L’aliénation dans le travail

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J'ai essayé de montrer les dangers du concept moderne d'aliénation (à partir de Feuerbach et Marx), concept entièrement négatif car renvoyant à une identité ou une essence humaine mutilée, faisant de l'aliéné un véritable sous-homme. J'avais critiqué aussi la conception individualiste qu'avait Gorz de l'aliénation dans le travail et son idéal d'auto-production sous-estimant notamment la participation à une entreprise collective.

Chez Hegel, au contraire, malgré sa négativité qui la dépouille de sa subjectivité, l'aliénation est beaucoup plus positive ou dialectique puisqu'elle représente le moment de l'objectivation, de la réalisation, c'est-à-dire de notre existence matérielle en acte à l'intersection de l'esprit et de la matière, du sujet et de l'objet. Le sujet se pose en s'opposant à l'objet, y compris à son propre objet, sa production qu'il dépasse, mais il a besoin pour cela de passer par l'objet. L'aliénation est donc pour Hegel une nécessité de l'expression et de la conscience de soi alors que, si on remet la dialectique sur ses pieds matériels, l'aliénation dans le travail relève plutôt de nécessités extérieures, de besoins sociaux et vitaux, ce qui n'empêche pas que le travail nous objective et que nous y sommes mis en question dans notre être.

Car le Soi immédiat, c’est-à-dire le Soi sans aliénation, valant en et pour soi, est sans substance. (Hegel, Phénoménologie de l'Esprit)

De son côté, dans l'Être et le Néant, Sartre parle une fois d'aliénation dans le travail, page 495, mais, sinon, désigne ainsi notre chosification sous le regard de l'autre. En fait, on peut dire que l'aliénation est chez lui constitutive de l'existence, d'un Pour-soi qui doit toujours renier l'En-soi qu'il est devenu et qui le fige, liberté qui est négation du donné, action de rupture avec le passé et de projection dans le futur. Cette alternance entre objectivation et désobjectivation s'applique assez bien au travail. C'est particulièrement net avec le travail artistique qui ne supporte pas la répétition mais, à un bien moindre degré, on pourrait l'appliquer à toute activité ou travail qu'on n'a pas choisi mais qui nous aliène dans la mesure même où cela nous manifeste, nous identifie, nous objective ("qu'est-ce que vous faites dans la vie ?").

L'impératif de nous désidentifier de notre travail n'est pas seulement une nécessité ontologique, l'intervention d'une liberté arbitraire, mais peut se comprendre plutôt comme la nécessité de corriger la représentation que mon travail donne de moi, retrouvant la "réthorique des passions" d'Aristote, où la passion se définit comme réaction à la représentation que l'autre a de moi - afin de restaurer notre image (désir de reconnaissance) - négativité plus spécifique comme négation de la négation. Cela se traduit ordinairement par ce qu'on appelle l'ambition ou simplement la recherche de l'excellence, vouloir toujours faire mieux mais devrait surtout inciter à trouver un travail-passion - exigence de la nouvelle économie désormais.

On n'a pas besoin ainsi de faire du travail une activité individuelle, ce qui est individuel, c'est le dépassement, la négation du travail tel qu'il m'objective, l'inquiétude du travailleur, son désir, son existence hors-travail (je ne suis pas qu'un travailleur, je fais de la musique, etc). Le temps libre comme non travail n'a pas de valeur en soi comme situation originaire (scholé, otium) mais seulement comme envers du travail - ce que l'ennui du chômeur montre bien, théoriquement dépouillé pourtant de son aliénation, de toute hétéronomie, de son objet de détestation même. En tout cas, le sens du travail n'est pas individuel, il est social, l'autonomie dans le travail sert à faire le nécessaire, pas à faire n'importe quoi ni à notre "libre développement", ne supprimant pas du tout l'hétéronomie du système de production qu'on soit salarié ou indépendant. Par contre, l'individuel s'incarne dans un parcours singulier, des compétences particulières et un revenu qui est bien individuel lui, même si c'est le salaire d'une entreprise collective.

Ce n'est pas parce que le travail nous colle à la peau qu'il serait une réalité subjective, ce n'est pas la réalisation de soi (une auto-création) et peut même être une infamie, il provient toujours d'une contrainte extérieure et d'une position sociale, nécessité de l'existence matérielle. Pas plus que l'Etat, ce n'est l’existence spirituelle de la communauté mais la participation matérielle à un système de production et une évolution technologique largement autonome.

Qu'il y ait donc une aliénation positive du travail, nous engageant dans une dialectique de l'objectivation, dans le monde social, ne doit pas mener à nier pour autant tout ce que le travail peut comporter de souffrances, tout ce qu'on peut critiquer comme aliénation dans le travail (subordination, pénibilité, répétition, ennui, exploitation) qu'on doit combattre dans la mesure du possible pour améliorer les conditions de travail mais on ne peut faire que le travail, comme inversion locale de l'entropie sans cesse recommencée (travail qui n'a pas de fin), n'exige un effort et de se plier à l'extériorité pour assurer la part qui nous a été confiée. Le travail nous restera toujours étranger de quelque façon, étrangeté du réel qui ne se plie pas à nos quatre volontés et mobilise toutes nos énergies pour pas grand chose souvent, mais cela n'affecte pas aussi négativement l'être du travailleur qu'on a pu le penser et la dureté du réel n'efface pas la face positive du travail comme socialisation, maîtrise de son métier, exercice de ses capacités, réussite et reconnaissance monétaire, tout ce qui fait qu'on tient à son travail comme à sa place - sans qu'on puisse donc s'y identifier tout-à-fait.

Ce n'est pas parce qu'on ne peut s'en passer, servitude de l'existence et de la simple survie, qu'il faudrait le survaloriser, lui donner une importance métaphysique, mais son aliénation est plus ambivalente qu'on ne l'a prétendu puisque perdre son emploi est encore pire et perte d'autonomie plutôt (exposant au mépris et à l'ennui). Beaucoup de retraités aussi (pas tous) ne se relèvent pas d'avoir quitté la "vie active". Pour les femmes, un travail extérieur leur a permis de se libérer un peu des liens familiaux et des travaux domestiques, d'être plus indépendantes. Si l'emploi devait disparaître, ce qui est plus que douteux, il y aurait d'autres formes d'entreprises collectives et de services aux personnes, pas la fin du travail donc mais sa transformation en travail autonome et en plateformes locales ? On pourra toujours vouloir changer de travail, trouver un meilleur travail, sortir de la routine ou grimper des échelons, sans jamais pouvoir s'en satisfaire ni échapper jamais à son aliénation dans l'autre ou atteindre un but final - tant qu'on sera encore vivant...

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