Il n’y a pas d’espèce humaine

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Homo sapiens, d’origine africaine, aurait quitté le continent et remplacé implacablement tous les humains archaïques qu’il a rencontrés jusqu’à rester le seul représentant du genre. Ce scénario de conquête irrépressible et « sans pitié » a longtemps prévalu : la génétique l’a rendu obsolète. En effet, depuis quelques années, on se rend compte que notre génome comporte des fragments d’ADN appartenant à d’autres espèces du genre Homo, notamment les Néandertaliens et les Dénisoviens, preuve de métissages anciens, d’hybridation entre espèces. (Pour la Science)

Cela fait quelques années à peine que le soupçon est apparu chez les paléo-anthropologues qu'il n'y avait pas d'évolution linéaire de l'humanité, ni une espèce originaire mais une évolution buissonnante. Il n'y a donc pas d'ancêtre primordial, ni d'Eve ni d'Adam, ni une seule espèce humaine qui se séparerait des autres espèces mais la divergence des populations et leur métissage local transmettant des mutations adaptatives ou immunitaires aussi bien que des innovations techniques. Même si, selon la génétique, toute l'humanité descendrait d'une même femme dont l'ADN mitochondriale aurait été conservé depuis 150 000 ans, cela ne signifie pas qu'il n'y aurait qu'une seule lignée mais que des goulots d'étranglement ont réduit la population d'origine, l'unité de l'espèce ne résultant que du "flux de gènes" relativement important entre les populations dont la sélection assurera la convergence en humains modernes, avec une certaine variation régionale.

Les conséquences sur nos représentations habituelles sont considérables puisqu'il n'y a plus une essence originaire de l'espèce humaine aspirant à développer ses potentialités spirituelles - et qui serait en train de les réaliser - pas plus que la baleine prenant le corps d'un poisson ne peut être considérée comme contenue déjà dans l'espèce de chien dont elle descend. Le genre Homo se caractérise non par l'utilisation d'outils mais par son adaptation à l'outil (d'abord la main pour tailler la pierre). On voit que dans un cas comme dans l'autre, c'est l'environnement qui sculpte les corps, et de plus en plus pour nous l'environnement humain et technique, "l'humanisation du monde" imposant donc une certaine convergence évolutive, y compris culturelle, l'agriculture ayant été "inventée" de façon similaire en différents continents.

Tout cela conforte l'hypothèse d'un déterminisme historique qui laisse place à la diversité (des langues et cultures) mais devrait être à peu près identique sur les autres planètes voire dans d'autres univers (éternel retour du même ?). C'est difficile à croire sans doute mais une bonne part de l'évolution, notamment technique et scientifique, ne dépend pas tellement de nous mais suit bien des lois universelles. Du coup, dans cette préhistoire plus que millénaire, il n'y a pas d'événement fondateur de notre humanité mais une évolution qui se continue dans le développement économique, procès sans sujet (qui nous assujettit) avec une pluralité d'innovations techniques ou de stades cognitifs, franchis ici ou là, d'une "métapopulation" assez diverse s'y adaptant ensuite petit à petit par les échanges et la compétition ou la guerre.

Une métapopulation est exactement le type de modèle dans lequel on s'attendrait à ce que les individus bougent, colonisent de nouvelles régions, disparaissent ou se mélangent avec d’autres populations sur de longues périodes et de grandes zones géographiques.C'est un patchwork dynamique et interconnecté de populations plus ou moins isolées les unes des autres.

Ce n'est pas qu'il y avait tant de mélanges. Avant l'agriculture coexistaient au Moyen-Orient des populations aux types physiques et aux langues assez différenciés. La diversité génétique humaine se trouve d'ailleurs principalement en Afrique, berceau "originaire" globalement mais le plus diversifié par rapport à ceux qui ont colonisé le reste du monde. C'est la sédentarisation qui a effacé les différences en homogénéisant ses gènes mais il faut bien dire qu'il y a aussi un remplacement presque total des chasseurs-cueilleurs par les agriculteurs plus évolués, comme auparavant le remplacement - après des milliers d'années quand même - de Néandertal par les Sapiens venant d'Afrique. Ce n'est pas qu'il y aurait eu des hybridations massives ni que les anciens habitants se seraient convertis aux nouvelles pratiques, même si cela a pu arriver aussi, mais comme toujours, c'est la contrainte extérieure, la pression du milieu ou de la guerre, qui détermine le sens de l'évolution, la course aux armements techniques et cognitifs. Ce n'est pas par nécessité interne. Des stades archaïques peuvent survivre ainsi des milliers d'années pour des populations isolées et dans un environnement stable. Il ne faut pas croire que ce serait notre cas et que nous ne serions plus soumis à une sélection s'appliquant aujourd'hui de façon aussi implacable aux capacités informatiques comme aux conditions de vie artificielles des villes surpeuplées.

La plupart des adaptations favorisées par l’évolution ne reposent pas sur l’émergence de nouvelles mutations bénéfiques, mais plutôt sur l’expansion de variants génétiques préexistants. (Pour la Science)

L'essentiel n'est pas tant de reconnaître la diversité de nos origines, contre le culte des ancêtres et la prétention d'appartenir à une noble lignée, l'essentiel c'est de reconnaître que l'humanité n'est pas en nous mais le produit de l'évolution cognitive et technique à laquelle nous nous sommes adaptés. Contrairement à ce qu'on enseigne encore, ce n'est pas en effet une mutation miraculeuse qui crée l'espèce, c'est la conquête d'une nouvelle niche écologique qui sélectionnera après-coup les nouvelles mutations qui y sont favorables, tout comme il y aura chez l'homme une sélection culturelle pour appartenir au nouveau monde humain, de la Loi et de la parole (de la dette). L'importance de l'apprentissage pourrait ainsi expliquer l'apparition de la ménopause par le rôle des grand-mères dans l'éducation et les soins. Il s'agit de reconnaître que la causalité est extérieure, non pas mécanique ni immédiate mais que la sélection darwinienne résulte de la pression du milieu et non d'une tendance innée à la perfectibilité. Bien sûr, ce qui était adapté à un moment peut ne plus l'être ensuite et ce qui a donné un surplus de puissance peut se retourner contre soi (nous y sommes). Il y a plusieurs temporalités et les dominants à court terme ne sont pas forcément les survivants à long terme. L'évolution n'est pas linéaire mais souvent cyclique et toujours complexe comme toute écologie, avec des crises échappant à notre maîtrise.

Reste qu'il y a un saut cognitif plus décisif que d'autres, c'est le langage narratif qui a pu donner un avantage capital sur les populations n'ayant qu'un langage phonétique et gestuel - là encore les plus évolués ont fini par éliminer leurs prédécesseurs. La question qui reste ouverte, c'est de savoir s'il y aurait eu là aussi une pluralité de foyers ou bien une invention localisée, avec une langue mère avant de se diffuser ? Comme la constitution d'un langage et une culture complexe exige une population assez nombreuse, il faut y voir une élaboration progressive. En tout cas, il est probable que d'autres "espèces humaines" aient pu adopter cette nouvelle forme de communication, de pensée et de vie sociale, la sélection culturelle y adaptant le génome ensuite. On ne peut ainsi comparer les derniers Néandertal avec leurs ancêtres, pas plus qu'on ne peut identifier le Sapiens de 40 000 ans et son langage complexe avec celui de 300 000 ans - ni avec celui d'aujourd'hui. Les traces génétiques du métissage avec Néandertal prouvent à la fois que nous sommes biologiquement de la même espèce, interféconds, en même temps que c'était très rare (soit éliminés par les virus apportés d'Afrique, soit pour des difficultés d'accouchement, soit par la barrière du langage, soit que les femmes sapiens faisaient plus d'enfants ?).

Ce changement de paradigme qui change le récit sur nos origines pourrait avoir une profonde influence sur notre vision de l'homme héritée des mythes et religions nous faisant les fils de la lumière ou de Dieu et les bâtisseurs de l'avenir. Dernière blessure narcissique de n'être qu'un produit de son temps et de son milieu, qu'il n'y a pas d'origine se développant de façon autonome en passant de la puissance à l'acte, ni bien sûr d'essence de la race ou de la nation, mais pas plus de l'humanité qui ne fait qu'habiter un monde humanisé par l'évolution technique et scientifique. Sans faire de nous des robots, cette conception désenchantée de l'humanité comme produit et stade de l'évolution nous rapprocherait d'hypothétiques extra-terrestres, aussi humains que nous pour peu que ce soient des êtres parlants ? - et même si la probabilité d'en rencontrer est proche de zéro avant des milliers d'années (lumières).

On découvre qu'on a été forgé par notre milieu au moment où notre milieu est menacé par notre développement même, où l'évolution économique et technique se heurte à l'évolution écologique et les bons sentiments aux dures réalités. Il semble bien que la pression vitale exige d'accéder à un nouveau stade cognitif, d'une gouvernance mondiale écologique en même temps qu'une nouvelle économie locale, question de survie mais qui se fera difficilement sans casse et plus probablement dans l'après-coup de conséquences irréversibles. Notre tâche serait de hâter les transformations nécessaires pour éviter le pire, sans prétendre à l'originalité ni à tout réinventer mais en reprenant simplement l'état de la science et en utilisant tous les moyens à notre disposition (institutions ou actions collectives), assumant ainsi notre position de dépendance de l'état des connaissances (qui changent) comme de notre milieu de vie (menacé).

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