continuité de l'évolution de Sapiens, son humanisation vers la déspécialisation et la docilité (sinon l'infantilisation et la dépendance). Autrement dit, l’humain devient "domestiqué par lui-même" - moins violent, plus empathique, donc capable de société étendue. La baisse de testostérone n’est pas qu’un fait biologique : c’est une désactivation du conflit immédiat au profit d'une possible discussion, constituant le dernier tournant qui rend possible une transmission culturelle stable, passage de la conscience réflexive (penser pour soi) à la conscience collective (penser ensemble). On pourrait parler d’une nouvelle race évolutive, celle d'un Homo Sapiens modernus narrativus, possédant langage symbolique, coopération élargie et plasticité cognitive accrue, du moins comme les humains modernes, ouverture à une évolution culturelle à laquelle nos instincts laissent la place.

Le plateau iranien, adaptation au froid, isolation

C'est à cette époque et parmi ces proto-eurasiens que des petits groupes atteignent le plateau iranien. En effet, entre -100 000 et -70 000, l'instabilité du climat, alternant humidité et sécheresse, avait poussé de nouveau des groupes de Sapiens à se déplacer. Comme c'est une période interglaciaire, le Sahara oriental, la mer Rouge, l’Arabie du Sud et le plateau iranien formaient un corridor de savanes et de lacs. Les proto-eurasiens qui franchissent la mer Rouge ou le Sinaï (Basal Eurasians) sont donc déjà des Homo Sapiens pleinement formés, avec langage, techniques (outils microlithiques), symboles et conscience sociale élaborée. Parmi eux, des groupes restreints - quelques milliers d’individus - atteignent l'Iran et constitueront la population fondatrice des Eurasiens avec 65 % venant du Nord-Est Africain (Égypte, Sahara oriental) et 35 % des Africains de l’Est (Éthiopie). Autrement dit, les ancêtres des Eurasiens ne viennent ni uniquement du Nord, ni uniquement de l'Est mais d’une zone de contact située entre le nord du Soudan, la mer Rouge et la péninsule Arabique. C'est une petite population, venant de cette zone puis ayant évolué des millénaires isolée sur les plateaux iraniens, qui finira par peupler le monde

Ce qui change avec l'arrivée en Iran, c'est uniquement le type d’environnement qui va obliger à des adaptations aux milieux froids et arides : dans ces zones semi-désertiques, plus sèches, plus froides la nuit, plus pauvres en ressources que les régions tropicales, les populations ont dû développer très tôt des techniques de conservation de l’eau, des mobilités saisonnière et des stratégies collectives d’endurance, l'usage accru du feu, de meilleurs abris et sans doute des habitus vestimentaires et symboliques nouveaux, ainsi que, peut-être, un rapport plus prévoyant, plus "anticipateur" au monde (gravures et sépultures attestées dans ces zones bien avant l’expansion eurasienne). Ce sont là les premières formes d’une culture adaptative, qui anticipe la vie eurasienne : un rapport plus médiatisé à la nature, plus technique - ce qui est le germe de la condition humaine historique. Enfin, c'est là aussi qu'aurait eu lieu des hybridations avec Néandertal, dont on garde la trace génétique, et qu'il y aurait même un début de légère dépigmentation mais surtout des adaptations physiologiques au froid, formant une humanité désormais capable de survivre hors des zones tropicales, maîtrisant feu, outils, organisation sociale et mémoire technique.

74 000 Mont Toba, "sortie d'Afrique" et retour, Humanité moderne

On peut dire que la dernière phase évolutive décisive de Sapiens date du goulot d'étranglement lié à l'éruption du Mont Toba et à l'hiver volcanique qui a suivi. Le très petit nombre dont sont issus tous les eurasiens, ne signifie pas qu'aucun autre Sapiens n'aurait survécu à cette catastrophe, ce que l'archéologie réfute, mais "seulement" qu'elle avait réduit drastiquement la population des hauts plateaux au moins. Ce n'est pas, en effet comme on le présente, l'histoire d'un refuge protecteur qui aurait été préservé de la disparition de ressources vitales affectant toutes les autres régions, mais d'une épreuve exterminatrice dont il n'est resté qu'un petit nombre de survivants, triés sur le volet.

Comme on l'a souligné en introduction, parler de "sortie d'Afrique" pour cette population qui allait effectivement conquérir l'Europe et l'Asie, apparaît malgré tout bien trompeur. D'abord parce qu'il y avait eu déjà d'autres sorties d'Afrique - qui n'ont simplement pas laissé de traces - mais aussi parce qu'il y a eu un retour génétique vers l’Afrique, une partie du génome africain moderne (jusqu’à 20-25 % chez certains groupes de la Corne et du Sahel) provient d’un retour des premiers Eurasiens. Il faut parler plutôt de la conquête du monde de cette nouvelle population fondatrice, conquête renforcée longtemps après par les premiers agriculteurs (Bantous) remplaçant une bonne partie des populations locales ou s'y métissant. Même si l'Afrique garde une plus grande diversité génétique elle a dû effectivement diffuser partout les mêmes adaptations. On peut parler d'une “spéciation finale” qui ne serait pas tant génétique que culturelle ou cognitive. Si les milieux arides et variables ont bien servi de laboratoire écologique de l’adaptation humaine au froid et d'une plus grande maîtrise du feu, ce qui était effectivement un préalable à la colonisation de l'Europe, ce n'est qu'un aspect d'une adaptabilité sélectionnant l’intelligence technique et la coopération, une culture cumulative qui se répandra tout autant en Afrique (bien que déjà peuplée de Sapiens).

On peut trouver troublant qu'un si petit groupe soit devenu l'ancêtre de presque toute l'humanité moderne (en l'état de nos connaissances), sorte de peuple élu semblant surévaluer la part génétique et contredire l'évolution globale de Sapiens jusqu'ici, mais ce serait juste une erreur de perspective. D'abord, il n'y a pas de rupture nette avec les populations précédentes mais une grande continuité. Il y a incontestablement quelques avantages génétiques sélectionnées par leur hybridation avec Néandertal et par les épreuves traversées (peau plus claire, immunité, digestion des graisses, baisse encore de la testostérone) mais les avantages culturels d'un apprentissage historique ont sans doute été plus déterminants. De plus, le succès des migrations européennes et asiatiques tient beaucoup aux circonstances, au timing (réchauffement, routes ouvertes, peu de concurrence avec d'autres espèces en dehors de Néandertal). Enfin. il reste quand même quelques populations qui ne sont pas contaminés génétiquement, notamment les San (la branche la plus ancienne séparée depuis plus de 200 000 ans, mais partageant le dernier ancêtre commun de toute l'humanité actuelle daté de 135 000 ans!). Cela suffit à montrer qu'il n'y a pas de véritable dissemblance malgré leur langue à cliquet (sans doute antérieure aux proto-eurasiens) mais témoigne aussi que, sans héritage direct de gènes, ces populations archaïques ont continué à évoluer au long du temps au contact des autres Sapiens, puis des agriculteurs puis de la colonisation, poussant à une convergence évolutive simplement un peu retardée. Nous avons continué à évoluer nous aussi depuis l'agriculture (peau blanche, digestion du lait), la civilisation, l'écriture, etc. La leçon de l'évolution de l'Homo sapiens est clairement la prépondérance des changements écologiques, de la pression adaptative à l'extérieur et la place prise par la culture, plus que la génétique.

Cette place de la culture et la conquête de nouveaux territoires suggère plutôt, comme on le disait en introduction, que ce n'est pas de l’Afrique - qu'ils avaient déjà quitté - qu'est sortie cette nouvelle race mais ils seraient sortis, peut-on dire, de leur dehors immédiat, de leur milieu originel, en même temps ouverture et séparation, déracinement des espèces invasives. C'est sans doute exagéré car relevant d'un processus beaucoup plus ancien et travestissant une lente extension des territoires en conquête volontaire mais exprimant bien une tendance de fond sur le long terme. Celle-ci n'exclut pas du tout le souci constant d'enracinement des sociétés primitives et de retrouver l'originaire ancestral. De même la plasticité culturelle engendrée par les échanges n'exclut pas les rigidités dogmatiques et les oppositions vives entre cultures par inversion d'un élément clé des mythes partagés (Lévi-Strauss)...

50 000 La période mythique

Si on a cru pouvoir faire remonter la très hypothétique langue mère, ou certains récits mythiques, entre -80 000 et -60 000 ans, c’est après -50 000 ans que les signes archéologiques se multiplient dans une explosion culturelle qui est aussi une explosion des innovations (outils en os, aiguilles, harpons, parures, musique, art pariétal). C'est l'époque de la colonisation rapide de l’Australie et de l’Eurasie, période où les mythes se développent et fondent l'identité des tribus de chasseurs-cueilleurs comme ceux que l'ethnographie nous a fait connaître, le langage n'étant plus purement utilitaire mais devenant le support de l'organisation sociale et de la continuité culturelle. Ces caractéristiques semblent acquises dès avant la dispersion de la population souche des plateaux d'Iran, le délai des traces archéologiques pouvant tenir simplement au trop petit nombre des survivants pour être détectables sur le terrain au début, mais représentant peut-être aussi le temps qu'il fallait pour développer des cultures plus complexes exigeant des populations plus nombreuses.

La suite

Comme on l'a vu, le facteur principal de sélection de ces "hommes modernes" (comme Cro-Magnon) a été le passage de "l’adaptation à l’adaptabilité", ce qui n'a pas empêché la grande majorité des chasseurs-cueilleurs de rester à peu près les mêmes depuis cette époque reculée, pour autant que les conditions environnementales ne les forçaient pas à changer. Il n'y a pas d'évolution programmée qui pousserait une espèce à progresser mais seulement la pression du milieu qui sélectionne des innovations de rupture que leur réussite généralise ensuite à d'autres. C'est ainsi qu'au sortir de la dernière glaciation et après une période très favorable à partir de 11 700 ans, on va avoir vers -10 000, en Turquie et alentours, la constitution de villages qui passeront à l'agriculture pour faire face à un nouveau refroidissement. A partir de ce moment et pour la suite, on pourra parler d'effet cliquet, la multiplication par 10 des populations permise par l'agriculture empêchant tout retour en arrière. Le cliquet suivant, à partir de -4 000, sera celui des civilisations avec l'écriture et les religions, ce dont on a déjà parlé dans "le début de l'Histoire". On peut bien sûr raffiner en passant du bronze au fer, à la domestication du cheval, etc., mais la grande transformation suivante, depuis un peu plus de 2 siècles, sera sans doute l'effet des sciences et du capitalisme (qui n'est qu'une conséquence du progrès techno-scientifique) avant que le numérique et l'intelligence artificielle ne modifient profondément notre condition humaine. Là encore, il n'y a pas de retour en arrière possible (sauf cataclysmique).

Vers une anthropologie de l’extériorité et de l'après-coup

A chaque étape de notre préhistoire on a vu comme les changements climatiques gouvernaient notre évolution depuis 300 000 ans vers une plasticité comportementale. Le langage narratif autour du feu la portera à une culture cumulative, il y a 135 000, pour aboutir autour de 80 000 ans aux Proto-Eurasiens auxquels appartenaient les "hommes modernes" issus des survivants à l'hiver volcanique du Mont Toba. Contrairement aux mythes qu'on se raconte depuis ce temps-là, nous restons soumis au changement et à la sélection naturelle, loin d'être d'une essence divine éternelle, ou même d'avoir une origine spéciale à partir de laquelle tout serait joué d'avance. Ce qui est joué d'avance, même pour d'hypothétiques extra-terrestres, ce sont les stades cognitifs à passer l'un après l'autre mais non pas de notre propre mouvement et seulement par le douloureux apprentissage que nous inflige la pression écologique. C'est cette pression qui a fait des Homo depuis le début les produits de l'adaptation à la technique, leurs mains ayant dû s'adapter à la taille des pierres comme les époques suivantes ont dû s'adapter aux techniques sociales et militaires, apprendre à refouler nos instincts et à se plier aux contraintes de la civilisation mais plus généralement de l'extérieur (autrement dit, on peut tout supporter).

Il y a bien un sens de l'évolution, au moins sur le très long terme, où chaque stade se construit sur les acquis précédents et lorsqu'on rentre dans le développement cognitif, l'évolution suit une logique universelle, y compris pour des extra-terrestres, non pas par une prédestination de l'homme à sa conscience de soi mais par une logique cognitive implacable dans sa dialectique. La convergence bien plus tardive des différentes civilisations (jusque dans la construction de pyramides!) ne vient certainement pas de nos gènes, pas plus que les progrès de la techno-science devenue autonome. Il y a bien une logique universelle du développement, comme du passage de l'adaptation à l'adaptabilité, page blanche qui n'est pas du tout un développement interne spontané mais le produit d'une violence sélective. Il fallait pour cela qu'on soit inadaptés à la base, nus et fragiles, ayant besoin de trouver un refuge et transporter le feu. Cette adaptabilité n'est devenue ensuite qu'un long apprentissage, initiant le mouvement d'une évolution cognitive qui se poursuit sans nous demander notre avis. Il y a donc, d'une part un réel perturbant, des changements accélérés, et d'autre part le développement cognitif qui y répond, conséquence logique des perturbations du climat et de l'imprévisibilité du temps. La "race moderne" n’est rien d’autre qu'une ouverture au dehors, c’est-à-dire à la variabilité d'un monde incertain. La sélection ne s'est simplement pas faite à la même époque pour les proto-eurasiatiques et les San mais le résultat est le même, l'existence précède l'essence, ce qui fait qu'on ne peut distinguer des races contemporaines.

Le progrès ne nous est pas imputable mais seulement à une sélection brutale après-coup qui nous l'impose. On n'a pas le choix. Ce n'est ni notre volonté, ni l’hérédité qui fonde l’humain, mais le choc du réel qui le détermine. Contrairement au développement programmé de l'organisme à partir de son germe, pour le développement des espèces, c'est le milieu qui est premier, la forme qu'elles prennent n’en représentant qu’une réponse retardée. Si on fait de l'anthropologie, à suivre l'évolution de Sapiens, il ne s'agit pas d'une anthropologie comme développement inné d'une humanité supposée exceptionnelle, mais comme ce qui l'a forgée de l'extérieur et par apprentissages. L’histoire de l’humanité est celle de la succession de milieux sélectifs, non de lignées continues. L’homme n’évolue pas par extériorisation d’une essence, mais par exposition à des contraintes extérieures. L’humain, dans cette perspective, n’est pas l’aboutissement d’un perfectionnement graduel, mais le résidu d’une catastrophe permanente, celui qui a survécu aux épreuves du temps en se transformant. Le développement n’est pas spontané mais bien le produit d’une violence sélective et c'est pour cela que l’adaptabilité devient alors le vrai critère évolutif, la capacité à se reconfigurer à chaque crise en dépit de l'inertie naturelle des habitudes et de pratiques familières. Il ne s'agit pas d'un jugement moral sur ce qui est bien ou non, mais sur ce qui dure ou est voué à disparaître, jugement implacable de l'évolution qui se moque bien de nous mais continue sa course éprouvante. Ce n'est pas un devoir moral d'aller dans le sens du courant malgré ce que prétend Kojève au nom des progrès futurs des droits, faisant trop peu de cas des "destructions créatrices" par lesquels il faut passer, cela n'empêche pas le courant de tout emporter à la fin, en dépit de toutes ses contradictions.

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