Le langage de la conscience

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Les progrès rapides de l'Intelligence Artificielle et de l'étude du cerveau posent à nouveaux frais la question de la conscience dont on voudrait doter les robots, imaginant le pire et mettant du coup en question notre identité humaine. C'est qu'il y a confusion entre différents niveaux de conscience. Il y a sans conteste une conscience qu'on peut dire animale ou cognitive, se distinguant de l'inconscience totale des automatismes ordinaires et impliquant une certaine conscience de soi, de sa position dans l'espace. On voit bien cependant que cela n'a rien à voir avec notre propre conscience qu'Alain assimilait à la conscience morale et qui est plus largement une conscience sociale et de notre responsabilité, ce qui constitue notre identité. Or, celle-ci n'est pas réductible au calcul ni à l'imitation mais implique le langage narratif, condition d'un monde commun, ainsi qu'un récit de soi, condition de l'individuation. On s'éloigne ainsi du cognitivisme comme de la crainte de pulsions maléfiques prêtées à tort aux machines pour retrouver les pulsions maléfiques des humains qui se racontent des histoires...

Il ne s'agit pas de contester les études de spécialistes comme Stanislas Dehaene, même s'il y a des théories divergentes, mais plutôt de savoir de quoi on parle quand on parle de conscience. On peut évacuer rapidement l'assimilation de la conscience à un simple épiphénomène, ce qui est une mauvaise interprétation d'un retard de la conscience sur la décision (qui peut certes aller jusqu'à une demi seconde), mais le phénomène de la conscience a bien une fonction spécifique et un corollaire neurologique, ou plutôt plusieurs car il y a plusieurs types de consciences, pas seulement l'éveil, qui nous permet d'éviter automatiquement des obstacles. Il ne suffit pas non plus d'opposer la conscience aux réactions inconscientes, ce qui est la définition dominante mais qui recouvre différentes consciences et ne rend pas compte de ce qui constitue notre conscience humaine.

Il y a un niveau animal de conscience et de réflexion qui consiste à inhiber l'action pour rechercher des informations complémentaires et comparer différentes évaluations quand une réaction automatique inconsciente n'a pas été possible. C'est une conscience immédiate qu'on peut définir comme manque d'information, ce qui ne suffit pas à faire une personne consciente ni une conscience durable (conscience de soi et de sa place dans un monde commun). On est juste au niveau d'un traitement conscient, de la méta-cognition (notre savoir sur notre savoir), d'une centralisation des données et d'une reconstruction de la situation pour engager un mouvement, prendre une décision. Cette conscience se réduit ici à une focalisation de l'attention qui se substitue aux traitements parallèles automatiques (on parle de goulot d'étranglement), échappant en partie au moins aux automatismes de la nature (comportements instinctifs) ce qui implique aussi, comme on l'a dit, une certaine conscience de soi, de sa position, de ses possibles, y compris pour un animal. Rien ne semble s'opposer à pouvoir implanter un tel mécanisme dans un robot, cela paraît même indispensable.

Ce réductionnisme qui prétend reproduire notre conscience en la cherchant dans le cerveau nous réduit effectivement à des machines, faisant l'impasse sur notre formation et tout ce qui nous constitue de l'extérieur, ce que nous, nous appelons notre (petite) conscience. Les philosophes qui assimilaient conscience et responsabilité morale ne pouvaient avoir complètement tort mais il est clair qu'on ne parle pas de la même chose que la conscience animale. C'est ce qui peut choquer dans la prétention de donner une conscience aux robots, mettant ainsi en cause notre identité humaine qui est justement au coeur de notre conscience, de notre présence au monde et de nos préoccupations, au-delà de la biologie et du mécanisme cognitif lui-même.

Après avoir insisté sur les mauvais côtés de l'identité - nous enfermant dans notre passé ou nos habitudes (en-soi) et construite dans l'opposition à l'autre (au non identique, au bouc émissaire, à l'étranger, l'esclave ou l'animal) - il faut revenir sur ses côtés positifs et admettre que nous ne pouvons nous en passer, ne craignant rien plus que de perdre notre identité (on connaît le malheur de n'être personne, et qui donc désirerait être heureux mais fou?). De sorte que notre conscience est essentiellement conscience de notre identité et de notre image (plus que simple conscience de soi animale), d'une continuité entre notre passé et notre avenir, possibilité de dire "je" qui est un "nous" à qui on s'adresse puisqu'il n'y a de sens que commun sauf pour les idiots. Certes, on a vu que l'identité était multiple, changeante, floue, incertaine, contradictoire et surtout relationnelle. On se réclame de nos origines, d'une tradition, d'un peuple, d'une race ou de notre espèce seulement par défaut, quand on ne sait pas se réclamer d'une fonction, d'un titre ou d'une hiérarchie, de notre place dans la société ou de nos compétences particulières. La conscience de soi consiste pour nous à se poser en toute circonstance la question de notre identité, moins à la postuler ou l'affirmer qu'à la refaire, la reconstruire en posant sans cesse la question de notre reconnaissance, de qui suis-je pour les autres, ce qu'on attend de moi. La conscience de soi est d'abord conscience de soi au regard de l'autre, conscience de la représentation que l'autre a de moi et à laquelle on répond, pouvant nourrir la passion de la corriger au nom de notre véritable identité, l'image idéale que nous avons de nous-même, nos valeurs et appartenances, la continuité d'une histoire et la responsabilité qu'elle entraîne, celle de tenir son rang et de la parole donnée. Cette dimension identitaire de la conscience de soi sort du biologique et déborde la fonction de synthèse de la conscience, l'individualisation n'étant pas originelle mais construite à partir d'un discours courant qu'on adopte ou d'une nomination qui nous y intègre. Il faut insister sur le fait que le langage ne détermine pas seulement l'identité comme classification et différenciation statique mais surtout comme récit de soi permettant de se situer dans un parcours et de planifier notre avenir. Loin d'un simple éveil des sens, notre conscience se révèle identification narcissique et discours intérieur.

Ce qui spécifie notre humanité est bien difficile à définir, tout ce qui semblait nous différencier (du rire à la planification ou la fabrication d'outils) pouvant trouver au moins des ébauches animales. On a fini par se persuader qu'il n'y a de propre à l'homme que le langage narratif. Non pas seulement un langage de signes utilitaire ni, bien sûr, la communication, mais la possibilité de parler de ce qui n'est pas là, de raconter des histoires. Sans doute que les emboîtements en phonèmes, mots, phrases, unité de sens sont essentiels à la constitution d'une langue mais l'important, c'est le résultat qui fait exister un monde commun continuant à exister hors de nous, même quand on en est loin. Etienne Bimbenet fait de ce monde commun le marqueur de notre humanité, nous différenciant des chimpanzés notamment, mais il ne se rend pas compte que c'est le langage narratif qui le permet pas seulement la désignation. Tout le reste s'ensuit, vérité et mensonges, universel et intériorité, le besoin de donner sens, de se raconter, de forger un mythe des origines, d'instituer des religions du salut, de croire à une autre vie après la mort - refus de la conscience de la mort en même temps qu'affirmation qu'on vaut mieux que la vie animale et qu'on peut mettre sa vie en jeu pour ce qui nous dépasse, pour la reconnaissance des autres ou pour fuir la honte et le déshonneur. La responsabilité envers son interlocuteur serait d'ailleurs identique avec des extraterrestres tout comme la moralité inhérente au langage. Il faut souligner que l'existence d'un monde commun remet en cause la phénoménologie d'un sujet constituant. Sartre avait déjà remarqué que l'autre échappe à notre intentionalité, il a sa vie propre avec laquelle nous devons composer, mais, comme le montrera le structuralisme, c'est aussi le cas du monde culturel en dehors de nous, qui ne dépend pas du sujet mais s'impose à lui - tout comme le fait le système de production - structurant sa conscience (qui n'est pas simple, pure négativité, mais structurée), bien plus que la conscience ne structure son objet.

Comme je déplorais depuis longtemps "l'oubli du récit", j'avais été très agréablement surpris du succès rencontré par le livre de Yuval Harari, Sapiens, faisant du langage narratif la clef de notre révolution cognitive autour de 70 000 ans. A première vue, il disait la même chose que moi, mais en fait, c'est assez différent sur le fond, pas sur les faits. Pour lui, l'importance du langage narratif est de faire exister ce qui n'existe pas, donc le monde des esprits et des religions plus tardives. Il y voit la condition de coopérations élargies aux inconnus d'une même religion. On peut y objecter que les groupes élargis, impliquant une baisse de testostérone, précèdent un langage et une culture complexes dont ils sont une condition mais surtout, une langue commune est en soi un support suffisant aux coopérations éloignées même si des croyances communes renforcent la confiance et auront un rôle important.

Il reste crucial de montrer en quoi la narration (la prose du monde, le discours indirect, non pas la communication ni l'expression ou la poésie) est effectivement constitutive de notre conscience humaine en faisant exister un monde commun, faisant exister ce qui n'est pas immédiatement présent et donc aussi ce qui est pure fiction comme une personnalité morale constituant l'entreprise aussi bien qu'un autre monde, monde des morts et des esprits où Yuval Harari ne voit que des mythes aussi arbitraires que les langages dans leur diversité (tout comme égalité et liberté seraient arbitraires). Sauf, qu'introduire l'après-coup de la sélection par le résultat introduit des causalités très matérielles là où il ne voit qu'illusion rétrospective et arbitraire du signe, comme si le langage et l'idéologie n'avaient aucun rapport avec l'infrastructure et le monde dont ils parlent, simples mèmes qui se reproduisent pour de mystérieuses raisons... Il est vrai que si la narration institue un monde commun, cela n'empêche pas qu'il y ait une diversité de récits en concurrence et donc plusieurs "mondes communs", contradiction qui nous divise, nourrit les conflits et la nostalgie d'une communauté perdue, d'un sens unique. "Aussi faut-il suivre le (logos) commun", dit Héraclite "mais quoiqu’il soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux". Ce que manque cet idéalisme post-moderne ne voyant qu'arbitraire des mythes et relativisme culturel, c'est la logique du récit d'un côté et le fait massif que l'évolution technique a sa propre logique, que les divers récits ne font qu'habiller. Certes, l'idéologie a un rôle décisif localement, ce qu'un matérialisme mécaniste ne pourrait expliquer, mais il ne faut pas pour autant inverser les causes. S'il y a bien un développement cognitif et culturel, ce n'est pas tant l'auto-développement de l'Esprit ou de l'Humanité ni de ses contradictions internes mais une évolution matérielle sous pression environnementale, largement indépendante de nous, qui sélectionne ce qui marche et ne serait pas si différente dans les grandes lignes pour d'autres êtres parlants sur d'autres planètes avec d'autres idéologies.

Le tournant linguistique des années 1960, qui était parti pourtant de la morphologie du conte, a bizarrement négligé le cadre narratif pour se focaliser sur la phonologie et les structures mais la pensée ne se réduit pas aux symboles ni aux signifiants, elle raconte des histoires et donne des explications causales qui ne relèvent pas de la pratique, d'un apprentissage répété, mais d'un savoir hérité, dogmatique. Ces fictions justificatrices et normatives font exister un ordre imaginaire intersubjectif (fétichisme de l'argent, hiérarchie, etc.) qui n'est pas illusoire pour autant mais fonctionnel, productif et donc lié intimement au mode de production. Ainsi, on peut penser que le langage narratif est une condition nécessaire à la projection dans un futur lointain, ce n'est peut-être pas une condition suffisante si on en croit les mythes des origines tournés plutôt vers le passé. Sans doute qu'avec l'agriculture, l'attente des récoltes a dû renforcer le souci de l'avenir mais plutôt sous la forme cyclique d'un éternel retour semble-t-il. A notre époque, c'est l'accélération technologique et les menaces écologiques qui nous rendent inquiets de l'avenir et nous obligent à la prospective, anxieux ou impatients de connaître la fin de l'histoire. Ce qui nous paraît inhérent à la conscience ou à la narration risque de n'être lié finalement qu'à notre stade actuel ?

Le langage est aussi vieux que la conscience, - le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi. (Karl Marx, L'idéologie allemande)

On voit comme il suffit du langage narratif, presque rien, pour distinguer radicalement le monde de l'être parlant et celui de l'animal. Notre conscience humaine narcissique (sous le regard des autres) est essentiellement un produit du langage, la continuité d'un récit (qui ne se réduit pas à la mémoire), nous occupant à "vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire" (Pascal). La caractéristique de notre conscience que ne prennent pas en compte les cognitivistes, c'est qu'elle consiste en un bavardage continuel (il n'y a pas que les fous qui entendent des voix, ils ne font que les attribuer à d'autres). Plus qu'imagination ou flux de sensations, notre conscience est biographique et sociale. On pense aux autres, à ce qu'ils pourraient dire et les pensées qui nous viennent sont le plus souvent des phrases, des argumentations. Que ce soit aux reproches imaginés de quelqu'un d'autre qu'on répond silencieusement, en ruminant ses griefs, ou des chansons insistantes ou toutes sortes de discours ou commérages, ce sont moins des "réflexions" que des formulations qui nous viennent et la reconstruction permanente de notre histoire.

C'est tout cela qu'on semble oublier en réduisant la pensée à un flot d'informations ou de calculs, qui existent bien dans notre cerveau et notre système de perception, mais auxquels on voudrait prêter paradoxalement une volonté individuelle qui n'a aucun sens hors d'une conscience sociale et d'un récit de soi ! On ne voit pas encore comment on pourrait implanter ce genre de conscience dans un robot pour le doter d'une véritable identité. Il faudrait d'abord comprendre le langage, ce qui est loin d'être le cas jusqu'ici. Qu'on implante dans une Intelligence Artificielle l'équivalent d'une conscience animale (qui pourrait souffrir ?) n'a pas du tout la même portée. Ce que cela révèle, au contraire, c'est ce qui nous en distingue et nous fait humains, irrémédiablement, qui se résume finalement à croire aux histoires qu'on nous raconte...

Ulrich Neisser (1928-2012), psychocogniticien à l'Université Cornell, écrivait : « Se souvenir, ce n'est pas comme écouter un enregistrement ou regarder un tableau ; c'est plutôt comme raconter une histoire. »

Le réseau par défaut du cerveau responsable du vagabondage de l'esprit abrite les deux aires principales du langage : l'aire de Broca (responsable de la production de mots), dans le cortex préfrontal, et l'aire de Wernicke (impliquée dans le décodage des mots), dans une région recouvrant le lobe pariétal et le lobe temporal.

« Quelle est la seule chose évidente que nous, les humains, faisons, et qu'ils ne font pas ? Les chimpanzés peuvent apprendre le langage des signes, mais dans la nature, pour ce que nous en savons, ils sont incapables de communiquer à propos de choses qui ne sont pas présentes. Ils ne peuvent pas enseigner ce qui s'est passé il y a 100 ans, sauf en manifestant de la peur à certains endroits. Ils ne peuvent certainement pas faire de projets pour les cinq années à venir. » (Jane Goodall)
L'esprit vagabond et le langage

Suite : L’existence éthique de l’être parlant.

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