Même si le progressisme, la confiance dans le progrès, a pu se répandre depuis les Lumières (malgré Rousseau), de son côté la critique du progrès n'a cessé de se faire plus virulente d'abord envers l'industrie déshumanisante et la fin du monde paysan, puis les massacres inouïs de la guerre de 14-18, la bombe atomique, la société de consommation et enfin le numérique aujourd'hui entre écrans, robots et réseaux sociaux. Les ravages du progrès sont depuis longtemps manifestes aux yeux de tous, reconfigurant les territoires et les modes de vie, effaçant le passé, dispersant les familles en individualisant les parcours, hors des anciennes assignations et rôles sociaux. Cela n'a pas suffi pourtant à décourager un progressisme social au moins, ni à freiner en quoi que ce soit un progrès technique qui s'accélère au contraire, ce qu'on ne peut mettre sur le dos de "l'idéologie du progrès" ou des "technophiles", qui ne sont pas si nombreux (la résistance au changement est toujours majoritaire), mais à cause uniquement de l'efficacité matérielle qui s'impose toujours, au moins dans l'urgence, à cause donc du positif de la technique prenant le pas sur son négatif, à la longue même chez la plupart des "technophobes" déclarés.
L'écologie a cependant ajouté à la nostalgie du monde d'avant, la beaucoup plus sérieuse destruction de nos conditions de vie par une industrialisation déchaînée. Cela n'a pas plus ralenti le progrès technique mais a tout de même commencé à produire quelques timides réactions et la transition vers des techniques plus soutenables. Surtout, les premiers effets ressentis du réchauffement climatique ont semble-t-il achevé cette fois le discrédit du progressisme et de ses visions d'avenir radieux. Pour la France en particulier et sa passion de la politique, il faut ajouter encore à la conscience de la finitude de notre planète celle de la mondialisation marchande et de la fin des utopies : il n'y a pas d'autre monde que celui dont nous avons la charge et qu'il nous faut sauver de sa destruction. Tout ceci est amplifié par le sentiment justifié de notre déclin relatif quand les pays les plus peuplés nous rattrapent - n'ayant d'ailleurs pour seule ambition que de nous rejoindre. Pour nous, l'avenir n'est plus un projet positif portant la marque de notre humanité et voué à l'épanouissement de nos talents, se résumant désormais à empêcher le pire (simple négation de la négation). Les tentatives de reconstruire un "projet de société" et d'enthousiasmer les foules par de nouveaux plans sur la comète tombent vite aujourd'hui dans l'indifférence si ce n'est le ridicule. L'avenir est craint plus qu'espéré.
La fin du progressisme béat laisse du coup la place à un anti-progressisme réactionnaire (pas forcément écologiste pour autant, loin de là) et qui ne vaut pas beaucoup mieux dans sa volonté de rétablir l'ordre ancien, vouée tout autant à l'échec mais à laquelle se raccrochent les citoyens désorientés dans une passion identitaire sans issue. A quelle ancienneté revenir, en effet, quelle époque, quelles populations, quelles techniques ? Comme toujours cette identité ne peut se poser qu'en s'opposant à une autre identité (musulmane) identifiée comme la cause de tous nos maux, bouc émissaire facile de notre déclassement. Les rapprochements avec la montée du fascisme entre deux guerres ont beau être flagrants, une des principales différences qu'il faut relever, c'est justement l'anti-progressisme actuel, "l'abolition de l'avenir" à rebours du futurisme ou d'un Reich de mille ans (sans parler du communisme triomphant). Au lieu de la construction d'un autre monde plus juste ou de l'affirmation de sa volonté de puissance, les tendances réactionnaires actuelles ne visent qu'à revenir en arrière, arrêter le temps, figer les positions et les frontières. Ce n'est plus du tout une projection dans le futur mais entièrement tournée vers un ordre ancien idéalisé, trompeuse nostalgie des temps heureux qui n'empêche pas le temps de passer ni la transformation du monde ni le changement climatique...
Par rapport à une vision hégélienne du sens rationnel de l'histoire, ce qui frappe dans cette réaction autoritaire à l'écroulement des repères traditionnels serait au contraire le droit de la déraison et de l'ignorance, d'assumer ses défauts, ses mauvaises pratiques et sa propre connerie contre le politiquement correct, non pas du tout donc au nom de la raison ni de la justice mais d'un état de fait, de la situation préalable, d'une identité à préserver et du refus de l'histoire (bien que s'en réclamant comme d'un passé immuable et non plus de l'histoire comme progrès ou changement). Il n'est pas difficile d'y voir l'opposition dialectique à l'époque précédente, moment de repli sur soi et d'affolement en réaction à la disparition de notre monde familier de plus en plus pris dans une mondialisation effective (écologique, pandémique, numérique, économique, juridique, scientifique, technologique, médiatique).
Schelling pensait que la résistance au changement était vitale, "ralentissement" assurant une certaine stabilité au changement lui-même, et il est tout aussi nécessaire de sortir des représentations idéalisées de notre humanité que tout dément (impossible de faire comme si les gros connards n'existaient pas), mais si cette poussée réactionnaire de l'anti-progressisme n'est pas sans raison, il ne peut faire illusion bien longtemps, n'étant pas porteur d'avenir. Les menaces trop réelles qui s'accumulent rendront d'ailleurs bien vite dérisoires ces crispations d'arrière-garde.
Le troisième temps, négation de la négation qu'on attend avec impatience, devrait nous conduire à une position plus raisonnable, celle de renoncer aux naïvetés d'un progressisme béat et de belles utopies tout autant qu'à des identités caduques et à nos vieilles querelles de voisinage, afin d'affronter pratiquement les défis d'un avenir qui s'annonce catastrophique et ne peut être ignoré - ceci en exploitant les progrès des sciences et techniques, savoirs qui continuent inexorablement à progresser, science agissante de plus en plus sollicitée pour limiter les dégâts.
Ces évolutions idéologiques nous dépassent, ce sont des mouvements qui dépassent les nations et il serait téméraire de prédire combien de temps encore nous devrons supporter cette ambiance régressive, jusqu'où pourra aller la bêtise (on sait qu'elle est sans limite) mais ce dont on peut être sûr, c'est que l'anti-progressisme autoritaire qui gagne les foules ne peut être durable car le futur est au souci de l'avenir et à l'unité planétaire, une nouvelle culture mondiale de la jeunesse connectée couplée à des pratiques locales plus spécifiques voire folkloriques. Impossible de vivre hors du monde et de la fureur des éléments ou de l'histoire, progrès ou non.
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