Pour les lecteurs de ce blog, et de son ancienne revue des sciences, il n'y a rien de surprenant à ce que la découverte de l'édition génétique ait été récompensée par un prix Nobel car c'est indubitablement une des découvertes les plus importantes qui soient. En effet, le mécanisme CRISPR-Cas9 utilisé par des bactéries pour se défendre des virus en coupant leur ADN s'est révélé un outil puissant d'intervention sur des séquences du génome, facilitant énormément les modifications génétiques jusqu'à les mettre à la portée de n'importe quel biologiste. Si ce n'est donc évidemment pas le début des OGM, c'est un changement d'échelle considérable qui devrait généraliser les manipulations génétiques, y compris sur notre propre génome (un Chinois l'a déjà fait), pour des améliorations qui seront le plus souvent très utiles mais pouvant constituer tout aussi bien une nouvelle "bombe nucléaire" (s'attaquant à l'ADN du noyau) plus dangereuse encore que la menace atomique.
Il est on ne peut plus logique qu'à chaque fois qu'on augmente notre puissance technique, on augmente le risque de son utilisation destructrice. Emmanuelle Charpentier admet d'ailleurs tout-à-fait que sa découverte pourrait être mal employée mais ce qui renforce l'inquiétude cette fois, c'est que, contrairement à la physique nucléaire, il n'y a pas besoin d'un Etat ni même d'un véritable laboratoire pour qu'un savant fou fabrique un virus bien plus dévastateur que notre coronavirus. J'y vois un risque majeur bien qu'il ne soit pas pris du tout au sérieux, à ce qu'il semble.
Ce progrès des connaissances pourrait donc signer notre mort plus probablement qu'une bombe H, même si ce n'est pas certain pour autant et que des parades finiront sûrement par être trouvées pour nous en protéger (le bouclier après le glaive) mais s'il y a une technique à laquelle il serait rationnel de s'opposer, c'est bien celle-là, si on avait effectivement la capacité d'arrêter le progrès scientifique... En tout cas, c'est autre chose que la 5G qui suscite pourtant des critiques démesurées, relevant des habituelles résistances aux nouvelles techniques depuis la préhistoire et qui n'ont jamais pu arrêter le progrès, ce que les historiens des technocritiques peinent à reconnaître par pure idéologie. Il y a quelque ridicule pourtant à diaboliser de nouvelles techniques parce qu'elles sont nouvelles pour finir par les adopter intensément quelques années plus tard!
L'édition de gène impacte moins notre quotidien à court terme mais est d'un tout autre calibre même si cela ne semble guère inquiéter que les anti-OGM alors que les conséquences vont bien au-delà avec notamment, il faut le répéter, un risque bioterroriste complètement sous-estimé. Or, ce risque vital ne relève pas d'une prédiction catastrophiste mais se rapproche plutôt de l'augmentation de la probabilité d'un accident nucléaire jusqu'à la quasi-certitude qu'il s'en produise avec la multiplication des centrales, sauf qu'ici, les nombres en jeu sont beaucoup plus considérables et seule la date du premier attentat bioterroriste reste aléatoire (dans 10 ans, 20 ans ?). Catastrophe certaine à laquelle on ne croit pas tant qu'elle n'a pas eu lieu et qu'on doit bien en constater l'incroyable étendue. Il n'y a pas de quoi rire et célébrer notre génie inventif.
Non seulement on voit à quel point les critiques de la technique sont inconsistantes et simples effets de mode, ne faisant au mieux que retarder leur déploiement par de petits "moratoires", aveugles aux véritables enjeux, mais ce serait surtout l'occasion de mesurer à quel point nous sommes impuissants à maîtriser notre puissance. Malgré les dangers potentiels, nous sommes bien obligés de dénoncer la prétention tenace qu'on pourrait choisir ses techniques (ce que la Chine maoïste avait tenté de façon désastreuse et ce dont l'échec de l'interdiction des armes nucléaires témoigne, entre autres). Nous sommes coincés. En être conscient permettant de s'y préparer un peu mieux. Dans cette situation, il ne peut s'agir, comme on le comprend bien, d'être techno-optimiste voire techno-enthousiaste, sous prétexte qu'il y aura effectivement des progrès considérables - même si la technique n'est pas sans défauts pour l'instant, produisant des mutations indésirables que les pro-OGM ignorent complètement en dévots de la science. Il ne s'agit pas non plus d'être contre le progrès technique, ce qui n'a aucun sens, de nouvelles versions corrigeant petit à petit ces défauts et améliorant la fiabilité. Il s'agit simplement d'être techno-lucide pour comprendre les dangers de ces progrès techniques et du monde futur dans lequel nous entrons, en abandonnant nos illusions de pouvoir décider du "monde que nous voulons" comme on nous le serine en vain, comme si tout dépendait de nous. Et bien non, il y a un réel extérieur qui nous impose sa loi, y compris le progrès cumulatif des connaissances !
Au lieu de s'épuiser dans des combats perdus d'avance contre les progrès techniques, nous devrions mieux nous y préparer pour répondre aux urgences du moment, faire ce que nous pouvons (contre le réchauffement), mais nous ne sommes pas en position de décider de l'état de la planète ni de l'évolution des sciences et des techniques, ni de leur détournement meurtrier par quelques fanatiques et têtes brûlées quelque part sur la Terre. Il y a toujours le même combat du Bien et du Mal où c'est pour le plus grand Bien qu'on fait le plus grand Mal. Nous ne pouvons pas interdire absolument une technique partout mais ne pouvons pas rien pour autant et au moins nous mobiliser pour limiter les dégâts. On voudrait avoir le pouvoir de faire mieux et décider du sort mais il ne sert à rien de s'y croire et nous aurions d'ailleurs été bien embêtés s'il avait fallu décider du destin de ce CRISPR et faire la balance entre avantages et inconvénients de l'édition de gène (ou autres techniques) selon les circonstances. S'il est certes assez désespérant de ne pouvoir être les maîtres du monde ni même de choisir nos outils ou l'état des techniques, s'en rendre compte est sans doute le début de la sagesse et de l'action efficace dont on a tellement besoin pour espérer nous en sortir mais il ne faut pas se cacher les dangers de la connaissance et du progrès quand nous devons y faire face.
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