Alors que nous vivons une des plus grandes ruptures avec l'unification du monde (aussi bien climatique, économique, pandémique, technologique) à laquelle s'ajoute l'arrivée de l'Intelligence Artificielle qui bouscule l'ordre ancien, nous nous trouvons devant le plus grand danger avec la violente résistance à cette mondialisation qui suscite la crispation des peuples sur leurs cultures traditionnelles dépassées, tout habités de leurs récits héroïques, si ce n'est de leurs vieux rêves de domination. L'actualité voit se déchaîner guerres et répressions sanglantes qu'on imaginait d'un autre âge. Cela peut d'autant plus nous mener au pire que ces conflits nous empêchent de faire face à une catastrophe climatique en avance sur son calendrier. Alors qu'on connaît de mieux en mieux les dangers du réchauffement que nous continuons à entretenir, et qu'on a incontestablement les moyens techniques de l'inverser, ce sont de vieilles pratiques et croyances obsolètes qui rejettent l'unification du monde et un état de Droit dénoncé comme un droit impérial attentatoire à leur souveraineté (de faire la guerre à leurs voisins et de réprimer leur population!).
Il n'y a pourtant pas le choix et les empires (ou les nations comme la France) ont depuis longtemps montré leur capacité à unifier des peuples disparates. Cela n'a donc rien d'aussi extraordinaire que voudrait nous le faire croire l'anthropologie réactionnaire refusant l'évolution, notamment deux des évolutions les plus importantes, la mondialisation et la libération des femmes, rejetées au nom du caractère "universel" de la xénophobie (du racisme) comme de la domination masculine - effectivement incontestable jusqu'ici bien que sous des formes plus ou moins marquées mais qui a surtout perdu sa base matérielle, les différences biologiques étant largement atténuées dans nos sociétés hyper-développés par rapport aux sociétés traditionnelles (patriarcales). Que ce soit à l'évidence bouleversant par rapport au monde d'avant, n'implique pas que cela outrepasserait nos capacités d'adaptation, seulement que ce ne sera pas facile, que les résistances seront fortes et qu'on ne pourra éviter les troubles pendant une assez longue période sans doute.
Un peu comme dans les années trente, la conception de l'Homme bousculée par les avancées de la techno-science est donc redevenue un enjeu vital, les idéologies identitaires, xénophobes, exterminatrices se revendiquant à nouveau d'une "anthropologie philosophique" pour justifier leur défense d'une nature humaine originelle menacée par le progrès. En effet, contrairement à l'anthropologie qui se contente de décrire les sociétés humaines et leurs régularités ou différences depuis la préhistoire, l'anthropologie philosophique se fait normative à prétendre aller au fond des choses, expliquer les spécificités de l'espèce, en tirer une essence humaine qu'il ne faudrait surtout pas transgresser. Cette essence humaine dessinée par l'anthropologie est habituellement invoquée par tous les conservatismes mais l'anthropologie marxiste sera tout autant normative, faisant de nous des travailleurs aliénés devant retrouver leur véritable nature sociale.
En fait, il y a eu une montée continuelle de l'anthropologie philosophique depuis Rousseau et Kant jusqu'à la seconde guerre mondiale. Ce n'est pas pour rien qu'on a pu considérer Être et Temps comme une anthropologie philosophique malgré les protestations de Heidegger, sa phénoménologie de l'existence humaine ayant subi dans ces années là, entre autres, l'influence de Max Scheler, qui est justement considéré comme le fondateur de l'anthropologie philosophique en tant que discipline distincte (bien que dans le sillage de Nietzsche), cherchant à comprendre la nature de l'homme dans ses dimensions émotionnelles, intellectuelles et éthiques. Si, pour Kojève, l'importance d'Être et Temps résidait dans son anthropologie philosophique (être-pour-la-mort) interprêtée à la lumière de la phénoménologie hégélienne, c'est aussi qu'il ramenait "l'Esprit" hégélien à "l'Homme", se réclamant lui aussi d'une "nature" de l'Homme, même si c'est l'anti-nature du négatif, de l'action et du travail, cette anti-nature rejoignant finalement le mythe d'Epiméthée d'un homme démuni de tout et qui doit se créer soi-même comme le proclamait Pic de la Mirandole. Les élèves de Max Scheler reprendront ce thème en parlant, pour Helmuth Plessner (1892-1985), de l'excentricité de l'homme par rapport à la nature, nous délivrant ainsi du déterminisme naturel, alors que (le nazi) Arnold Gehlen (1904-1976) ramènera cette excentricité à un déficit organique devant être compensé par la culture.
Dans "Les structures fondamentales des sociétés humaines" qui vient de paraître, Bernard Lahire, appelle l'altricialité cette dépendance originelle des enfants aux adultes (devant être nourris et formés par une longue éducation culturelle). C'est ce qu'on appelait jusqu'ici la néoténie, notre prématuration nous destinant à l'apprentissage et nous dotant d'une grande adaptabilité qui compense notre défaut d'adaptation innée, mais cette dépendance se prolonge bien au-delà de la petite enfance. Dire que ce pouvoir de l'adulte sur l'enfant expliquerait toutes les dominations est cependant un peu court. Les dominations sont très diverses, présentes dans de nombreuses espèces et, surtout, dépendantes des circonstances, relevant généralement de contraintes objectives. On peut tout au plus dire que cela implique une capacité à suivre une loi, obéir à un ordre, agir collectivement et ne pas être aussi indomptable qu'un cheval sauvage impropre à la domestication ou la vie en société puisque ne pouvant contrôler ses instincts (raison pour laquelle la baisse de la testostérone a été nécessaire à des groupes humains plus nombreux).
Il ne s'agit pas de disqualifier la recherche d'universaux ancrés dans la biologie que Bernard Lahire a raison de tenter mais on ne peut ignorer que la sociobiologie en avait déjà montré tous les dangers, rappelant les dérives du racisme prétendument scientifique et du darwinisme social de Spencer. Il y a certainement des lois où les mêmes causes produisent les mêmes effets, cela n'en fait pas une loi de l'espèce, seulement d'une situation particulière, d'un champ social et d'un stade (pré)historique adapté à ses conditions de reproduction. On ne peut contester non plus la pertinence de traiter des sujets qui agitent la société actuelle, mais, tout de même, il faut dénoncer la prétention de justifier par leur ancienneté à la fois le rejet de l'autre et le patriarcat au moment où ils ne sont plus tenables et alimentent l'extrême-droite. Pour cette anthropologie traditionaliste, tout progrès, toute innovation, tout changement apparaît comme une perversion. Cette naturalité prétendue n'est en rien nouvelle mais ne tient pas compte de son caractère obsolète dans notre mondialisation effective, de ce qui les remet en cause matériellement et en fait justement des sujets de polémique - polémique qui n'est qu'un refus de l'évolution. Ne pas le souligner est une faute, c'est encourager les passions identitaires les plus mortifères. Il est certes utile de ne pas faire l'ange et d'admettre un racisme "naturel" très partagé plutôt que de traiter les racistes de monstres, mais reconnaître mon racisme spontané, non réfléchi, devant la différence et l'étrangeté, cela doit servir désormais à en dépasser l'archaïsme dans notre monde globalisé, le raisonner avant d'apprendre à se connaître et s'apprécier, comme on ne doit pas céder à nos mouvements de violence spontanés, principe de l'éducation.
Le problème de fond reste celui de toute anthropologie philosophique, d'une définition de l'Homme fixiste et comme donnée d'avance pour l'éternité alors que les hommes changent sous la pression de l'évolution générale, même si on ne peut absolument pas changer les hommes à notre guise, en faire des "hommes nouveaux" hors-sol. Encore une fois, il faut réintroduire la causalité extérieure par une "évolution créatrice" (par sélection après-coup) au lieu du développement d'une essence préalable comme d'une graine à la plante. Et certes, notre expérience est bien que les chiens ne font pas des chats, qu'il y a un développement biologique prévisible où le processus de l'évolution disparaît à nos yeux dans le résultat individuel - même si souvent l'ontogenèse reproduit la phylogenèse, ce qui est la marque d'une sculpture de l'organisme par le milieu et son histoire, mais si un mammifère terrestre s'est transformé en baleine, ce n'est pas par une prédisposition à nager comme un poisson ! Cela, on peut le dire pour notre propre évolution qui ne vient pas de nos qualités préalables mais d'une dure sélection (goulot d'étranglement) orientant notre adaptation dans les périodes difficiles après de longues stagnations dans les climats plus propices.
On ne peut faire, en tout cas, comme si nous n'étions pas dans un tout autre environnement que les populations primitives aussi bien que les civilisation agricoles ou industrielles, celui d'une nouvelle ère technologique et de réseaux mondialisés. Les "invariants" qui se mettent à varier posent la question de ce qui était leurs causes antérieures, en même temps que celle des changements qui les remettent en cause. On peut ainsi se poser légitimement la question de la permanence de la religion (des mythes, du sacré) qui pour Maurice Godelier est toujours au fondement des sociétés, ce qui avait forcément sa nécessité. Sauf qu'on ne choisit pas sa religion, il faut y croire, ce qui devient impossible, la science contredisant systématiquement leurs fariboles. Il faudra bien s'y faire, un récit commun restant sans doute indispensable, voire plusieurs, s'appuyant sur la science cette fois ? Par contre, ce qui ne semble pas devoir beaucoup changer encore, c'est la force de la dette ?
On constate bien des constantes dans les sociétés humaines précédentes, certaines très désagréables comme les guerres, les dominations notamment masculines, le racisme et la xénophobie, d'autres plus positives comme la morale et la solidarité qui en constituent la contrepartie (un peu comme l'ocytocine combinant attachement et agressivité). Ce qui ne va pas, c'est de prendre les choses à l'envers en partant du résultat au lieu de ce qui l'a sélectionné. Ainsi, les positions essentialistes qui partent du nouveau-né dans son inachèvement, donnent des raisonnements absurdes où l'enfant est décrit tel qu'il apparaît, nu, fragile, prématuré, incomplet et devant, à cause de cela, se vêtir, travailler, s'intégrer à une culture. Dans la réalité, c'est tout le contraire : l'évolution précède l'individu qui en est le produit. Il faudrait plutôt dire que la culture a formé le parlêtre qu'il lui fallait, dans sa nudité et flexibilité grâce à son gros cerveau. On parle comme si ce petit homme devait tout inventer en venant au monde, alors que tout doit être appris, jusqu'à nos désirs, soumis aux modes du moment. Il n'y a pas d'abord ce merveilleux animal libéré de la nature, self made man devant se créer lui-même comme un dieu, mais une personne déjà intégrée dans une famille, une culture, un monde technique qu'il doit apprendre à maîtriser. De même, on s'interroge vainement sur nos besoins ou notre épanouissement alors que l'histoire montre qu'on peut tout supporter quand on y est obligé, aussi bien l'esclavage que la misère la plus noire, la maladie, la vieillesse la plus absurde. La seule limite est celle de la folie qui sort du jeu (mais n'est pas volontaire) ou du suicide (mais qui reste très rare : mieux vaut souffrir que mourir). Sinon il ne nous reste, en dépit de nos protestations impuissantes, qu'à nous adapter à la cruelle réalité d'un monde que nous n'avons pas choisi et d'une vie qui se termine toujours mal.
Il faut ajouter que les Grands Modèles de Langage ont permis de radicaliser ce que déjà la sociologie et l'ethnologie avaient mis en évidence : qu'on n'est pas seulement en permanence dans l'imitation mais dans une parole répétitive, normative. Ce n'est pas nous qui avons inventé ces modèles imitant nos réseaux de neurones et notre fonctionnement. Ils n'ont atteint les performances actuelles qu'après beaucoup d'essais/erreurs infructueux, l'expérience éliminant les voies sans issue. Ce n'est pas le génie humain mais le réel qui s'impose par le résultat, comme toute logique qui n'a rien de subjectif. En tout cas, ce mécanisme langagier probabiliste de projection de ce qu'on doit dire est sans doute ce qui nous caractérise le plus, lié au langage narratif mais aussi à l'origine des mythes, de la pensée de groupe et de toute notre irrationalité dont il n'y a rien à attendre de bon.
Dans une situation qui est en train de se transformer radicalement, d'un côté la question même de l'anthropologie philosophique, de ce que serait l'Homme, perd une partie de son intérêt, ramenée à sa contingence, alors que l'essentiel, depuis que les Intelligences Artificielles nous dament le pion, semble plutôt le progrès cognitif des sciences et des agents conversationnels auxquels il faudra bien s'adapter. Nous ne faisons que suivre, comme toujours. D'un autre côté, il est bien possible que le "putain de facteur humain" et notre indécrottable connerie congénitale fasse exploser ce rêve technologique, les arriérés innombrables de nos "contemporains" s'imaginant pouvoir arrêter le temps, agrippés à des passés révolus et prêts à de nouvelles guerres identitaires de purification. Les massacres qui ont été si répandues depuis la préhistoire - que ce soit dans la Bible, les guerres entre Grecs et jusqu'aux génocides modernes - sont effectivement un véritable marqueur de notre humanité !
La demande partout d'autorité et de leaders charismatiques, succédant aux luttes d'émancipation, n'a effectivement rien de rassurante dans notre actualité même si ce n'est que partie remise. La question à poser à l'anthropologie est là, à laquelle elle ne peut pas répondre, de savoir non pas si nous pourrons éviter la catastrophe, quand le monde est déjà à feu et à sang, mais au bout de combien de temps, à quel niveau de destructions et d'horreurs faudra-t-il arriver pour que tous les peuples acceptent le nouvel ordre mondial et l'Etat universel en formation (notamment avec l'ONU et ses agences) pour entamer la transition écologique ? Il faudra sans doute que nous-mêmes subissions la défaite avant de reprendre le dessus sur d'autres bases, moins idéologiques, et d'abandonner, y compris à gauche, la crispation sur un passé idéalisé et l'illusion de souveraineté. Ce qui se joue, dans cette dure loi de l'évolution, ce n'est pas le conflit des civilisations mais la force des nouveaux outils numériques aux mains de la jeunesse et des femmes opprimées, joints aux urgences climatiques et à tous les enjeux planétaires, contre des croyances et civilisations souvent multi-millénaires mais qui ne sont plus viables, même si beaucoup y tiennent encore plus qu'à leur vie. Le moment est historique de ce décalage temporel lourd de conséquences pour notre futur, du combat de l'obscurantisme traditionnel, ou révolutionnaire, contre le progrès rationnel et les nécessités vitales exigeant des mesures immédiates, temps d'adaptation qui n'est pas graduel et insensible mais précipité et brutal. Cela ne nous promet aucune fin de l'histoire paradisiaque, seulement un nouvel ordre international après-guerre, dans un monde hyperconnecté et interdépendant, confronté à des défis considérables en même temps qu'une accélération technologique et une révolution anthropologique que personne ne peut maîtriser.