L’ère de l’intelligence artificielle

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On est bien obligé de constater que notre monde a radicalement changé depuis quelques années, avec internet puis les mobiles, mais on n'a rien vu encore et, avec l'arrivée de l'Intelligence Artificielle, rien ne sera plus comme avant malgré toutes les résistances au changement qui détruit l'ordre ancien.

Jamais il n'a été plus clair que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, ce dont se persuadait l'ère des idéologies où il fallait choisir entre libéralisme, communisme et fascisme, alors que c'est l'évolution technologique qui dicte sa loi, comme le pensait Marx, le progrès des connaissances et techniques (la connaissance change le monde plus que les grandes idées).

Si nous n'avons pas notre mot à dire dans cette évolution, à quoi bon en parler ? C'est que, ne pas pouvoir décider de l'avenir n'implique aucun fatalisme ni laisser-faire. Seulement, plutôt que de s'étriper vainement sur le monde idéal que nous voudrions construire, et qui n'a aucune chance d'exister, cela nous oblige à faire de la prospective pour se préparer au monde qui nous attend vraiment et prévenir les catastrophes qui s'annoncent. La prospective est d'autant plus indispensable dans une époque de rupture où tout s'accélère comme maintenant mais c'est aussi ce qui la rend presque impossible. Il y a trop de bouleversements qui se combinent, dont on ne peut prévoir les effets après-coup, pas plus que les nouvelles découvertes ou pratiques émergentes. Le "cycle de la hype" est là pour montrer qu'on se trompe toujours sur les nouvelles technologies, la science-fiction ne pouvant que tomber dans les pires simplismes alors qu'elle est prise bien trop au sérieux. On ne fait jamais que prolonger les dernières tendances, ce qui est très insuffisant, mais c'est notre situation - et la question qui nous est posée, reste de savoir ce qu'on peut faire dans ce contexte d'avenir incertain.

La difficulté de se projeter dans l'avenir est flagrante quand on voit les jugements les plus opposés sur l'Intelligence Artificielle dont les performances progressent si rapidement depuis quelques années seulement et qui commence tout juste à déferler dans nos vies avec les assistants personnels ou domestiques. Si certains ne veulent y voir rien de nouveau, soulignant les limitations actuelles, d'autres tombent dans les exagérations les plus extrêmes, de la crainte du grand remplacement par les robots, qui seront plutôt nos partenaires, à notre asservissement par une intelligence supérieure, quand ce n'est pas une Singularité mythique, extrapolation exponentielle qui n'a aucun sens. La vérité, c'est que l'IA va bien tout bouleverser dans les prochaines années, plus même que le numérique dont elle est l'aboutissement, donnant sens à toutes les données qui se transmettent en masse. On ferait mieux d'en tenir compte mais si on peut s'extasier qu'AlphaGo Zero puisse apprendre en 40 jours une science du Go qui a mis 3000 ans à s'élaborer - tout comme on s'est extasié de la rapidité de calcul de nos ordinateurs - cela n'a rien à voir avec une intelligence omnisciente. Kevin Kelly a raison de dire que la peur d'une intelligence artificielle supérieure à la nôtre est irrationnelle car l'intelligence étant multidimensionnelle, une intelligence supérieure n'a pas de sens sinon dans un domaine spécialisé et il y a des limites à l'intelligence qui ne peut être infinie (ni générale). Apparemment, la seule façon de s'approcher des capacités humaines, c'est d'ailleurs de s'inspirer de notre cerveau mais on n'a pas forcément intérêt à l'imiter complètement car on reproduirait tout autant sa folie (un excès de logique) et ses risques d'erreurs (comme ceux de la pensée de groupe). Il faut ajouter, que, bien plus qu'on ne croit, notre intelligence est déjà largement extérieure (langage, livres, sciences, etc.), liée à notre environnement historique et notre formation plus qu'à notre cerveau.

L'intelligence artificielle va révolutionner de nombreux domaines, comme la médecine, la psychiatrie, l'éducation, les transports (autonomes), la finance, les sciences, la justice, etc. Le Washington Post a confié à un programme baptisé Heliograf l'écriture automatique de plus de 800 brèves, couvrant des élections ou actualités sportives, et l'agriculture robotisée sans l'homme du semis aux récoltes pourrait encore détruire des emplois agricoles, etc., jusqu'à être obligés d'imposer dans certains secteurs, comme la santé ou les crèches, un "quota d'humains" présents ! Il est raisonnable de penser que tout cela devrait provoquer un chômage de masse durable, bien que ce ne soit pas si certain - le chômage étant plutôt notre passé immédiat. Une étude (de PwC) prétend même que l'intelligence artificielle pourrait faire grimper le PIB mondial d'ici 2030. Pour la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement, si les changements technologiques en cours "ne peuvent pas expliquer les problèmes actuels du marché du travail", le problème réside dans le fait "qu'ils apparaissent à un moment où la conjoncture macroéconomique est faible dans les pays avancés". Le risque de la robotisation n'est pas une fin du travail catastrophique mais serait plutôt un accroissement des inégalités (de la captation par le capital). En tout cas, si l'automatisation a supprimé 140 000 emplois aux USA dans la distribution traditionnelle, elle en aurait créé 400 000 (de moins bonne qualité) et, en Allemagne où il y a 8 robots pour 1000 salariés, 4 fois plus qu'aux USA, cela n'a pas créé de chômage mais une baisse des salaires... Il faut s'attendre malgré tout à la disparitions de métiers comme à des réductions considérables d'effectifs dans la plupart des branches mais cela prendra du temps et ne sera pas la disparition du travail, encore moins de l'humain même si ce sont des IA qui programmeront d'autres IA (ce qui n'est pas si extraordinaire). Au lieu de nous remplacer, la meilleure stratégie c'est que les robots apprennent à demander de l'aide ou des précisions à leur interlocuteur quand ils manquent d'informations pour décider quoi faire. Ainsi, Google se concentre sur l'interface entre l'IA et les humains avec PAIR ou People+AI Research voulant créer une empathie et des "émotions" chez les robots pour faciliter le travail avec eux. Il ne faut pas oublier que le principal progrès promis par l'IA, c'est surtout de simplifier l'interface avec l'utilisateur, loin de l'éliminer, jusqu'à devenir transparente, et c'est ce qui aura le plus de conséquences (surtout quand on en sera à une véritable compréhension du langage qui est encore très rudimentaire). Un certain nombre des craintes fantasmatiques suscitées par l'Intelligence Artificielle devraient se dégonfler lorsque sera disponible l'équivalent d'un tableur pour que ces outils d'apprentissage automatique puissent être utilisés par tous.

Par contre, on verra certainement une nouvelle transformation radicale du travail une fois l'IA généralisée, comme en toute révolution technologique. Les enjeux de l'économie resteront probablement à peu près les mêmes, de réduire le chômage et les inégalités, mais surtout de s'adapter aux transformations du travail, où sans doute beaucoup se fera de chez soi et par intermittence, en donnant plus d'importance au développement humain. Ce n'est donc pas la fin du travail mais le développement de la précarité qui va rendre nécessaire de nouvelles protections comme un revenu garanti (selon le Roosevelt Institute, un revenu universel de 1.000 dollars par mois accélèrerait la croissance de 12,56% sur huit ans).

Il n'y a pas que le travail qui sera profondément impacté par la révolution de l'Intelligence Artificielle qui n'a certes pas que des bons côtés puisque permettant notamment un renforcement de la surveillance. Une "smart city" chinoise traque ainsi chaque habitant en permanence. Surtout, l'IA va impacter la guerre aussi fondamentalement que le nucléaire et il y aura des guerres entre intelligences artificielles, comme entre robots boursiers. Ce n'est pas pour rien que la Chine investit massivement dans l'IA afin d'en devenir leader en 2030 - y compris militairement. La course aux armements ne fait que commencer car utiliser l'IA serait la meilleure façon de lutter contre les IA malveillantes. Il n'y a pas de quoi s'emballer pour autant en s'imaginant que l'IA pourrait prendre le pouvoir mais on peut s'inquiéter de biais cognitifs dans les données voire de manipulations. Ce qui pourrait aider aux décisions gouvernementales, et les rendre moins hasardeuses, pourrait tout aussi bien renforcer un pouvoir autoritaire. En tout cas, s'il ne faut pas surestimer ses capacités à court terme, il faut se garder de les sous-estimer à plus long terme et ne pas croire qu'elle ne fera pas de grands progrès alors qu'on n'en est qu'au tout début.

C'est l'Intelligence artificielle qui aura incontestablement le plus d'impact sur nous dans les années à venir, même si on n'a pas vraiment les moyens de savoir jusqu'où, mais il y a bien d'autres processus matériels qui vont déterminer notre avenir, ce que l'IA pourra nous aider à mieux prévoir. En dehors de la technologie et du climat, c'est la démographie qui va le plus bouleverser nos prochaines décennies, à la fois le vieillissement des populations et l'immigration venant d'Afrique où se concentrera la croissance démographique, menant à un métissage généralisé aidé par les applications de rencontre (il y a comme toujours métissage et non pas remplacement de l'ancienne population). On nous promet d'ailleurs des bébés sur mesure, voire se développant dans des utérus artificiels (supposez qu'on démontre que la gestation naturelle fait trop souffrir l'enfant avant et pendant l'accouchement!). C'est donc loin d'être une disparition de l'humanité même si, d'ici là, le bioterrorisme constitue une menace très sous-estimée, du même ordre que le nucléaire. Le transhumanisme, qu'on a bien du mal à appréhender, se fera à plus long terme au moins pour coloniser Mars. Le déclin américain ouvre une période d'incertitude géopolitique qui peut dégénérer mais il semble que se renforce malgré tout une gouvernance mondiale constituant une sorte d'Etat universel ou Empire du Droit qu'on peut dire post-démocratique, malgré les élections, mais qui constituera avec la combinaison de l'IA et des réseaux numériques une sorte de cerveau planétaire. Cette globalisation peut d'ailleurs favoriser les sentiments séparatistes et la revalorisation du local. Il ne faut pas oublier non plus que de nombreuses catastrophes naturelles peuvent se produire aussi, de l'éruption d'un super-volcan à une éruption solaire destructrice ou une pandémie mortelle. L'avenir n'est jamais assuré et la seule chose qui soit sûre, c'est qu'il ne ressemblera guère à ce qu'on aura imaginé (moins différent ou d'autres façons). Au lieu de croire que la question est réglée, les jeux sont faits et qu'il ne se passera plus rien, il nous faut rester constamment en éveil, attentifs à ce qui nous arrive, toujours si difficile à évaluer - un peu plus d'intelligence ne sera pas de trop.

Suite : Le langage de la conscience et L’existence éthique de l’être parlant.

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