La loi des 80/20, qui est appellée un peu improprement "loi de Pareto", est une caractéristique essentielle qu'il faut connaître, retrouvée dans de nombreux domaines qui vont de l'efficience matérielle à la théorie de l'information, phénomènes qui ne suivent pas une progression linéaire mais bien une différenciation exponentielle, à rebours d'une homogénéisation entropique.
En fait, Vilfredo Pareto avait remarqué en 1895 (dans "La legge della demanda") que 20% de la population italienne détenait 80% des richesses et que cette répartition se retrouvait dans les autres pays développés à un coefficient près. On a voulu se servir de cette "loi" supposée stable pour justifier des inégalités qui explosent ! mais sa portée va bien au-delà.
C'est d'ailleurs le fondateur des démarches qualité, Joseph Moses Juran, qui l'a généralisée, et baptisé "loi de Pareto" cet écart entre le petit nombre des plus productifs (vital few) et le grand nombre de ce qui l'est beaucoup moins (trivial many), 80% des effets étant le produit de 20% des causes seulement, principe très utile dans le contrôle qualité pour cibler les problèmes mais qu'on retrouve un peu partout (taille des villes, géographie, etc). On a tout intérêt à en tirer parti pratiquement : sachant qu'on fera 80% du ménage en 20% de temps, il y a de bonnes raisons de s'en tenir là, même si c'est un peu du travail bâclé. C'est ce qu'on ne peut pas faire pour la sécurité nucléaire par exemple mais il faut du moins savoir que plus on veut s'approcher de la perfection, et plus il faudra y passer du temps.
Les raisons en sont très profondes, qu'on peut dire d'efficacité énergétique, illustrant surtout la différence entre énergie et entropie, l'inversion de l'entropie n'étant pas proportionnelle. La théorie des systèmes explique bien les différenciations et le creusement des inégalités ou la spécialisation par les flux d'énergie (ou d'argent) mais en exacerbant les différences relatives de capacités de captation des ressources (par l'information notamment), ceci avec un effet cumulatif comme le lit de la rivière. C'est le même principe qui est à l'oeuvre dans l'évolution qui avantage les plus aptes, renforce les mutations positives - ce qui n'empêche pas qu'on peut vouloir contrecarrer ce processus, du moins lui donner des limites, y réintroduire de l'entropie égalitaire pour en garder la cohésion, tout comme on s'oppose à la nature en prenant soin des malades, ce qui est avantageux à plus long terme (sélectionné après-coup). Les boucles de rétroaction positive s'emballent sans système opposant ou dispositif régulateur, et comme tous les phénomènes exponentiels laissés à eux-mêmes, deviennent autodestructrices.
Ce type particulier de loi de puissance (logarithmique) a un champ d'application très diversifié puisqu'on le retrouvera dans la "loi de Zipf" exprimant la fréquence des mots dans un texte et qui sert de base à la compression des fichiers au format zip. Benoît Mandelbrot montrera que cette loi est liée à la théorie de l'information, minimisant l'entropie de la transmission, le coût d'une transmission augmentant comme le logarithme du nombre d'informations à considérer. Cela suggère qu'on pourrait relier la loi de Pareto à la loi du moindre effort ou principe de moindre action mais c'est aussi à l'origine de ce qu'on a appelé "la longue traîne", la somme des produits peu demandés pouvant générer un marché assez conséquent en dehors du petit nombre de best-sellers à la mode.
Sous une forme un peu modifiée et plus extrême, on retrouve dans les associations ou les réseaux numériques la règle des 90-9-1 : 90% restent passifs avec seulement 9% d'actifs occasionnels et 1% très actifs. Ces pourcentages peuvent être assez variables, l'important, c'est de prendre conscience de cette polarisation, notamment en politique, au lieu d'entretenir l'illusion d'une participation démocratique égalitaire ou de se focaliser sur des moyennes qui ne veulent plus rien dire quand elles recouvrent des écarts considérables. De quoi inciter à passer de politiques universelles (égalité républicaine) à des politiques ciblées selon les publics (équité) et ne pas traiter les 80% les plus faciles comme les 20% qui restent (par exemple les chômeurs longue durée). Les chiffres 80/20 ne sont pas à prendre comme des limites absolues, pouvant être affinées en de plus nombreuses catégories (passer à la "règle des trois" ou règle des 60-30-10), c'est seulement une bonne moyenne pour guider l'action, en première approche au moins, et prendre en compte un écart significatif, ce qui vaut mieux que de tout uniformiser - première marche pour descendre de l'idée générale abstraite vers le réel.
On peut d'ailleurs voir une illustration de ces principes dans les récentes élections où s'affrontaient des candidats rassemblant 20% à 25% des voix mais qui peinaient à dépasser ce seuil alors que chaque camp s'imaginait représenter 80% du "peuple" au moins ! De façon plus constante, il semble que la plupart des sociétés tolèrent assez bien qu'un peu moins de 20% de la population soit précarisée, exclue, considérée comme une surpopulation indésirable, alors que si on dépasse ce chiffre, la paix sociale est beaucoup plus menacée, menant à des régimes autoritaires. Les politiques sociales visent à maintenir ce taux sous son niveau critique mais si l'amélioration du sort des plus pauvres doit dégrader la situation de la population la plus nombreuse et la moins malheureuse, on peut être sûr que celle-ci s'y opposera résolument...
Un tel rapport de force de 80 à 20 est en effet bien trop déséquilibré, très loin du 50-50 vers lequel semble tendre la démocratie quand elle ne remet pas en cause les inégalités structurelles. Cela peut faire comprendre aussi qu'on s’accommode de la concentration des richesses des 1% tant que la grande majorité n'en souffre pas trop, ce qui importe étant ces grandes masses et non pas les 20% les plus pauvres. Il n'est pas question d'un complot des riches mais d'un système qui les enrichit et que supportent bon gré mal gré ceux qui y trouvent leur compte. Opposer les 1% aux 99%, ou les élites au peuple, est donc bien trompeur, ne rendant pas compte du réel des intérêts en jeu et du soutien relatif des trois quarts de la population au système dont ils tirent leurs moyens d'existence. Il ne s'agit pas bien sûr de justifier cet état de fait, d'en faire une norme, mais de prendre conscience de sa puissance et d'y opposer les 20% d'actions efficaces encore possibles, loin des rêves d'une victoire totale sur la pauvreté et les inégalités.
Cette loi de 80/20 est très déclinable selon les domaines d'activité et d'information exprimés sous la forme du " winner takes all", principe catalytique d'information et de regroupement de puissance d'accès aux ressources d'information.
On met effectivement souvent sur le même plan la loi des 80/20 avec la logique de monopole des réseaux où le premier rafle tout, mais je crois qu'il faut distinguer les deux phénomènes qui ne sont pas de même nature (100% n'est pas 80%). Du moins, si les mafias peuvent relever de la concentration des ressources, ce n'est pas le cas des réseaux de communication peer-to-peer dont le monopole augmente l'utilité, le nombre d'individus pouvant se connecter entre eux, ce qui est très différent d'un réseau de télévision par exemple. Les 80/20 relèvent donc plutôt de la concentration, de la puissance matérielle et des probabilités (on peut aussi appliquer le principe à la lecture, en tout cas des manuscrits, même si ce n'est pas toujours la bonne méthode pour comprendre un auteur).
Cette loi présente tout de même des analogies avec les brevets dont seuls quelques uns sont exploités, les start up dont seules quelques unes sont rentables, ou les espèces du vivant passant la sélection darwinienne.
Il y a une forme de principe thermodynamique couplé à des goulets de filtrage, sortes de convergences par attracteurs étranges.
Les applications sont innombrables, c'est ce qui est troublant, tout comme la "règle des trois" ou des 60-30-10 qui s'applique aussi bien à la décoration (couleur dominante, secondaire, accentuation) qu'à un marché entre entreprise dominante, challenger et innovateur, c'est-à-dire aussi bien à une efficacité informationnelle que productive (énergétique).
En fait, dès qu'on observe une répartition inégale croissante, on tombe sur des pourcentages grossièrement semblables. Il faut remarquer que cette inégalité est un pourcentage d'un tout auquel elle se réfère, une allocation de ressources disponibles en fonction du résultat (du moins un compromis instable), une maximisation de la productivité globale (pas toujours assurée puisqu'il y a des monopoles). C'est ce qui fait des inégalités une question purement économique dont le FMI peut s'inquiéter.
"« Les robots et logiciels perfectionnés sont une opportunité considérable pour la croissance et l’innovation. Les taxer alors qu’ils n’ont pas encore été déployés serait stupide », affirme Gilles Saint-Paul. « Si seule la France met en place une taxation, elle aura un désavantage compétitif par rapport à d’autres pays », enchérit Gregory Verdugo. "
https://lejournal.cnrs.fr/articles/a-lusine-au-bureau-tous-remplaces-par-des-robots
Un exemple des limites actuelles du traitement du langage, la traduction de textes ambiguës. Je l'avais constaté avec google translate en allemand via l'anglais et le français, dont j'avais, sur le terrain, tiré les mêmes conclusions que B Cassin :
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110718/apres-demain-38-b-cassin-la-traduction-est-aux-langues-ce-que-la-politique-est-aux-hommes-0/commentaires