Les trois dimensions du temps, la gravité et l’entropie

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Il est téméraire de parler des nouvelles théories physiques, il y en a bien trop dont on n'entendra plus jamais parler, et il faut bien dire que l’article du mois de janvier "Three-Dimensional Time: A Mathematical Framework for Fundamental Physics" semble un peu trop audacieux, postulant non seulement trois dimensions de temps, ce qui est déjà difficile à avaler, mais surtout que les trois dimensions de l'espace ainsi que les particules seraient produits par l'interaction de ces trois formes différenciées de temporalité physique. Ce n'est pas entièrement nouveau, car il y avait déjà des raisons de penser que le paramètre t représentant le temps devait avoir trois composantestx, ty, tz (vérifiant t² = tx² + ty² + tz²). Ici c'est différent mais n'en paraît pas moins surréaliste et difficile à imaginer. L'article est publié dans une revue scientifique mineure mais à comité de lecture (Reports in Advances of Physical Sciences). Il n'y a cependant encore aucune véritable critique de cette dernière tentative d'unification de la physique sur de toutes nouvelles bases. Le cadre mathématique a l'intérêt de préserver la causalité et il prétend prédire les propriétés des différentes générations de particules ainsi que d'en reproduire les masses. Tout cela est à vérifier.

Sans prétendre aucunement me prononcer sur sa validité, ce qui m'a intéressé, c'est que cette théorie rejoignait d'une certaine façon la tripartition sur laquelle j'insistais dans un texte de 2021 (Déterminisme quantique, entropie et liberté) entre physique quantique, classique et cosmologique ne relevant pas des mêmes lois et se distinguant surtout par leurs plages de temps bien distinctes. Même si je ne suis pas vraiment convaincu, son intérêt est d'identifier le réel au temps lui-même, comme Lee Smolin et à l'opposé de presque tous les autres qui en font une illusion donnée d'avance (en bloc d'espace-temps). Cette théorie a au moins un grand pouvoir de dépaysement qui renouvelle la question de la temporalité, son origine et son irréversibilité, me donnant l'occasion de questionner la place donnée à l'entropie, à l'improbable et à la flèche du temps.

Les trois temps : la dynamique de l'univers


Le modèle distingue trois dimensions du temps, le temps n'étant pas un axe unique, mais une structure à trois dimensions indépendantes [mais qui semblent bien emboîtées au moins], différenciées par échelle physique et fonction :

  • Temps quantique : à l’échelle de Planck, il produit les constantes fondamentales et les trois générations de particules ainsi que leur masse via les trois états propres de la structure résonnante de ce champ temporel. Il opère dans le registre des fluctuations, de la résonance et de l’indétermination. Son comportement non déterministe, dominé par les fluctuations, constitue la base dynamique du réel.
  • Temps classique : c’est le temps local, celui des mesures et des événements. Il porte la causalité et la perception humaine de la succession des événements (mais ne contiendrait en lui-même aucune flèche directionnelle car supposé réversible!).
  • Temps cosmologique : temps directionnel très lent mais irréversible, de grande amplitude, à l’échelle de l’univers — porteur de la structure cosmique et gravitationnelle. Il structure l’univers à grande échelle, en régulant l’expansion, la courbure, et les conditions globales de son évolution. La gravité, et plus généralement la courbure gravitationnelle de la relativité générale, résulteraient de la dynamique du temps cosmologique qui permet d'unifier géométriquement gravité et cosmologie avec la physique des particules. Ce ne serait pas cependant le temps de la causalité mais de la forme de l'espace-temps, de l'évolution de l'univers, une contrainte géométrique, pas une chaîne d’événements. Plus étonnant (mais comme dans le modèle standard) ce serait malgré cela l'origine de la croissance de l’entropie par son asymétrie qui rendrait possible l’irréversibilité observée dans le temps classique (!!) et constituerait la flèche du temps.

L’article propose que l’espace tridimensionnel n’existe pas à l’état fondamental, mais naît par transformation mathématique de deux dimensions temporelles. Une brisure de symétrie entre ces trois temporalités - équivalentes au départ - produirait une métrique globale les articulant dans un espace mathématique commun. Ce champ métrique donnerait alors naissance à trois degrés de liberté spatiaux — autrement dit, c'est l'émergence de l’espace tridimensionnel. L’espace n’est plus une donnée première, mais une structure dérivée de la complexité temporelle, un résidu mathématique de ces trois temps. Les notions conventionnelles d’espace et de temps deviennent ainsi des phénomènes émergents d’un niveau plus fondamental.


Discussion

Pas sûr du tout que ma compréhension (aidée de ChatGPT) soit suffisante, mais ce n'est pas mon véritable sujet, plutôt les questions que pose la réduction de la Physique à la temporalité. Si la distinction de différentes temporalité mérite l'attention, l'émergence de l'espace est beaucoup plus énigmatique, mais cette tentative de fondement temporel de la physique est surtout l'occasion de contester les hypothèses retenues de l'orientation du temps ainsi que de l'origine de l'entropie, rejetant notamment la prétendue réversibilité du temps aussi bien que l'origine de la flèche du temps, supposée venir de la basse entropie du Big Bang alors qu'on devrait l'imputer à la gravité dans une entropie beaucoup plus dialectique.

1. L'irréversibilité de la flèche du temps

Mathématiquement, un axe temporel  n’a pas de flèche : il est symétrique (comme dans la mécanique classique ou l’équation de Schrödinger). Les lois classiques (comme la mécanique de Newton ou même la relativité générale localement) sont supposées réversibles. Dans cet article, il y a une ambiguïté sur l'origine de la flèche du temps attribuée d'abord au seul temps cosmologique pour en faire ensuite un phénomène émergent de leur interaction, le résultat de la combinaison des trois temps. Il faudrait dire plus précisément que la flèche du temps résulte d'un effet d’irréversibilité globale, induite par l’asymétrie cosmologique, structurée par la dynamique quantique, et manifestée localement dans le temps classique.

La flèche du temps serait donc l'effet conjugué :

  • de l’indétermination quantique (décohérence, effondrement de la fonction d'onde) qui introduit des fluctuations irréductibles à l’échelle de Planck (mais pas une flèche du temps).
  • de la perception causale classique (mais supposée réversible!).
  • et surtout de l’asymétrie cosmologique (entropie croissante, expansion de l’univers). L’univers évolue en effet d’un état extrêmement dense et chaud (big bang) vers un état froid, diffus, dilaté. Cette évolution donne une direction macroscopique au temps : d'une basse entropie vers une haute entropie. Pour sortir de la réversibilité, la flèche thermodynamique (croissance de l’entropie) reposerait ainsi sur l’asymétrie initiale de l’univers, donc sur la structure du temps cosmologique.

Autrement dit, ce que nous vivons comme une succession irréversible ne serait pas une donnée immédiate, mais une projection locale d’une structure temporelle plus vaste. Il paraît étrange que la thermodynamique omniprésente à notre échelle puisse dépendre d'une cause globale, mais le plus absurde, bien que  communément accepté, c'est que les temps quantique et classique puissent être considérés comme réversibles, ayant besoin du temps cosmologique pour orienter la flèche du temps ! On aurait pu comprendre pourtant que ce serait la brisure de symétrie temporelle qui aurait donné un sens privilégié attribué plutôt au temps classique, celui du "passage" du temps, où la flèche du temps est bien celle de l'enchaînement des causes.

Il est clair, qu'à notre échelle, nous observons une irréversibilité :

  • la chaleur se diffuse,

  • les gaz se mélangent,

  • les organismes vieillissent,

  • et plus généralement, l’entropie croît (seconde loi de la thermodynamique).

Il est complètement incompréhensible de prétendre que l’irréversibilité réelle que nous observons (œuf cassé, chaleur dissipée, mort biologique) puisse être liée à une croissance de l’entropie globale et entièrement déterminé par des conditions initiales très particulières de l’univers (entropie très basse du Big Bang). C'est par pure déduction dogmatique qu'on refuse d'attribuer la flèche du temps à la causalité classique comme aux écarts locaux de chaleur, pour se raccrocher à l’asymétrie du temps cosmologique et au postulat que le système doit commencer dans un état de faible entropie.

Il faudrait pouvoir admettre à la fois que :

  • Les lois physiques sont réversibles,

  • La croissance de l’entropie vient d’un état initial de l'univers très improbable (faible entropie),

  • L'entropie ne dépend pas des lois locales mais du temps cosmologique, de l’histoire de l’univers, fournissant la condition de possibilité de l’entropie croissante à notre échelle.

En fait, les équations physiques ne pourraient être réversibles que si elles étaient complètes, sans aucun reste, ne connaissant ni indéterminations chaotiques, ni phénomènes non-linéaires, ni perturbations extérieures. La réversibilité du temps lui-même (inversion générale de toutes les vitesses) est encore autre chose et pure illusion mathématique (cinématographique), domaine privilégié de la science-fiction. Dès qu’on parle de mesure, d’interaction, il y a du non-réversible. La véritable flèche du temps est bien celle de l'ordre des causes (l'expansion du cône de lumière), dont fait partie intégrante l'augmentation de l'entropie statistique comme tendance à revenir à l'état le plus probable quand rien ne l'empêche. Le lien avec l'Univers est assez problématique, en dehors du fait que cette temporalité se trouve forcément incluse dans le temps cosmologique.

2. Le problème de l’entropie initiale

Au-delà de cet article particulier, la vision dominante suppose bien pourtant que l’univers a commencé dans un état "à faible entropie", encore faudrait-il s'entendre sur son niveau — supposé hautement ordonné voire d'entropie minimum — c'est ce qui est supposé permettre l’apparition de la flèche du temps par simple évolution statistique mais surtout constituer tout le capital entropique disponible pour la suite. Cette hypothèse pose problème car elle ne fait que supposer ce qu’elle doit expliquer. Plus généralement, comme je l'avais écrit, "L'entropie est l'un des concepts les plus fondamentaux de la physique. Il est cependant mal assuré. Qu'on songe que le minimum d'entropie peut être aussi bien attribué au zéro absolu qui fige tout mouvement dans une mort thermique qu'à la chaleur maximale du Big Bang avant son inflation la dispersant dans l'univers". L'entropie maximale est aussi impossible à définir sans contradictions, même si on a essayé de la limiter à un maximum d'énergie par surface. On voudrait faire des trous noirs les objets ayant l’entropie maximale (via la formule de Bekenstein-Hawking) alors même qu'on est dans une situation de concentration proche de celle du Big Bang qu'on prétend d'entropie minimum ! Pire, si on pense que l'univers pourrait être cyclique ou venir d'un trou noir (devenu fontaine blanche dans un nouveau Big Bang), la contradiction est clairement impossible à résoudre puisqu'il faudrait que le maximum d'entropie de la fin d'un univers soit le minimum d'entropie du suivant...

Répétons que c'est par pur principe que la cosmologie actuelle suppose que la flèche du temps provient d’une condition initiale à faible entropie : un univers jeune, homogène, isotrope, à forte densité, mais "ordonné", donc offrant un potentiel entropique à dissiper. Sauf que cette condition est posée, non expliquée. Pourquoi l’univers aurait-il commencé dans un tel état d’ordre maximal qui constituerait une "chance" thermodynamique extrêmement improbable ?

  • Elle suppose ce qu’elle doit expliquer : pourquoi un tel état d’ordre initial ?

  • Elle fait de l’entropie un donné premier, là où elle devrait être un effet.

  • Elle ne rend pas compte de la structuration complexe du monde réel (étoiles, molécules, biosphères).

Il n'y a pas d'explication physique à la nécessité logique d'un commencement de basse entropie et il me semble difficile d'accepter le point de vue de Penrose supposant que, malgré son énergie et densité extrêmes, l'état initial du Big Bang serait d'entropie minimale — ce que Penrose appelle une “condition initiale extraordinairement ordonnée” — sous prétexte qu'il serait remarquablement homogène avec une entropie gravitationnelle très basse, c'est-à-dire faiblement courbée gravitationnellement (on se demande pourquoi alors qu'on dit exactement le contraire des trous noirs). De plus, le développement des structures gravitationnelles est supposé augmenter cette entropie gravitationnelle, alors que la gravité, loin de produire de l’uniformité, amplifie les différences. L’univers, sous l’effet de la gravitation, ne tend pas du tout vers l’uniformité mais vers la différenciation, la structure, la complexité progressive ! Prétendre que la gravitation augmenterait l'entropie découle de la supposition que tout se joue au temps zéro, décidant du destin de l'univers avec un capital d'entropie permettant son évolution à partir d'un état hautement improbable évoluant vers des états plus probables. Or, le seul caractère improbable de l'origine de l'univers est la concentration de son énergie qui se répand dans l'espace au lieu de se confiner dans un trou noir. Sinon, l'ordre maximal supposé initial apparaît au contraire comme un désordre de particules agitées et son rôle est obscur dans la croissance de l’entropie ordinaire qui est clairement imposée par des lois locales (statistiques) et non cosmologiques. L'entropie thermodynamique appartient bien à notre monde classique où c’est une loi effective à notre échelle.

Certes, pour qu'il y ait croissance de l'entropie il faut un état de plus basse entropie mais qui n'est pas forcément initial, tout est là, pouvant être plutôt produit par la gravité qui ne se contente pas d'être anti-entropique en concentrant la matière mais produit du même coup des molécules complexes qui ensemencent ensuite les planètes, leur procure une sorte de capital entropique à dépenser. Sinon, toute existence, toute matière est improbable par rapport à un univers entropique ne faisant que se disperser.

3. La gravité comme production d'entropie négative

La mode est plutôt à faire de la gravité un effet émergent de l’entropie comme chez Erik Verlinde ou pour la théorie holographique alors que je crois exactement le contraire : la gravité n’est pas un effet secondaire de l’entropie, elle est ce qui rend l’entropie possible car la gravité produit de l’ordre, ce qui permet ensuite à l’entropie de croître localement. Ce n'est pas pour autant faire comme Hawking de la gravité une énergie négative équilibrant l'énergie positive (matière), ce qui permettrait que l'énergie totale de l’univers soit nulle, autorisant par ce tour de passe-passe une création ex nihilo et ceci sans violation de la loi de conservation ! C'est vraiment un bel exemple de syllogisme et de déductions purement dogmatiques.

La question de la création à partir de rien est forcément un paradoxe, il y a toujours quelque chose, un vide qui n'est pas si vide (effet Casimir), et des lois associées, ce que pourrait être la gravitation non pas avant la création du monde mais au moins avant celle de la matière. L'idée que l’énergie gravitationnelle puisse être dite négative est basée sur le fait que la formation d’un système cosmique (galaxie, étoile...) diminue l’énergie potentielle totale. Cette "énergie négative" est cependant mal définie globalement en relativité générale (pas de conservation d’énergie universelle dans les espaces-temps dynamiques).

En fait, Je crois y retrouver la confusion courante entre énergie et entropie, car on peut voir dans la gravité une entropie négative productrice d'ordre au lieu d'être une énergie négative (ce qui n'est pas la même chose). Une énergie négative s'annulerait avec une énergie positive, alors qu'une entropie négative s'oppose bien à la dispersion entropique mais, non pas comme son inverse abstrait et plutôt comme son moment générateur : dans un processus progressif et même très lent, laissant le temps au temps pour laisser sa marque et constituer un capital entropique qui sera dispersé ensuite par les explosions d'étoiles, molécules complexes qui seront le point de départ et l'aliment de processus entropiques ailleurs. La gravitation est une fabrique de différenciation et de complexité pour l'évolution future, pouvant être l'objet d'une entropie locale croissante. Il n'y a pas du tout d’annihilation de l'énergie mais une construction/destruction entropique, marquée par des transitions critiques (effondrements, fusions, explosions). On peut dire en ce sens que la gravité précède et autorise les processus entropiques locaux de par sa fonction anti-entropique et source de complexité improbable dans un monde où la tendance dominante est à la dispersion. L’existence même d’étoiles, de carbone, de planètes telluriques, de vie, est hautement improbable dans un univers entropique homogène - sans gravité.

Alors que :

  • La gravité s’oppose localement à la dispersion, amplifie les écarts à l’équilibre, concentre, organise, structure : elle fabrique des structures improbables (étoiles, chimie lourde, systèmes planétaires), des poches de densité et de complexité.
  • Ces structures complexes ne sont pas des résidus passifs, mais des réservoirs de potentiel entropique, un capital d’ordre, localement utilisable, qui ensemence des systèmes ouverts comme les biosphères planétaires.
  • Ce capital devient la condition d’un second cycle entropique : travail, dissipation thermique, usure, décomposition, etc.
  • Ce n’est que grâce à ces structures ordonnées que l’entropie locale peut croître, qu’elle trouve un support organisé à défaire, et c’est la gravité qui fabrique ces supports dans les étoiles.

4. La gravité comme flèche du temps constructeur

Il y a de quoi soutenir, à rebours de l’interprétation standard fondée sur une entropie initialement faible, que c’est la production d’un ordre improbable — impulsée par la gravitation — qui incarne la véritable irréversibilité.

Dans ce cadre, ce n’est pas l’ordre initial et la dissymétrie cosmologique qui fonde la flèche du temps, c’est la gravité, en organisant la matière, qui est génératrice d'un capital entropique qui sera ensuite dispersé. La gravité crée les conditions de possibilité d’un monde entropique en générant des réservoirs d’énergie ordonnée (soleils, molécules, gradients chimiques...). L’univers n’est pas né ordonné, il est devenu source d’ordre par une force organisatrice interne (la gravité). Au lieu que ce soit l'entropie faible de l’ordre initial qui fonde la flèche du temps, c’est parce que la gravité engendre des structures improbables qu'il peut y avoir croissance locale de l’entropie, cette production d'ordre et la complexification produite par la gravitation constituant le capital entropique pouvant être dépensé ensuite au niveau thermodynamique classique, et ce qui rend ainsi l’entropie observable, faisant du temps un fleuve irréversible.

La croissance de l’entropie classique n’explique pas la structure du réel, c’est l’inverse, la structure du réel (matière, forme, gravité) est ce qui rend intelligible la possibilité d’entropie mesurable. Cela renverse la perspective : ce n’est pas tant l’entropie qui est universelle, mais la formation de matière organisée qui est une anomalie cosmologique à expliquer, et qui invite à reconnaître une autre "loi" du temps : celle de la complexification improbable, du surgissement de formes, de l’écart au probable. Il n'y a pas seulement un temps entropique destructeur, il y a aussi un temps constructeur où le complexe se construit sur le plus simple précédent. C’est là, peut-être, que réside finalement la véritable flèche du temps, flèche du temps qui ne tombe pas du ciel mais jaillit de la matière qui se structure et évolue.

Ainsi, la flèche du temps devient l’effet d’une dialectique dynamique entre :

  • l’entropie primordiale,
  • la gravitation organisatrice,
  • et l’évolution des structures capables de se complexifier.

5. Entropie dialectique, non linéaire, non arithmétique

- L’entropie précède la gravité mais reste informe

On pourrait effectivement presque dire que c'est la gravité qui est à l'origine de l'entropie mais ce serait exagéré (et incohérent). Il y a quand même une entropie avant la gravitation même si l'état gravitationnel du Big bang ne me semble pas clair. Il semble bien, en tout cas, que la dispersion l'emporte sur la gravitation au moins avant la formation des atomes (d'hydrogène). Pour que la gravitation produise des concentrés d'entropie réduite, il faut dabord une entropie primordiale à faire travailler, inaugurant la dialectique entropique qui se caractérise, comme avec les structures dissipatives de Prigogine ou le métabolisme biologique, par l'utilisation de l'énergie entropique (thermodynamique) pour créer de l'ordre, soutenir des processus contre-entropiques. La gravité ne crée pas le monde à partir de rien. Elle ne précède pas l’entropie primitive mais lui donne forme. Sans la gravitation cela n'irait pas loin.

  • Le monde primitif est dominé par des processus de dispersion (radiation, expansion).
  • Avant la recombinaison (formation des atomes), les forces gravitationnelles sont dominées par le rayonnement.
  • On a donc une entropie “libre”, non encore structurée : un pur flux désorganisé, le rayonnement primitif, l’expansion de l'espace, la dissipation thermique.
  • Mais cette entropie initiale est pure dispersion, sans structure.

- La gravité donne forme à l'entropie

L’univers n’a donc pas commencé par la gravité mais par une entropie sans structure. Si la gravité ne précède pas cette entropie initiale, elle rend ce désordre opératoire, la canalise, la localise, fait œuvre de temps tout au long d'une évolution erratique produisant des populations diversifiées d'atomes et de planètes, jusqu'à l’apparition d'autres phénomènes contre-entropiques (auto-organisation, biosphère). La gravité n’abolit pas l’entropie — elle l’oriente, la temporise, la rend fertile. Il y a bien une entropie primordiale, un fond diffus de dissipation et de désordre mais ce fond n’est pas productif en lui-même. Ce n’est que lorsque la gravitation a laissé sa marque, que cette entropie devient forme, durée, processus.

La gravitation donnant forme à l'entropie, on peut la considérer comme une puissance de structuration de l’entropie primitive mais pas comme une entropie négative symétrique qui annulerait l'entropie alors que c'est juste une fonction de diversification, de délai, de potentiel. Non pas l’envers de l’entropie, mais sa condition préalable pour se manifester matériellement, créer des écarts qu’un monde entropique viendra ensuite réduire.

La gravitation n’est pas simplement une force conservatrice — elle est une puissance de différenciation, de production de complexité et de structures improbables. En permettant la naissance des étoiles, la fusion des éléments, la dissémination de molécules complexes, le surgissement des planètes, cette mise en forme constitue un “capital entropique”, c’est-à-dire un potentiel d’ordre concentré, utilisable, et soumis à l'usure entropique dans un second temps qui est celui d'une histoire différenciée. Dés lors, la flèche locale du temps ne naît ni d’une pure dissipation, ni d’un ordre initial figé, mais de l'infinie diversité des événements d'une réalité flamboyante qui résulte de la rencontre entre des processus entropiques locaux actuels avec ces poussières d'étoiles qui sont notre capital planétaire.

- La dialectique de l'entropie

Tout ceci implique qu'on ne peut faire de l'entropie ni se qui se conserve, ni ce qui ne peut qu'augmenter, la gravitation introduisant une dialectique entre production et destruction. La gravité intervient non pas comme origine mais comme opérateur dialectique. Elle n’est ni première ni simplement anti-entropique : elle est ce qui rend l’entropie signifiante — non plus simple désordre, mais histoire, différenciations, réservoir de possibles où même les destructions sont créatrices. C’est en ce sens qu’elle inaugure une dialectique entropique passant d'un chaos diffus à des structures organisées qui seront sources d’entropie potentielle (par dissipation ultérieure) pour des foyers d’organisation temporaire auto-entretenue (comme la vie) soumis eux aussi à des cycles de destruction/création.

Cette dialectique implique une coexistence instable entre l’entropie thermodynamique croissante (flux désorganisateur) et des bulles durables d’anti-entropie (structure, complexité, organisme), introduisant une dialectique locale, spatiale, en plus de la dialectique temporelle. En fait, on peut dire que si la gravité a pu introduire une dialectique entropique en diminuant localement l'entropie avant de l'augmenter brutalement en explosant, c'est que l'entropie elle-même est dialectique pouvant produire un travail et soutenir des processus contre-entropiques. Ainsi, l’entropie ne devrait plus être considérée comme une simple courbe montante mais comme une dynamique fluctuante (ou cyclique) comme on l'a vu avec les étoiles diminuant l'entropie avant de la réaugmenter brutalement dans leur explosion qui elle-même fournit le carburant d'une entropie diminuée localement. Ce que nous appelons “entropie” n’est pas une ligne droite mais la résultante évolutive d'une dialectique mouvante entre développement et catastrophes. C'est ce caractère contradictoire qui permet à l'entropie de servir de structure dialectique du réel, plutôt qu’une détermination homogène.

- L'entropie n'est pas arithmétique

A la différence de l'énergie, l'entropie n'est pas linéaire ni proportionnelle mais qualitative, son caractère dialectique implique aussi un caractère relatif, dépendant du point de vue et de la durée considérée (comme le savait déjà Maxwell). Ce qui est augmentation de l'entropie pour l'un peut être une diminution pour l'autre. C'est typiquement ce qu'illustre l'utilisation de l'énergie (capital entropique) en travail (anti-entropique) avec une destruction d'un côté mais créatrice de l'autre, sans qu'on puisse établir une équivalence quelconque entre la consommation d'énergie et le résultat du travail effectué (ce n'est pas un bilan énergétique). En fait, en dehors des calculs purement thermodynamiques, les calculs de l'entropie sont souvent infaisables (quel est le résultat de la complexification de la civilisation diminuée des destructions considérables qu'elle cause?). Non seulement elle n'est pas mathématiquement réversible mais on peut dire que l’entropie ne se laisse pas compter, pouvant aussi bien s'écrouler instantanément. Elle est plus dialectique qu'arithmétique, combinant des bulles anti-entropiques (vivant) à des effondrements entropiques.

- Le temps biologique anti-entropique

L’ajout d’une quatrième forme de temps, celui du vivant anti-entropique viendrait opportunément compléter ce tableau, introduisant l'information et la finalité dans la chaîne des causes, temporalité qui est encore moins mathématique et linéaire mais qui est là bien en chair. La temporalité du vivant est une temporalité téléologique, où les causes ne sont pas seulement derrière (mémoire) mais aussi devant (projet) — orientées vers une fin anti-entropique (reproduction) et soumise à l'épreuve de l'après-coup (sélection).

Il ne faut pas se précipiter à dire que ce temps biologique et téléologique n'est pas physique car il est bien construit sur la temporalité classique tout comme celle-ci est construite sur la temporalité quantique. S'il n’est pas dérivable des trois autres temps, il émerge dans une strate propre — biologique, historique, existentielle. Il produit sa propre temporalité (ou plutôt ses différentes temporalités) et habite son espace vital (qui n'est pas seulement euclidien), auto-entretient la biosphère et son écologie qui sont aussi des dimensions physiques, matérielles, tout autant que l'espace et le temps.

Comme on l'a vu, le vivant est intégré dans le temps entropique : il a besoin d'énergie pour son homéostasie et sa reproduction, il dépense le capital d’entropie issu des étoiles pour mettre en œuvre des finalités locales (anti-entropiques). Enfin, il n'y a pas besoin d'insister sur le fait que la vie partage aussi le caractère dialectique de l'entropie en ce que la  vie se nourrit de la mort comme les effondrements écologiques peuvent être le terreau d'un renouveau supérieur - après un temps physique très long d'évolution et de reconstruction...

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