Il y a un grand malentendu sur la démocratie et toute une fausse mythologie sur ses origines et ce qu'elle est supposée être. D'abord, on nous rebat les oreilles de son invention par les Grecs alors que les agriculteurs qui ont remplacé les marins-pêcheurs de la culture mégalithique, étaient très égalitaires et démocratiques si l'on en croit Alain Testart qui parle à leur sujet de "démocraties primitives". Ce n'est pas que les inégalités en étaient absentes mais assez mal tolérées, et, lorsqu'un village devenait trop peuplé avec des inégalités trop grandes, un groupe partait refonder un nouveau village ailleurs.
La démocratie athénienne
Mais alors, si la démocratie était relativement courante dans la préhistoire, bien que dominée par des régimes hiérarchiques et militaires depuis le néolithique, qu'est-ce que les Grecs ont inventé ? On pourrait dire qu'ils ont juste formalisé la démocratie, passage à l'écrit des diverses constitutions permettant la réflexion sur leurs principes, mais, en fait, ils ont surtout inventé la démocratie marchande inégalitaire ! C'est le coup de génie de Solon, d'effacer les dettes d'un côté (et l'esclavage pour dette) tout en favorisant la richesse marchande de l'autre côté en divisant la société en classes selon leur revenu annuel mais on retient plus l'effacement des dettes... Comme la réforme de Solon date de -594 on entend souvent que la démocratie athénienne aurait duré 3 siècles, ce qui est absolument faux. D'abord le régime qu'il a institué était plutôt mixte, combinant aristocratie, oligarchie et démocratie censitaire, celle-ci s'appliquant surtout aux tribunaux (jurys populaires tirés au sort). Ensuite, ce régime n'a même pas tenu jusqu'à la mort de Solon, la tyrannie revenant en -560 sous une forme d'ailleurs favorable au peuple. Enfin, il faudrait être conscient qu'à l'époque de Solon, Athènes n'était qu'une petite ville assez pauvre, sa population pouvant se réfugier sur l'acropole en cas d'attaques.
Non seulement la première démocratie n'a pas été durable mais c'est Pisistrate (-561 ou -552 ou -538/-527), un tyran éclairé (il y en a eu d'autres mais ce n'est pas la majorité), de la famille de Solon et favorable au peuple (bien que gouvernant par le gourdin), qui allait rendre Athènes prospère et un peu plus "démocratisée", s'attaquant aux privilèges des riches, instaurant un impôt sur le revenu ainsi qu'un système de crédit pour résoudre la question agraire. Son règne sera à l'origine d'un développement économique sans précédent, notamment du commerce de la céramique, ainsi que de grands travaux, aidé providentiellement par la découverte de mines d'or et d'argent. C'est aussi Pisistrate qui ouvrira la première bibliothèque publique. Le peuple était bien le destinataire de ses politiques, il n'en était pas l'acteur.
Clisthène tentera ensuite, en -507, d'élaborer sur cette base matérielle une constitution démocratique, remplaçant les divisions censitaires et familiales par les dèmes (divisions territoriales), au nom de l'égalité des citoyens, bien que gardant une forte composante oligarchique (l'Aéropage) et sans aucune remise en cause des inégalités de richesse. A partir de -483, l'importance prise par la flotte athénienne contre les Perses renforcera encore son caractère démocratique par besoin de mobiliser un grand nombre de marins.
La tyrannie reviendra cependant à la fin catastrophique du règne si brillant pourtant - pendant 32 ans (461-429) - de Périclès, qui était lui aussi un riche aristocrate de la famille de Clisthène, tout cela ne témoignant pas d'un esprit particulièrement démocratique (sauf qu'il rémunèrera la participation aux institutions démocratiques pour les ouvrir aux pauvres) ! Pire, lorsque la démocratie sera rétablie après les atrocités des trente tyrans, ce sera pour tomber dans la démagogie et ils ne trouveront rien de mieux que de condamner Socrate à mort en -399 comme bouc émissaire du désastre...
Il y a eu ensuite une démocratie plus apaisée bien que très versatile, jusqu'à la domination macédonienne en -338, mais on est quand même assez loin de la légende qu'on en a faite. Ce qu'on peut appeler démocratie ici, c'est de se vouloir fondée sur la liberté et l'égalité des citoyens mais il faut comprendre que cette égalité formelle (isonomie) n'a rien d'une égalité réelle étant basée d'une part sur l'inégalité entre les esclaves et les citoyens libres (qui font la guerre) et d'autre part, comme on le verra, sur l'égalité marchande - produisant pourtant de fabuleuses inégalités de richesse. On n'est plus du tout dans l'égalitarisme des démocraties primitives (de nombre plus restreint). Pour la plupart des auteurs (Aristote, Montesquieu, Rousseau, Tocqueville), la démocratie, se définit effectivement par l'égalité (juridique) des citoyens alors qu'il serait plus juste de dire qu'on a affaire à une forme de démocratie inégalitaire ! La limite de ces inégalités serait seulement pour Rousseau "que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre"[1] mais ce n'est qu'un voeux pieux.
Cette contradiction entre le droit et le fait manifeste bien que ce ne sont pas des idées qui mènent le monde et modèlent notre réalité mais que ce sont des causalités matérielles et des intérêts pratiques qui forgent nos représentations et sont à l'oeuvre derrière l'idéologie démocratique - qui est aussi fortement liée à l'écriture et au niveau culturel général. Le facteur militaire est important, on l'a vu, mais le marché serait le déterminant principal de la démocratie si l'on en croit Archytas de Tarente, dirigeant-philosophe ami de Platon, pour qui le concept d'égalité se serait imposé dans les rapports marchands, l'échange équitable entre le vendeur et l'acheteur grâce à une mesure commune et une pensée raisonnée[2] qui égalisent les contractants. Le marché serait ainsi la condition de la démocratie inégalitaire régie par un droit égalitaire alors que, pour Montesquieu, l'essor du commerce semblait rendre impossible la vertu nécessaire à la démocratie, même s'il pacifiait les relations.
La Révolution française
L'autre origine mythique de la démocratie, c'est bien sûr la Révolution Française qui vient pourtant après les révolutions anglaises et américaines mais se voudra plus universelle et fondée en raison, donnant l'illusion que les hommes font l'histoire et d'une marche vers le progrès, l'émancipation et la rationalité. Les malentendus, là aussi, sont nombreux puisque 1) les événements échappaient complètement aux révolutionnaires ne faisant que réagir dans l'urgence sans plan préconçu, 2) la prétention de constituer une volonté générale et d'appliquer à une grande nation les principes du Contrat social négligeaient les avertissements de Rousseau (et Aristote ou Montesquieu) qu'une telle démocratie n'a de sens que dans un territoire réduit (ce que Bookchin appellera une démocratie de face à face), sinon c'est le fascisme et la terreur 3) enfin, le dernier mensonge, c'est de faire croire que nos institutions seraient issues de la Révolution alors qu'en dehors de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, elles viennent directement de la monarchie constitutionnelle ou de l'Empire !
La Révolution a certes coupé la tête du Roi mais elle n'a pas été victorieuse pour autant, elle a échoué lamentablement laissant place à un pouvoir corrompu puis à l'Empire. La déception a été terrible pour ceux qui y croyaient comme Hegel, tombant dans une profonde dépression. Il y avait de quoi. Les monarchies constitutionnelles qui ont suivi n'ont fait qu'imiter le régime anglais que Montesquieu donnait en modèle d'une division des pouvoirs et d'une démocratie très encadrée (ce que Aristote appelait une république modérée mais qui est plutôt une oligarchie élective). Nos républiques représentatives ont prolongé ces institutions où il ne faut voir nulle "volonté générale" encore moins une auto-détermination populaire (alors même que les femmes en étaient longtemps exclues). Continuer à donner corps à ces fictions fera qu'on s'étonne ensuite de ne pas être en démocratie ! Nous sommes juste dans un régime électif pluraliste de division des pouvoirs et de résolution des conflits entre forces opposées par votes majoritaires.
La première conséquence de ces procédures bâtardes, faites pour assurer la paix sociale et un minimum de soutien populaire, c'est qu'il n'y a jamais une complète légitimité du pouvoir politique, qu'on peut (doit) contester par des mouvements sociaux au contraire du démocratisme à la mode qui prétend rétablir par constitution un pouvoir incontestable cette fois, au nom de la volonté générale d'un peuple uni complètement irréel - ne témoignant ainsi que de l'ignorance de ceux qui le défendent et ne pouvant déboucher que sur un pouvoir autoritaire. En dehors du local et une démocratie de face à face, il faut faire avec l'imperfection de nos institutions en pesant sur elles de l'intérieur comme de l'extérieur, il n'y a pas le choix.
La globalisation
L'idée d'une auto-fondation de la démocratie, défendue notamment par Castoriadis, n'a aucun sens à l'échelle d'un pays mais encore moins, si l'on peut dire, dans un empire. C'est bien l'empire d'Alexandre (puis Romain) qui a ôté toute pertinence à la démocratie athénienne tout comme aujourd'hui les nations ont perdu l'essentiel de leur "souveraineté" dans une globalisation numérique et marchande qui est une sorte d'empire du Droit qui dépasse bien l'Europe. Nos régimes démocratiques libéraux nous donnent seulement à choisir nos représentants qui devront composer avec les réalités économiques et sociales qu'on ne soumet pas si facilement au volontarisme politique mais qui nous échappent en grande partie.
C'est ce qui fait que, plus les masses en jeu sont importantes, plus on passe du gouvernement à la gouvernance qui est une sorte d'expertocratie, de technocratie, où la démocratie n'a guère son mot à dire, en effet, même si des ONG et des campagnes médiatiques peuvent peser sur les décisions sans passer par les urnes. On peut donc parler de post-démocratie sauf que la démocratie n'a jamais pu être effective à ce niveau où les puissances matérielles s'imposent (aussi bien dans les "démocraties populaires") alors que depuis toujours, répétons-le, il ne peut y avoir que des démocraties locales (pour Athènes, le quorum des assemblées avait été fixé à 6 000 citoyens).
Il vaudrait mieux adapter notre action à ces réalités et différents niveaux que de rêver à une "véritable démocratie" qui règlerait tous nos problèmes comme si tout le monde pensait comme nous et que le réel n'existait pas sur lequel on se cogne. On est dans des rapports de force, la coalition de différents groupes ou partis, pas dans l'expression du véritable peuple fantasmé qui balaie tout sur son passage.
Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout sistême de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté, & l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particuliere est autant de force ôtée au corps de l’Etat ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle.
J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile ; à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance & de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au dessous de toute violence & ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang & des loix, & quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, & nul assez pauvre pour être contraint de se vendre : Ce qui suppose du côté des grands modération de biens & de crédit, & du côté des petits, modération d’avarice & de convoitise.
Le calcul raisonné (logismos), une fois découvert, met fin à l'état de discorde (stasis) et amène la concorde (homonoia) ; car, de ce fait, il n'y a plus de convoitise (pléonexia) et l'équité (isotès) est réalisée ; et c'est par elle que s'effectue le commerce en matière d'échange contractuel ; grâce à cela les pauvres reçoivent des puissants, et les riches donnent à ceux qui en ont besoin, ayant les uns et les autres la confiance (pistis) qu'ils auront par ce moyen l'égalité (isotès).
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