Le début de l’Histoire

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Quand on cherche une origine historique, on en trouve toujours des ébauches ou préfigurations longtemps avant. C'est sans doute différent avec Sumer qui est bien par définition l'origine de l'Histoire en étant à l'origine de l'écriture et donc des premiers documents écrits. Même si l'écriture elle-même avait des précurseurs (sceaux, "chiffres"), la constitution d'archives écrites rend indéniable le fait que "l'Histoire commence à Sumer". Cela ne doit pas pour autant nous faire croire que TOUT commence à Sumer, ce qu'on peut être tenté de penser devant cette civilisation incroyable qui semble avoir tout inventé ("Depuis ce jour, plus rien ne fut inventé" dit Bérose) et un peuple mystérieux surgissant de nulle part, dont la langue est si éloignée de celles de la région qu'ils ont pu passer pour des extraterrestres !

Pourtant il y avait, juste avant, la culture de Obeïd, mais encore trop mal connue bien qu'ayant initié une urbanisation déjà assez avancée comportant irrigation, temples et palais, notamment à Eridu ou Uruk, avec un développement de la richesse, de l'artisanat et des inégalités, au point qu'il n'apparaît nul besoin d'aller chercher un peuple supérieur venu d'ailleurs (bien incapable de dire d'où). C'est ce que confirment les analyses génétiques des sépultures de la région, témoignant d'une grande diversité d'origines, d'un melting pot de populations plus ou moins éloignées au lieu d'une race nouvelle tombée du ciel. On aurait donc affaire plutôt à un mélange de toutes sortes d'immigrés, de toutes les couleurs, population bigarrée combinant tous les talents. Reste l’énigme de la langue [Cela m'a fait imaginer que la langue sumérienne, langue agglutinante isolée, très primitive au début, voire phonétique et privilégiant les voyelles, pourrait être un "pidgin", langue d'immigrés improvisée pour se comprendre entre différentes populations (y compris de l'Indus) aux langues très différentes - hypothèse gratuite car je n'ai là-dessus aucune compétence]. Il ne faut pas trop idéaliser cette civilisation originelle mais c'est une leçon qui se répétera dans l'histoire que les pays les plus puissants et progressistes sont les plus ouverts et mélangés.

Rappelons que le premier temple monumental que nous connaissons, à Göbekli Tepe dans le sud de la Turquie, date de la fin de la dernière glaciation (glaciation de Würm), vers -10 000 ans avant notre ère. On y trouve déjà des petites maisons enterrées qu'on retrouvera dans les premiers villages. Ces temples étaient des lieux de rassemblement annuels pour des chasseurs cueilleurs semi-nomades consommateurs de céréales, pouvant même en semer les meilleurs grains bien avant de se sédentariser et de basculer dans un nouveau système de production agricole. Plus de deux millénaires après, à Çatal Hüyük (en Turquie aussi), une des plus ancienne ville connue, constituée vers -7500 de petite maisons accolées où l'on entrait par le toit, regroupait des habitants vivant encore largement de cueillettes et de chasses avant d'abriter jusqu'à 8000 personnes grâce à la culture de plus en plus de plantes domestiques (blé, avoine).

A cette époque de réchauffement, le golfe persique qui était une vaste plaine fertile traversée par le Tigre et l'Euphrate au temps de la dernière glaciation, commence à être inondé à mesure que la mer monte jusque vers son niveau actuel entre -7500 et -6000 ans, ce qui poussera les populations du Golfe connectées à la vallée de l'Indus à migrer vers le nord jusqu'à Eridu, véritables réfugiés climatiques. Par ailleurs, cette montée des eaux aurait provoqué, vers -5600 av. J.-C, la rupture du Bosphore provoquant une brutale inondation de la Mer Noire (Great Flood ou déluge?) remontant en quelques années de 150 mètres. Cette catastrophe a entraîné un déplacement des populations agricoles qui étaient assez denses aux bords de la Mer Noire, constituant une nouvelle vague d'immigration vers le sud de la Mésopotamie où se développent progressivement les villages caractéristiques de la culture d’Obeïd.

On a le décor de cette période d'Obeïd en Mésopotamie (-6500 à -3750 av. J.-C), lieu de migrations multiples de populations nouvelles et qui commence avec l’optimum climatique de l’Holocène amenant dans ces anciennes régions désertiques un climat humide favorisant la colonisation agricole de ces terres devenues marécageuses. Cependant, tout aussi important, vers 5000-4000 av. J.-C. commence une nouvelle période aride qui pousse au développement de techniques d’irrigation plus élaborées dont l'efficacité permettra une véritable explosion démographique. La gestion et l'entretien des canaux appelant un pouvoir hiérarchique centralisé, l’augmentation de la production agricole et l’essor du commerce entraîneront aussi l’apparition de classes sociales différenciées (prêtres, artisans, agriculteurs, élites locales).

Les centres urbains pouvaient alors comporter plusieurs milliers d’habitants, avec des temples, des constructions en briques et des routes pavées. Depuis la période charnière d’Uruk (4000-3100 av. J.-C.), ville de Gilgamesh qui a pu compter plus de 30 000 habitants, toutes les conditions étaient réunies pour l'essor des cités-États sumériennes dirigées par un Roi-prêtre divinisé. L’héritage d’Obeïd y sera considérable que ce soit dans l’irrigation, l’urbanisme ou les structures sociales et religieuses. De nombreuses techniques artisanales y avaient été développées antérieurement (cuivre, céramique) et des relations commerciales intensives entretenues avec des régions lointaines. C'est à cette époque qu'apparaissent des murailles d'enceinte et des représentations de batailles, de véritables armées se substituant aux milices locales. Il y a eu cependant à partir de -3100 une disparition de la ville pendant plus d'un siècle, sans doute inondée, les tablettes listant les rois d'avant le déluge dans la continuité de ceux d'après qui ont repris le flambeau.

Si, effectivement, on peut dire que tout était déjà en place, ce qui étonne malgré tout dans l'essor de la civilisation sumérienne ensuite, c'est qu'à partir de ce moment on a assisté à une accélération technique considérable menant à des travaux gigantesques, avec une organisation de l'espace rigoureuse pour l'entretien des canaux, la construction de ziggourats (pyramides à degrés), de murailles épaisses et de palais immenses. La richesse de la société, avec sa hiérarchisation exacerbée, précédera en fait l'écriture comptable, devenue nécessaire aux échanges, mais dont la généralisation ensuite donnera une nouvelle impulsion décisive au développement économique et historique.

Cependant, il semble qu'on peut imputer le dynamisme économique et culturel de ce début de l'Histoire (de l'écriture) en partie au moins aux guerres incessantes dès lors entre cités devenues capables de financer des armées - compétition favorisant les innovations comme entre les cités grecques plus tard ou plus près de nous, entre les cités italiennes de la Renaissance ou les guerres européennes. Les guerres ont toujours été des accélérateurs de progrès et elles semblent une conséquence incontournable du développement (inégal) de la richesse et de la puissance économique pour finir immanquablement en empires (au Droit du plus fort).

Au-delà de cette pression militaire, l'autre enseignement qu'on peut sans doute tirer du début de l'Histoire, et qu'on retrouve à d'autres époques progressistes, c'est la caractéristique des capitales d'empire d'être des villes cosmopolites, villes d'immigration, de "têtes noires" comme s'appelaient les sumériens, des nouvelles Babylone quoi à chaque fois. Athènes, Alexandrie, Rome, Bagdad, Constantinople, New York : toutes ces mégapoles, foyers de créativité et de progrès, ont été des lieux de métissage. Et certes, malgré l'avantage qu'il procure, ce n'est pas d'hier que le cosmopolitisme a toujours déplu aux locaux et croyants de tout poils, nostalgiques d'une société unifiée, communautaire, c'est-à-dire totalitaire et théocratique, ce qu'un empire réunissant de multiples peuples et religions ne peut plus être. C'est la puissance technique qui fait loi contre les lois divines ou communautaires qui doivent s'y plier. La dynamique de l'empire est celle de la globalisation - accompagnant cette fois la globalisation numérique - effaçant les identités locales devenues folkloriques.

Il est justement tout aussi intéressant de voir que chaque cité était obligée de se différencier des cités voisines par son dieu tutélaire (sorte de totem), alors même que leur population n'est pas du tout homogène, pure convention identitaire d'appartenance et de soumission au Roi-prêtre, pas du tout l'expression de l'âme d'un peuple, de sa culture ou de ses croyances originaires mais, comme l'a montré Lévi-Strauss, reprenant simplement les mythes ou religions voisines en inversant au moins un terme valant opposition politique (narcissisme de la petite différence).

Cela montre qu'il n'y a pas d'essence ni identité originaire, c'est bien toujours la pression du milieu (écologique, économique, technique, militaire, institutionnel) qui nous détermine, détermine notre essence, nos pratiques ou croyances, et oriente l'évolution, devenue évolution technique comme puissance matérielle. Nous ne sommes pas tant liés par des liens de sang et notre passé que par les défis de notre situation actuelle, les impératifs de survie et la préservation de l'avenir. Pour le passé, c'est fini, et ne reviendra pas.


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1 réflexion au sujet de « Le début de l’Histoire »

  1. Si le début de l'Histoire (de l'écriture) peut être localisé très précisément à Uruk, cela ne veut pas dire que la civilisation sumérienne était isolée mais, comme on l'a vu, elle brassait de nombreuses populations néolithiques alentour, de la Mer noire à la vallée de l'Indus, en particulier les territoires en bordure du golfe persique comme l'Élam (Suse) qui était très connecté à la Mésopotamie. En dehors du pays élamite, plus à l'Est, à l'intérieur des terres du plateau iranien, il y avait aussi la civilisation de Jiroft qui servait de centre commercial entre la Mésopotamie et l'Indus. On dit qu'elle pouvait correspondre à la mythique Aratta et qu'elle pourrait disputer l'antériorité de l'écriture aux sumériens (bien que ce soit douteux et plutôt postérieur).

    En tout cas, ce qui est frappant, c'est le rôle de cette région dans l'essor des civilisations alors que le plateau iranien aurait déjà été, certes très très longtemps avant, le lieu d'incubation de toute l'humanité qui s'est répandue ensuite hors de l'Afrique. Ce n'est pas seulement que c'était un passage obligé pour aller sur les autres continents, mais un groupe assez restreint, quelques milliers de Sapiens, serait resté plus de 20 000 ans sur ce plateau fertile, s'adaptant à un climat plus froid avant d'affronter des latitudes plus rigoureuses. Ce serait aussi dans cette période qu'il y aurait eu quelques croisements avec Néandertal dont tous les humains hors d'Afrique héritent de 2% du génome. Comme cette population originelle était arrivée il y a 80-70 000 ans avant de commencer à coloniser le monde entier à partir de 60-50 000 ans, c'est quand même trop éloigné dans le temps mais n'empêche pas qu'il en reste des traces génétiques actuelles, de quoi s'étonner que cette position géographique de plaque tournante soit restée si importante à différents moments cruciaux de l'évolution.

    https://www.nature.com/articles/s41467-024-46161-7

    https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/homme-on-sait-alle-homo-sapiens-apres-avoir-quitte-afrique-105515/

    Une autre étude génétique très récente (11 mars 2025) fait remonter le langage moderne (narratif) à 135 000 ans et aux populations Khoisan (ou San) encore présents en Afrique du sud mais qui seraient originaires du Nord-Est, sans doute d'Ethiopie. Cette période coïncide avec un interglaciaire de 130 000 à 115 000 ans avant un retour de la glaciation (Würm). Les auteurs soulignent que les comportements symboliques (comme les pratiques funéraires) n'apparaissent dans les découvertes archéologiques qu'autour de 100 000 ans mais il faut ajouter qu'on n'observe aussi une baisse de testostérone visible dans le menton qu'à partir de 80 000 ans, ce qui permettait des groupes plus nombreux et donc des cultures plus complexes.

    Enfin, il faut noter l'impact de l'éruption du Mont Toba il y a 73 000 ans avec une aggravation du refroidissement. Tout ceci nous mène à la sortie d'Afrique en Iran, comme on l'a vu, puis au reste du monde avec le réchauffement d'il y a 55 000 ans, la langue mère ayant été datée de 60 000 ans par des méthodes linguistiques et la révolution du paléolithique supérieur de 50 000 ans, cela paraît assez cohérent. Il faudra attendre ensuite la fin de la dernière glaciation, qui reprend entre 30 000 et 13 000 ans, pour laisser place au Néolithique et aux débuts de la civilisation. Si on parle en dizaines de milliers d'années, cela parait malgré tout assez rapide et pas aussi ancien qu'on pouvait le penser.

    https://www.frontiersin.org/journals/psychology/articles/10.3389/fpsyg.2025.1503900/full

    https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/homme-scientifiques-remontent-origines-langage-font-revelation-etonnante-120490/

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