Qu’est-ce que la démocratie ?

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Il y a un grand malentendu sur la démocratie et toute une fausse mythologie sur ses origines et ce qu'elle est supposée être. D'abord, on nous rebat les oreilles de son invention par les Grecs alors que les agriculteurs qui ont remplacé les marins-pêcheurs de la culture mégalithique, étaient très égalitaires et démocratiques si l'on en croit Alain Testart qui parle à leur sujet de "démocraties primitives". Ce n'est pas que les inégalités en étaient absentes mais assez mal tolérées, et, lorsqu'un village devenait trop peuplé avec des inégalités trop grandes, un groupe partait refonder un nouveau village ailleurs.

La démocratie athénienne

Mais alors, si la démocratie était relativement courante dans la préhistoire, bien que dominée par des régimes hiérarchiques et militaires depuis le néolithique, qu'est-ce que les Grecs ont inventé ? On pourrait dire qu'ils ont juste formalisé la démocratie, passage à l'écrit des diverses constitutions permettant la réflexion sur leurs principes, mais, en fait, ils ont surtout inventé la démocratie marchande inégalitaire ! C'est le coup de génie de Solon, d'effacer les dettes d'un côté (et l'esclavage pour dette) tout en favorisant la richesse marchande de l'autre côté en divisant la société en classes selon leur revenu annuel mais on retient plus l'effacement des dettes... Comme la réforme de Solon date de -594 on entend souvent que la démocratie athénienne aurait duré 3 siècles, ce qui est absolument faux. D'abord le régime qu'il a institué était plutôt mixte, combinant aristocratie, oligarchie et démocratie censitaire, celle-ci s'appliquant surtout aux tribunaux (jurys populaires tirés au sort). Ensuite, ce régime n'a même pas tenu jusqu'à la mort de Solon, la tyrannie revenant en -560 sous une forme d'ailleurs favorable au peuple. Enfin, il faudrait être conscient qu'à l'époque de Solon, Athènes n'était qu'une petite ville assez pauvre, sa population pouvant se réfugier sur l'acropole en cas d'attaques.

Non seulement la première démocratie n'a pas été durable mais c'est Pisistrate (-561 ou -552 ou -538/-527), un tyran éclairé (il y en a eu d'autres mais ce n'est pas la majorité), de la famille de Solon et favorable au peuple (bien que gouvernant par le gourdin), qui allait rendre Athènes prospère et un peu plus "démocratisée", s'attaquant aux privilèges des riches, instaurant un impôt sur le revenu ainsi qu'un système de crédit pour résoudre la question agraire. Son règne sera à l'origine d'un développement économique sans précédent, notamment du commerce de la céramique, ainsi que de grands travaux, aidé providentiellement par la découverte de mines d'or et d'argent. C'est aussi Pisistrate qui ouvrira la première bibliothèque publique. Le peuple était bien le destinataire de ses politiques, il n'en était pas l'acteur.

Clisthène tentera ensuite, en -507, d'élaborer sur cette base matérielle une constitution démocratique, remplaçant les divisions censitaires et familiales par les dèmes (divisions territoriales), au nom de l'égalité des citoyens, bien que gardant une forte composante oligarchique (l'Aéropage) et sans aucune remise en cause des inégalités de richesse. A partir de -483, l'importance prise par la flotte athénienne contre les Perses renforcera encore son caractère démocratique par besoin de mobiliser un grand nombre de marins.

La tyrannie reviendra cependant à la fin catastrophique du règne si brillant pourtant - pendant 32 ans (461-429) - de Périclès, qui était lui aussi un riche aristocrate de la famille de Clisthène, tout cela ne témoignant pas d'un esprit particulièrement démocratique (sauf qu'il rémunèrera la participation aux institutions démocratiques pour les ouvrir aux pauvres) ! Pire, lorsque la démocratie sera rétablie après les atrocités des trente tyrans, ce sera pour tomber dans la démagogie et ils ne trouveront rien de mieux que de condamner Socrate à mort en -399 comme bouc émissaire du désastre...

Il y a eu ensuite une démocratie plus apaisée bien que très versatile, jusqu'à la domination macédonienne en -338, mais on est quand même assez loin de la légende qu'on en a faite. Ce qu'on peut appeler démocratie ici, c'est de se vouloir fondée sur la liberté et l'égalité des citoyens mais il faut comprendre que cette égalité formelle (isonomie) n'a rien d'une égalité réelle étant basée d'une part sur l'inégalité entre les esclaves et les citoyens libres (qui font la guerre) et d'autre part, comme on le verra, sur l'égalité marchande - produisant pourtant de fabuleuses inégalités de richesse. On n'est plus du tout dans l'égalitarisme des démocraties primitives (de nombre plus restreint). Pour la plupart des auteurs (Aristote, Montesquieu, Rousseau, Tocqueville), la démocratie, se définit effectivement par l'égalité (juridique) des citoyens alors qu'il serait plus juste de dire qu'on a affaire à une forme de démocratie inégalitaire ! La limite de ces inégalités serait seulement pour Rousseau "que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre"[1] mais ce n'est qu'un voeux pieux.

Cette contradiction entre le droit et le fait manifeste bien que ce ne sont pas des idées qui mènent le monde et modèlent notre réalité mais que ce sont des causalités matérielles et des intérêts pratiques qui forgent nos représentations et sont à l'oeuvre derrière l'idéologie démocratique - qui est aussi fortement liée à l'écriture et au niveau culturel général. Le facteur militaire est important, on l'a vu, mais le marché serait le déterminant principal de la démocratie si l'on en croit Archytas de Tarente, dirigeant-philosophe ami de Platon, pour qui le concept d'égalité se serait imposé dans les rapports marchands, l'échange équitable entre le vendeur et l'acheteur grâce à une mesure commune et une pensée raisonnée[2] qui égalisent les contractants. Le marché serait ainsi la condition de la démocratie inégalitaire régie par un droit égalitaire alors que, pour Montesquieu, l'essor du commerce semblait rendre impossible la vertu nécessaire à la démocratie, même s'il pacifiait les relations.

La Révolution française

L'autre origine mythique de la démocratie, c'est bien sûr la Révolution Française qui vient pourtant après les révolutions anglaises et américaines mais se voudra plus universelle et fondée en raison, donnant l'illusion que les hommes font l'histoire et d'une marche vers le progrès, l'émancipation et la rationalité. Les malentendus, là aussi, sont nombreux puisque 1) les événements échappaient complètement aux révolutionnaires ne faisant que réagir dans l'urgence sans plan préconçu, 2) la prétention de constituer une volonté générale et d'appliquer à une grande nation les principes du Contrat social négligeaient les avertissements de Rousseau (et Aristote ou Montesquieu) qu'une telle démocratie n'a de sens que dans un territoire réduit (ce que Bookchin appellera une démocratie de face à face), sinon c'est le fascisme et la terreur 3) enfin, le dernier mensonge, c'est de faire croire que nos institutions seraient issues de la Révolution alors qu'en dehors de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, elles viennent directement de la monarchie constitutionnelle ou de l'Empire !

La Révolution a certes coupé la tête du Roi mais elle n'a pas été victorieuse pour autant, elle a échoué lamentablement laissant place à un pouvoir corrompu puis à l'Empire. La déception a été terrible pour ceux qui y croyaient comme Hegel, tombant dans une profonde dépression. Il y avait de quoi. Les monarchies constitutionnelles qui ont suivi n'ont fait qu'imiter le régime anglais que Montesquieu donnait en modèle d'une division des pouvoirs et d'une démocratie très encadrée (ce que Aristote appelait une république modérée mais qui est plutôt une oligarchie élective). Nos républiques représentatives ont prolongé ces institutions où il ne faut voir nulle "volonté générale" encore moins une auto-détermination populaire (alors même que les femmes en étaient longtemps exclues). Continuer à donner corps à ces fictions fera qu'on s'étonne ensuite de ne pas être en démocratie ! Nous sommes juste dans un régime électif pluraliste de division des pouvoirs et de résolution des conflits entre forces opposées par votes majoritaires.

La première conséquence de ces procédures bâtardes, faites pour assurer la paix sociale et un minimum de soutien populaire, c'est qu'il n'y a jamais une complète légitimité du pouvoir politique, qu'on peut (doit) contester par des mouvements sociaux au contraire du démocratisme à la mode qui prétend rétablir par constitution un pouvoir incontestable cette fois, au nom de la volonté générale d'un peuple uni complètement irréel - ne témoignant ainsi que de l'ignorance de ceux qui le défendent et ne pouvant déboucher que sur un pouvoir autoritaire. En dehors du local et une démocratie de face à face, il faut faire avec l'imperfection de nos institutions en pesant sur elles de l'intérieur comme de l'extérieur, il n'y a pas le choix.

La globalisation

L'idée d'une auto-fondation de la démocratie, défendue notamment par Castoriadis, n'a aucun sens à l'échelle d'un pays mais encore moins, si l'on peut dire, dans un empire. C'est bien l'empire d'Alexandre (puis Romain) qui a ôté toute pertinence à la démocratie athénienne tout comme aujourd'hui les nations ont perdu l'essentiel de leur "souveraineté" dans une globalisation numérique et marchande qui est une sorte d'empire du Droit qui dépasse bien l'Europe. Nos régimes démocratiques libéraux nous donnent seulement à choisir nos représentants qui devront composer avec les réalités économiques et sociales qu'on ne soumet pas si facilement au volontarisme politique mais qui nous échappent en grande partie.

C'est ce qui fait que, plus les masses en jeu sont importantes, plus on passe du gouvernement à la gouvernance qui est une sorte d'expertocratie, de technocratie, où la démocratie n'a guère son mot à dire, en effet, même si des ONG et des campagnes médiatiques peuvent peser sur les décisions sans passer par les urnes. On peut donc parler de post-démocratie sauf que la démocratie n'a jamais pu être effective à ce niveau où les puissances matérielles s'imposent (aussi bien dans les "démocraties populaires") alors que depuis toujours, répétons-le, il ne peut y avoir que des démocraties locales (pour Athènes, le quorum des assemblées avait été fixé à 6 000 citoyens).

Il vaudrait mieux adapter notre action à ces réalités et différents niveaux que de rêver à une "véritable démocratie" qui règlerait tous nos problèmes comme si tout le monde pensait comme nous et que le réel n'existait pas sur lequel on se cogne. On est dans des rapports de force, la coalition de différents groupes ou partis, pas dans l'expression du véritable peuple fantasmé qui balaie tout sur son passage.


1. Du contrat social II/11 :

Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout sistême de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté, & l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particuliere est autant de force ôtée au corps de l’Etat ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle.

J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile ; à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance & de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au dessous de toute violence & ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang & des loix, & quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, & nul assez pauvre pour être contraint de se vendre : Ce qui suppose du côté des grands modération de biens & de crédit, & du côté des petits, modération d’avarice & de convoitise.

2. Archytas de Tarente :

Le calcul raisonné (logismos), une fois découvert, met fin à l'état de discorde (stasis) et amène la concorde (homonoia) ; car, de ce fait, il n'y a plus de convoitise (pléonexia) et l'équité (isotès) est réalisée ; et c'est par elle que s'effectue le commerce en matière d'échange contractuel ; grâce à cela les pauvres reçoivent des puissants, et les riches donnent à ceux qui en ont besoin, ayant les uns et les autres la confiance (pistis) qu'ils auront par ce moyen l'égalité (isotès).

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31 réflexions au sujet de “Qu’est-ce que la démocratie ?”

  1. Merci de cette intéressante rétrospective historique.
    En même temps, il serait utile de rappeler qu'on ne parle en matière de "démocratie grecque" ou de "révolution française" que d'un monde strictement masculin. Donc dans la phrase "la Révolution Française qui vient pourtant après les révolutions anglaises et américaines mais se voudra plus universelle et fondée en raison, donnant l'illusion que les hommes font l'histoire et d'une marche des hommes vers le progrès, l'émancipation et la rationalité", si le mot "homme" signifie sans doute les individus de sexe masculin, que signifie le mot "universel" ?

    • Il n'est pas si évident que "les hommes naissent libres et égaux" ne concernerait pas les femmes, la formulation en tout cas est universelle mais il est bien connu que le vote des femmes est très tardif (et n'a d'ailleurs rien changé), l'égalité des femmes se fera attendre jusqu'à très récemment. J'aurais sans doute dû le redire mais le caractère universel de la révolution française a surtout été ressenti par les autres pays, en opposition à des révolutions uniquement nationales.

      (finalement j'ai rajouté une allusion, certes trop courte mais indispensable en effet)

  2. Merci,
    Je pensais que l'acte fondateur principal, la rendant possible à priori,avait été celui de briser les solidarités familiales.
    j'opposais dans mon esprit solidarité familiales, ethnique, réseaux, blockchain...que je me représente de forme équivalente,
    avec la solidarité par un système de valeurs (philia?) sur un territoire.
    ça et la conscience d'être seuls responsables de leurs lois la définissant ensuite à postériori.

    "Athènes n'existe pas, elle n'est que la ville des athéniens."
    En tout cas c'est une manière de voir le monde entièrement à l'inverse et bien moins trompeuse que la nôtre.
    "il y a bien une objectivité de la subjectivité dans son monde" cf votre chapitre sur Hegel.

    Je ne crois pas que ce soit de "démocratie" dont nous nous languissions réellement, ce n'est qu'une excuse pour une société de "temporarily embarrassed millionaires." qui a de plus en plus de mal à y croire.
    Je pense que l'idée même, en est devenue définitivement impossible.
    Cette "culture des assemblées" dont parle Birgitta Jónsdóttir par exemple, est inexistante chez nous.
    et les "enracinés" de part le monde qui avaient été naturellement récalcitrants aux utopies socialistes le siècle dernier, en voie de disparition.

    La force, le droit, mais il manque tout de même ce qui définit la légitimité.

    • Il faut renoncer justement à l'idée de légitimité, au mythe d'une démocratie réelle et incontestable. Ce n'est qu'un équilibre des pouvoirs, la seule légitimité "démocratique" étant celle du respect des procédures formelles (c'est clair aux USA où Trump était minoritaire, tout comme Bush jr). Il reste toujours une part d'arbitraire. Au lieu de l'idéalisme d'une authentique volonté du peuple, il faut admettre qu'on est dans des rapports de force et qu'on ne s'accorde pas du tout sur ce qu'il faut faire (où s'affrontent des erreurs inverses).

      Ce n'est pas si grave du fait qu'on n'a pas tellement le choix, les décisions sont imposées par les événements (l'extérieur) et les erreurs sont assez vite sanctionnées, ne reste que ce qui marche et ce qui est accepté majoritairement. Alain était persuadé, bien que du camp progressiste, que les gouvernements suivaient relativement bien la politique souhaitée par une majorité (ce qui n'empêche pas une opposition minoritaire virulente).

      Les Grecs ne craignaient rien tant que la discorde, la guerre civile, et pour eux la philia était nécessaire à la concorde. Il est cependant très problématique de reprendre cette philia à notre époque. Il faut le redire, dès l'époque d'Aristote la philia n'était plus requise sous l'autorité de l'empire d'Alexandre. Les Grecs partaient régulièrement fonder des colonies et ces groupes avaient besoin d'être soudés, donc de choisir leurs compatriotes. Ce n'est plus du tout le cas, ce pourquoi, revendiquer cette philia (la convivialité) n'est que vouloir exclure ceux qui n'y participent pas et cultiver la xénophobie qu'on le veuille ou non. Il y avait une vraie fierté grecque revendiquant l'égalité et de se donner leurs propres lois mais, comme montré, c'est une égalité fondée sur l'inégalité (esclaves, barbares, femmes, richesse). La pure division territoriale en dèmes au lieu des liens familiaux est d'ailleurs déjà la substitution du droit objectif (des habitants quelconques) aux sentiments subjectifs.

      Dans un empire (de la force ou du droit), on ne choisit pas ses concitoyens, seul compte non pas la philia (l'unité) mais le niveau de révolte et le risque de guerre civile à mener trop de gens au désespoir. On peut hélas constater qu'il y a toujours une forte minorité (autour de 20%) qui est sacrifiée (les pauvres) mais lorsque ce pourcentage augmente trop, la stabilité est mise en cause. Ce ne sont pas des concepts ni des valeurs qui sont en jeu mais des processus matériels.

      On n'a pas besoin d'une démocratie mythique (mystique) mais une démocratie locale reste possible et souhaitable et je ne suis pas sûr que la culture des assemblées ne soit plus présente ici. J'ai au contraire le souvenir de la passion qu'elles soulevaient. Il n'en faut pas trop mais c'est une dimension essentielle de l'existence. Nuit debout en était l'expression - bien que je trouvais cela très nul de s'imaginer dicter ses lois à l'univers au contraire d'une assemblée locale, s'occupant de son milieu de vie. Au niveau local on a aussi intérêt à renforcer la philia en organisant des banquets et fêtes, ce qui se fait par ici, où les fermes sont éloignées, pour entretenir les rapports de voisinage, la difficulté étant là aussi les différences de culture entre les parisiens qui s'installent et les gens du coin, limitant le "vivre-ensemble", ce qu'il faut accepter dans une république.

  3. Alain Touraine essayait aussi de répondre à cette question dans un livre du même titre paru vers 1990.
    Il parle de la démocratie comme le fruit d'une double tension portée par "l'acteur" (le dada de Touraine), échapper à la communauté (émancipation) et échapper à l'état autoritaire. Il voyait, à l'époque, la démocratie menacée, par le danger de dissolution de l'individu dans le marché et auquel répondait un retour des communautés (des tribus). Avant lui, Auguste Comte et Durkheim pointaient à leur façon l'individualisme comme un pb pour la démocratie, l'idée que le collectif avait été jeté avec l'eau du bain de la révolution.

    • Les tentatives de déduire la démocratie de la subjectivité des acteurs me semblent vaines au regard du développement des démocraties qui a pu assurer leur durabilité et même leur hégémonie. Il faut s'habituer à penser à l'envers, à partir du résultat plus que de l'intention. Aussi étonnant cela puisse paraître, la liberté ne me semble pas une aspiration spécifiquement humaine mais une stratégie du vivant qui s'impose d'elle-même notamment dans l'immatériel (mais aussi pour les agriculteurs). Il est par contre exact qu'on a tendance dans les petits groupes à adopter un fonctionnement apparemment démocratique (bien qu'en fait souvent derrière un leader) qui est simplement une façon de faire consensus.

      La démocratie est née du marché plus qu'elle n'est menacée par lui mais depuis le début, depuis les Grecs, le marché est dénoncé (en vain). L'unité de la communauté est menacée dès lors qu'elle n'est plus requise et qu'il suffit de suivre des procédures. L'individualisme lui-même provient plutôt du salariat, du revenu individuel. Le déracinement de l'industrie et la perte des solidarités sociales (locales et familiales) où le social se déconstruit a effectivement motivé la naissance de la sociologie, l'interrogation sur comment on tenait ensemble. Ce n'est pas parce qu'on s'aime, ni qu'on ne fait qu'un.

      • La subjectivité des acteurs n'est pas tout, mais peut-on la négliger? Le vivant, c'est bien d'être capable de capter et d'utiliser des informations pour..., pas seulement d'obéir à des lois physiques.
        C'est possible que quand on considère une société étendue, ce soit le côté "thermodynamique" qui l'emporte?

        • Il ne s'agit pas de négliger la subjectivité des acteurs qui est importante, surtout pour les acteurs, mais pas déterminante. Beaucoup de communistes qui ont donné leur vie pour leur idéal auraient été horrifiés des régimes qu'ils ont aidé à mettre en place. On peut expliquer l'idéologie qui les a motivé, on peut expliquer par d'autres raisons ce que sont devenus ces prétendues "démocraties populaires" mais c'est la réalité qui compte et qui tranche. Il est bien évident qu'on se cogne à des limites matérielles à tous les coins de rue, ce n'est pas qu'une question de thermodynamique et n'a rien de nouveau mais il est certain que plus les masses sont en jeu et moins la subjectivité peut l'influencer.

        • Il n'y a pas d'obéissance aux lois physiques, il n'y a que contrainte et possible réaction rétroactive aux contraintes.

          La thermodynamique n'est pas une loi anti-information, elle est une information qui entraîne toutes les bifurcations qu’entraîne l'information

          • @ Olaf, J'utilise le terme de thermodynamique simplement pour le cas où ce seraient les solutions qui coûtent le moins d'énergie qui s'imposeraient (la tendance des systèmes à minimiser leur énergie potentielle, à occuper l'état le plus stable disponible).
            @JZ,
            oui, bien sûr, Saint Benoît, l'enfer pavé de bonnes intentions.

      • La démocratie est née du marché plus qu'elle n'en est menacée par lui

        Cette formulation me semble discutable au regard du recul démocratique (au sens institutionnel) qu'entérinent les traités continentaux imposés par les multinationales et les Etats (CETA, TAFTA, JEFTA etc.). Naître du marché ne signifie pas que les pratiques démocratiques au sens large ne soient pas émancipées et qu'elles en dépendent totalement in fine. Il faudrait ensuite définir la notion de marché. Le "marché" préhistorique, le marché de la Grèce antique etc. A la manière de Polanyi on ne saurait faire abstraction de l'insertion nécessaire, de l'encastrement du marché au sein de la société.

        • Il est certain que de nos jours la démocratie s'identifie aux frontières (et la xénophobie), ce pourquoi il ne faut pas s'y laisser prendre. Je ne suis pas favorable aux traités internationaux mais aux circuits courts, ce qui n'est pas une question de démocratie.

          Je ne crois plus trop à l'encastrement du marché de Polyani. Lorsque les Grecs vendaient leur vin et leur huile d'olive aux Egyptiens, c'était déjà très déterritorialisé. Le commerce, c'est d'abord de transformer les distances en profit. On ne peut réduire le marché au marché du village, marché lui-même affecté par l'afflux d'or d'Amériques, par exemple. Il faut admettre que nous ne sommes pas sortis de l'évolution mais que nous en restons sujets comme d'un réel extérieur qui se moque de nos frontières.

  4. Ces critiques rejoignent celles que l'on peut formuler à l'encontre de K. Marx qui entendait remplacer le régime de la nécessité par celui de la liberté, c'est à dire une société ou une classe de prolétaires "pour-soi", consciente d'elle-même, s'auto-déterminant, impliquant nécessairement la démocratie. Toutefois, j'ai l'impression que cette notion de démocratie était peu présente chez K. Marx, peut-être avait-il déjà l'intuition de son caractère problématique.

    • Cela fait longtemps que je dénonce la faiblesse, la naïveté paradoxale de la pensée de Marx sur la politique et la démocratie alors qu'il en fait une critique impitoyable par ailleurs mais, effectivement, la propriété collective était supposée permettre une expression directe d'un prolétariat unifié, et faire disparaître avec les classes toutes les pratiques politiciennes...

      Ce qu'il faudrait, c'est que la liberté devienne une telle évidence qu'on ne se préoccupe plus de la liberté mais de ce qu'il faut faire avec, du nécessaire et du possible.

  5. Les propriétés macroscopiques sont déterminées par les propriétés microscopiques. La pratique démocratique locale peut profondément modifier la pratique démocratique à tous les échelons. Cette pratique locale me semble déterminante. Donc, oui à toutes les initiatives qui peuvent renforcer cette pratique locale, ça me semble être un prérequis, une condition nécessaire, pour les niveaux plus vastes.

    • Les pratiques locales peuvent certes influencer les autres échelons mais, non, les propriétés macroscopiques ne sont pas déterminées par les propriétés microscopiques en général. Chaque niveau a ses propres règles déterminées par les rapports aux entités de même niveau plus que par leurs éléments. Une guerre ne dépend pas des pratiques locales mais de l'antinomie entre deux pays. Les pratiques locales très démocratiques de la plupart des Etats américains influencent l'ambiance générale mais très peu le complexe militaro-industriel et le gouvernement central.

      On ne fera jamais une véritable démocratie nationale ou fédérale, seulement des procédures électives et des votes de ratification (qu'on peut perdre). On appelle quand même cela une démocratie mais sous sa forme minimale car, de toutes façons, on a moins le choix qu'on s'imagine à ces niveaux supérieurs de gouvernance. Qu'on se coltine la démocratie locale serait déjà pas mal et en montrerait les limites loin des rêves idéologiques.

      • Le marges de manœuvre sont peut-être minces, les conditions objectives (externes) de l'exercice politique sans doute écrasantes.
        Oui, je suis sans doute allé un peu loin, mais malgré tout, développer une culture et une pratique démocratique locale pourrait tout de même être un facteur stabilisant pour les niveaux supérieurs, en améliorant l'appréciation de ce qu'on peut en attendre par exemple. Aujourd'hui, une part de l'instabilité politique qui profite au populisme me semble reposer, au moins en partie, sur une attente beaucoup trop importante de ce que peuvent faire les élus et globalement la machine politique. En contribuant à développer des pratiques, ou une culture démocratique, profitables à tous les niveaux.

          • L'histoire de la gratuité, c'est un truc qui lui vient d'Attali et son économie positive. Je crois que c'est une "utopie à massacrer". Tout est contenu dans une expression paradoxale: "Etre désintéressé et fier de l'être"!!! qui pointe que la reconnaissance est toujours bien présente au cœur de la gratuité. D'ailleurs nous avons besoin de cette reconnaissance, comme retour d'expérience, ne serait-ce que pour savoir si ce que nous offrons à la communauté est apprécié.

          • "Etre désintéressé et fier de l'être"

            J'ai des emmerdes infinies avec ma famille en ce moment, et j'essaye de me démerder avec pour ne plus être emmerdé, pour ne plus avoir à être fier, pour qu'on me foute la paix avec ce devoir d'être fier de moi. Etre fier de moi, ne m'intéresse pas.

            Pour que les membres de ma famille retrouvent un équilibre qui leur permettra de m'oublier un peu quand nous aurons trouvé des solutions auxquelles je m'active.

          • Olaf,
            Tu décris une situation particulière qui est celle de la rupture, le désir de ne plus avoir d'échanges.
            La personne qui est dans une démarche qu'elle croit de gratuité, c'est à dire qu'elle veut donner à un groupe, à la communauté, aux autres, et n'attend rien en retour, peut souvent se dire ou se sentir fière de sa générosité désintéressée. C'est donc que son geste n'est en définitive pas gratuit. De l'autre côté, je voulais pointer le rôle que joue la reconnaissance sur le plan de l'échange et de l'information qualitative qui s'y rattache. Est-ce que ce que je donne si "généreusement" est apprécié ou pas? J'ai besoin de savoir pour m'ajuster, pour ajuster ma "générosité". Voilà au moins deux raisons pour lesquelles la gratuité ne me semble pas un bon principe, soit c'est faux, soit on ne perçoit pas le versant fonctionnel de la reconnaissance.
            (le bouquin ou Attali défend la gratuité comme principe organisateur c'est "La voie humaine" paru en 2004)

          • "Tu décris une situation particulière qui est celle de la rupture, le désir de ne plus avoir d'échanges."

            Pas du tout, je n'ai pas de désir de ne pas avoir d'échange, mais le désir de résoudre un problème( plusieurs en fait ) qui crée des échanges archi-stressants qui sont pénibles.

          • La gratuité fait partie des faux arguments contre un revenu garanti tout comme le plein emploi ou pour le anarchistes la disparition de l'Etat voire de la monnaie. Ces positions théoriques sont en dehors de la réalité mais la gratuité a un rôle important, surtout là où il n'y a pas de rareté, notamment pour tout le numérique. Il faut l'étendre à tous les domaines où c'est faisable mais il est idiot de croire pouvoir l'étendre partout. Il y a donc le champ de la gratuité et il y a besoin d'un revenu qu'on choisit de dépenser selon ses priorités - choix ayant aussi valeur d'information et qui fait son caractère positif pour l'économie.

  6. Il me semble que le développement d'une structuration expérimentale des niveaux de décision pourrait favoriser une organisation plus démocratique. Le principe serait de décider au plus bas niveau possible, si on n'y parvient pas, on monte d'un niveau etc... C'est un principe qui fonctionne bien dans une entreprise et qui limite considérablement la bureaucratisation et l'arbitraire. Je crois que c'est un principe politique transposable favorable à la démocratie.

  7. Ce qui se passe en Catalogne donne un aperçu du caractère anti-démocratique des prétendues démocraties occidentales. Cela étant, on peut penser, au delà du contexte local qu'il y a peut être une tentative de retrouver un semblant de souveraineté en s'émancipant par le bas - du moins en croyant s'émanciper - des institutions. Même si les motivations ne sont pas forcément des plus démocratiques.

  8. Un peu hors sujet, quoique, sur qui fait les prix, de l'eau au moulin de Jorion (regarder la vidéo, c'est assez insupportable, mais ça vaut quand même la peine).
    J'aurais assez facilement la tentation de transposer certains des mécanismes sous-jacents à ce discours (sur les effets de concentration, de polarisation) au domaine politique et en fin de compte à la démocratie.
    La culture/pratique (le plus souvent l'absence de culture) de la prise de décision, me semble un sujet primordial, préliminaire et déterminant, à tout enjeu démocratique.

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