C'est quelque chose que savent bien les artisans comme les militaires, rien ne se passe jamais comme prévu, il faut corriger le tir sans cesse, redresser la barre, réparer les dégâts. C'est bien aussi ce qu'implique la dialectique et qu'au moment où l'on croit avoir tout gagné, on a tout perdu - ce que Clausewitz appelle "le point culminant" exposé à un retour de flamme fatal.
Il n'y a pas que les fous et les ignorants qui tombent dans le panneau. Un être aussi exceptionnel que Périclès qui avait tant fait pour le rayonnement d'Athènes causera sa perte en voulant imposer la rançon de sa force militaire à ses alliés de la ligue de Delos, suscitant une coalition autour de Sparte qui aura raison de l'ancien hégémon. Ce n'est qu'un exemple parmi des myriades qui ne vaut d'être rappelé qu'en vertu de l'excellence de celui qui a mené à ce désastre, illustrant qu'il n'y a pas de gouvernement des sages qui vaille et permettrait d'échapper à cette dialectique où l'assurance donnée par son bon droit et la réussite précédente va trop loin, teste les limites et finit par se mesurer à plus fort que soi.
La limite, en effet, n'est pas donnée d'avance et passerait pour un abandon avant de la transgresser pour les meilleures raisons du monde. Ainsi, et tout aussi justifiées que soient écologie et féminisme, leurs excès à devenir police du langage ont provoqué le retour de bâton qu'on connaît d'une réaction dite "anti-woke". Il faut en passer par la défaite et devant la tournure des événements, il y a bien de quoi désespérer mais nos ennemis non plus ne sont pas au bout de leurs déconvenues et d'un nouveau retournement.
Non, décidément rien n'est simple et s'il faut bien se projeter dans le futur, cela devrait être avec la plus grande prudence, en se préparant à changer ses convictions plutôt qu'une réalité qui nous dément violemment. Ce n'est pas du tout ce que les réactions anti-rationnelles (actuelles ou habituelles) sont prêtes à entendre, se précipitant avec enthousiasme vers des chimères qui ne peuvent rien donner d'autre qu'un chaos destructeur qui les emportera. Il est malgré tout étrange qu'on puisse s'émouvoir d'être entrés soudainement dans l'ère de la post-vérité comme si cela n'avait pas été le cas depuis l'origine et nos mythes fantastiques ou religions dogmatiques. Les religions étant devenues affaire personnelle, le droit de choisir la sienne s'étend démocratiquement au droit de choisir sa vérité, sa version des faits jusqu'aux plus délirantes et anti-scientifiques.
Quoiqu'on prétende, il y a effectivement incompatibilité entre les religions et les sciences, construites justement pour échapper à nos croyances par l'expérience, et donc insensibles à leurs remises en cause idéologiques pour leur prétendue corruption et parti pris politique ou sociologique. Cela nous assure du moins que les mouvements réactionnaires n'ont pas d'avenir en dehors d'une période de correction, mais non sans avoir le temps de provoquer bien des ravages avant que leur fausseté ne devienne flagrante pour tous (plus jamais ça) et qu'on revienne enfin à la raison, reprenant la voie du progrès (ONU). Car le problème n'est pas la vérité sur laquelle on ne peut s'accorder mais le réel sur lequel on se cogne. La question n'est pas celle de la "vérité" proclamée, comme l'imaginent tous les idéalismes, ni d'ailleurs l'existence d'un supposé progressisme subjectif s'attaquant aux identités traditionnelles (patriarcales), la question est celle d'un réel indéboulonnable qui nous échappe toujours, en particulier le progrès technique, et il n'y a pas de post-réel comme l'apprennent à leurs dépens toutes les utopies et comme on devrait en avoir une nouvelle fois la démonstration.
Le juge suprême est à chaque fois la pratique, ses effets après-coup avec les réactions suscitées, et non ses bonnes intentions initiales. Les hautes aspirations et grandes idées peuvent être productives pour guider l'action mais ne sont pas aussi déterminantes qu'on le voudrait, le volontarisme s'y cassant régulièrement les dents. Seule compte à la fin la puissance matérielle qui se mesure notamment dans les guerres, aujourd'hui technologiques. En effet, bien que devant se traduire matériellement, il est clair que la puissance civilisationnelle n'est pas seulement quantitative mais dépend de plus en plus de la connaissance, de la liberté, du Droit, de la Justice et de la morale qui ne sont pas de pures idées mais un réel effectif, productif.
Les moralistes eux-mêmes ne croient pas au réel de la morale, qu'il faut inculquer impérativement aux enfants et toujours menacée de disparition par notre égoïsme fondamental, alors que la morale et la réciprocité sont aussi réelles que la logique qui n'a pas besoin de notre assentiment pour s'imposer. Ce réel est la seule raison du progrès social, non pas nos valeurs personnelles ni notre combativité, et ce qui donne espoir qu'il ne puisse être définitivement vaincu. La main invisible qui permet d'attendre de notre boucher un traitement équitable n'a rien de mystérieuse, n'étant que la réputation, c'est-à-dire l'appartenance à la société locale et la confiance nécessaire de consommateurs libres de choisir ses commerçants, condition de la reproduction. Certes, la morale a beau être incontournable, on sait bien qu'elle n'a pas immédiatement force de loi, laissant la conscience malheureuse face à l'injustice du monde qu'elle dénonce vainement. De même la liberté paraît une faiblesse face à des puissances hostiles, ne révélant souvent toute sa force qu'après la défaite qui seule justifie la mobilisation de tous et une militarisation forcée pour reconquérir sa liberté (comme l'Europe se renforce par l'agression russe sans laquelle elle aurait pu éclater). C'est le réel qui décide à chaque fois, pas d'obscurs complots ou volontés mauvaises. Il ne sert à rien de se faire moralisateur et vouloir crier plus fort que les autres quand il faudrait faire appel à la raison ou plutôt attendre qu'elle ait raison des illusions mortifères qui occupent le devant de la scène. C'est seulement alors que la morale et la liberté s'imposeront à nouveau dans l'Etat de Droit retrouvé (puisque c'est bien lui, l'universel effectif, que l'idéologie combat).
Cette confiance relative dans un après-guerre n'est pas dire que tout se passera bien, "comme prévu", sans grosses surprises ni le risque de se retrouver soudain du mauvais côté. Il faut se garder d'un excès d'optimisme au nom d'une histoire millénaire dont on ne retiendrait que les réalisations et non tous les massacres qui l'ont jalonnée. Reconnaître le caractère inéluctable du négatif et de destructions créatrices ne suffit pas à consoler des dommages subis ni assurer d'une bonne fin qui reste seulement probable après les confrontations. De toutes façons, même si on peut déceler de grandes tendances, le stade suivant est incalculable tant il dépend de variables multiples et de leurs interactions. Quand on parle du réel, on devrait effectivement parler plutôt de réels pluriels aux temporalités différentes et aux interactions imprévisibles, ne pouvant modifier que partiellement l'organisation précédente mais sur de nombreux plans et perturbant des cycles qu'elles accélèrent ensuite dans un nouvel ordre plus stable pour un temps car mieux adapté à la nouvelle économie planétaire.
Là encore, ce n'est pas du tout l'idée qui décide, ce n'est pas ce qu'on voulait, et souvent son contraire, à l'issue d'un processus contradictoire. On pourrait parler comme Hegel d'Esprit et de son développement, si ce n'était trop personnaliser cette évolution qui commence aux premières formes de vie mais reste si inhumaine à n'avoir rien de divin ni d'unifiée dans sa sélection implacable. Surtout, ses progrès cognitifs et en complexité ont permis de se reproduire bien au-delà des ressources écologiques disponibles de toute la biosphère. On sait comment cela se termine dans la nature, savoir si on saura s'en sortir par la conscience qu'on en a est beaucoup moins sûr dans notre actualité, même si on devrait quand même y être obligé à la toute fin...
Non seulement il y a donc une indétermination fondamentale des événements et du devenir mais pour ajouter à la difficulté, et comme on le sait depuis Socrate, le pire ce n'est pas l'ignorance mais les faux savoirs et fausses croyances, ce qui est autrement vexant, limitant encore plus ce qu'on peut dire ou espérer et qui ne sera pas de toutes façons ce qui arrivera, ou alors autrement (il est frappant comme les découvertes scientifiques sont toujours très différentes de ce qu'on imaginait). Il faut le redire, le problème n'est pas la vérité mais le réel et qu'il n'y a pas de post-réel, de paradis où il ne se passerait plus rien.
On prétendra qu'on préférait quand même les temps plus tranquilles d'avant, mais ce n'est même pas vrai, c'était un temps d'ennui, de ressentiments, de colères, de fuites dans l'irrationnel et d'aliénations. L'histoire continue par son mauvais côté, nous remet à notre place et nous prend à revers, comme toujours. Ce monde dont nous sommes le produit, et qui ne peut pas nous être totalement étranger, n'est pas pour autant fait pour nous, pour nous faire plaisir, il reste en grande partie inhumain en dépit de toutes les avancées de la civilisation et du Droit - qu'une catastrophe cosmique peut détruire en un souffle, sans parler d'autres catastrophes naturelles ou humaines.
Il faut quand même mettre un bémol : ne pas tout savoir ne signifie pas ne rien savoir du tout, encore moins ne rien faire. Le paradoxe, c'est que cette part d'imprévisibilité du réel et de collisions entre trajectoires indépendantes, n'empêche pas du tout de faire des prévisions car elles restent vitales malgré leur côté purement hypothétique. Parier sur les probabilités est largement gagnant, on le vérifie tous les jours en dehors de moments de basculement et de phénomènes extrêmes. C'est sur ce paradoxe que le vivant s'est construit, la sélection des organismes les plus durables doit être considérée comme la mémoire génétique du réel qu'ils ont traversé et des stratégies ayant permis de surmonter jusqu'ici l'entropie universelle par la reproduction - sans pouvoir empêcher que l'organisme lui-même voire l'espèce finissent toujours par y succomber. L'évolution, elle, continue. Il n'est pas question d'arrêter de prédire la suite quand, de l'ADN jusqu'aux IA génératives, il ne s'agit jamais que de prédire le coup suivant pour y répondre, cela alors même qu'il n'y a pas de prévision certaine (seul le vivant fait des erreurs). Le plus probable, en effet, suffit le plus souvent même s'il faut toujours s'adapter au résultat. Le paradoxe, c'est que l'incertitude du monde est le fondement de l'information, incertitude sans laquelle l'information n'aurait pas de sens mais si l'information réduit bien l'incertitude, elle ne peut la supprimer - tout comme le vivant surmonte activement l'entropie sans la faire disparaître.
Il y a cependant des moments où tout s'accélère, des situations inédites ou qui dépassent notre petite personne sans qu'on puisse savoir comment se résoudra la crise, sans qu'on puisse arrêter la marée montante de l'alliance des salauds et des crétins, ni croire pouvoir éveiller les esprits fascinés par des promesses intenables avant qu'elles ne se fracassent sur la réalité. Il faut s'attendre encore à l'imprévu et peut-être à tout perdre dans la tempête en priant pour de meilleurs jours, sûr en tout cas que ça ne se passera pas non plus comme prévu pour les ennemis de la science et de la justice, leur temps est compté qui sera de toutes façons trop long et n'était pas du tout ce qu'on prévoyait. Il nous reste beaucoup à apprendre et à refaire.