J'ai déjà essayé de montrer quel était le sens de la vie et de l'évolution, qui est celui d'une diminution croissante de l'entropie, un peu plus que la persistance dans l'être ou une complexification. Il me paraît très utile de le savoir pour comprendre l'histoire et nos sociétés, en premier lieu l'évolution technique comme processus autonome, mais on ne peut dire que ce soit un sens qui nous touche, point de vue qui reste extérieur dans lequel on peut certes s'inscrire, qu'on peut s'approprier, mais qui reste quand même assez abstrait.
Pour l'existentialisme, le sens de la vie nous concerne plus intimement et se confond avec notre projection dans le futur, ce qu'on a à être, ce qu'on veut devenir. C'est ce qui sera, par exemple, le fondement de la critique du travail d'André Gorz pour qui la nécessité de donner sens à son travail passerait par le fait de "voir le bout de ses actes". Cela me semble contestable et surtout trop centré sur l'individu, tout comme l'idéal aristotélicien d'une action qui soit à elle-même sa propre finalité (comme la musique), gommant notamment la dimension de participation à une entreprise collective. Il ne suffit pas de voir le bout de ses actes pour donner sens à son travail de même qu'il ne suffit pas d'augmenter le temps libre pour ne pas s'ennuyer. C'est aller un peu vite en besogne.
Il y a bien dans l'existentialisme une vérité intime, d'être mis en question dans notre être, mais qui nous enferme trop dans notre petite personne et peut mener, comme tout un pan de la philosophie, vers un "développement personnel" si vain. Même les utopies politiques n'ont pas peur de promettre l'épanouissement de l'individu et de ses capacités, dans une conception spinoziste qui correspond sans doute à ce qu'on peut considérer comme la véritable réussite personnelle et va très bien à certains mais ne trouve pas d'écho en moi, ne suffit pas en tout cas à faire sens. Dans une société parfaite, pour quelle raison écrire des poèmes ou philosopher ? La création artistique censée exprimer notre précieuse intériorité ne serait-elle plus qu'un passe-temps sans conséquence ? Ne perd-elle pas tout sens justement ? Le sens ne vient que des actions collectives, de l'histoire et de l'inachevé, d'un enjeu vital pour l'avenir.
Contre un socialisme de caserne effaçant toute individualité, il était salutaire de défendre l'autonomie de l'individu mais ce serait folie inverse de le dépouiller de sa dimension sociale. Comme je le répète souvent, et contrairement à l'idéologie naïve de la liberté, l'autonomie sert à faire le nécessaire, pas à faire n'importe quoi. Le vieil idéal d'être de plus en plus libre est un idéal vide, sans contenu et donc dépourvu de sens. Il faut répondre à la question : que voulez-vous faire de cette liberté ? Que chacun fasse ce qui lui plait ne suffit pas. Le sens ne se décide pas, il n'est sens qu'à s'imposer à nous de l'extérieur, de la société elle-même, sens qu'on n'a pas choisi mais dans lequel on est engagé. Ce qui nous manque pour donner sens à notre vie, notre journée, notre travail, ce n'est aucune condition matérielle mais seulement le sentiment de travailler à une oeuvre commune, d'y avoir une action positive, d'y être reconnu. Dans les pires situations, un résistant pouvait vivre intensément le sens de son combat alors que le confort bourgeois nous laisse dans un ennui profond. On connaît l'histoire du casseur de cailloux qui est heureux parce qu'il construit une cathédrale mais, non, on ne trouvera pas le sens en soi-même. Il n'y a de sens que nécessaire et inscrit dans une finalité collective, un parti-pris manifestant nos appartenances et motivant nos actions.
L'ambition personnelle n'est pas le moteur le plus important des hommes malgré la catéchisme libéral qui a contaminé une partie des utopistes pour lesquels, dans une fin de l'histoire sans plus de conflits, de révoltes, d'injustices, chacun s'occuperait de son propre développement, supposé en harmonie avec les autres. Il y a incontestablement des personnes ambitieuses voulant être les meilleurs, la philosophie en a fait son idéal souvent, mais je ne m'y retrouve pas du tout et suis loin d'être le seul. J'avais trouvé révélateur qu'un animateur télé demande à un comédien en vu s'il avait été fasciné par la gloire de vedettes de l'époque auxquelles il aurait voulu ressembler, celui-ci le reprenant aussitôt : non, il ne cherchait pas la gloire, il était un militant participant à une troupe post-soixante-huitarde. Voilà qui a plus de sens même si on se nourrissait d'illusions - illusions qui étaient celles de l'époque, pas les nôtres, et auxquelles il fallait s'affronter, dur travail de l'histoire qui dépasse notre petite vie.
Lorsque je témoignais du désarroi dans lequel me laissait l'échec politique d'une vie militante, un interlocuteur voulait me rassurer par le fait que j'avais malgré tout construit une oeuvre mais, là aussi, j'avais répondu que ce n'était pas le but recherché. Je n'avais pas voulu être un penseur politique, j'avais essayé de penser la politique et comprendre le monde pour le transformer, ce qui est tout autre chose. Je n'ai jamais fait carrière, ni dans la politique, ni dans la philosophie, ayant affaire à la chose même, aux urgences du moment comme à nos erreurs de jugement, ceci au détriment de mes propres intérêts me laissant sans ressources souvent.
Ce n'est pas non plus parce que j'avais du goût pour les spéculations ni pour l'érudition. Le simple plaisir de connaître dont se réclamait Aristote me paraît bien terne par rapport à la préservation de notre avenir et la lutte contre les injustices ou nos préjugés et illusions, mettant réellement la vérité en jeu. La valeur d'une connaissance tient au contexte et à son usage idéologique ou pratique. Une connaissance qui nous laisserait indifférents serait à peine une connaissance, tout au plus un enregistrement. Là aussi le sens vient de l'extérieur, la valeur du sens, de notre implication, se mesurant d'ailleurs aux sacrifices qu'on y consent.
Le fait que finalement je me retrouve complètement isolé pourrait faire penser à une aventure solitaire alors que c'est toujours pour la bonne cause que j'ai pris mes distances avec mes anciens camarades, sans aucune arrière-pensée mais au nom de la vérité et pour avoir plus de chances d'atteindre nos finalités collectives, même s'il a fallu en rabattre sur nos idéaux. C'est à chaque fois un déchirement pénible à vivre de rompre avec ses appartenances mais ce n'est pas pour se replier sur soi, éprouvant au contraire de façon plus aigüe encore la dimension communautaire du sens, même si c'est un sens qui peut nous tromper. Ces moments de séparation avec des militants qu'on appréciait tiennent bien plus de la dépression que d'une libération (les anciens communistes en rupture de parti en ont témoigné).
Je ne vois pour ma part aucune jouissance dans le désoeuvrement : tous les plaisirs me sont offerts mais je n'en goûte aucun. On peut difficilement être plus farouchement attaché à sa liberté que je le suis mais je n'en fais pas un quelconque paradis (il m'est arrivé de dire que, dans mon trou perdu, je vis au paradis mais que j'y vis l'enfer comme partout). Cette liberté est toujours prise dans la réaction et ne sert que la nécessité du moment mais s'inscrit dans un destin collectif - celui de l'écologie, de l'ère de l'information et du développement humain (pas le développement personnel).
Nous ne sommes pas des exceptions, ce sont les dominants qui le sont dont on vante les réussites exceptionnelles et qui mettent en scène leur narcissisme - mais parmi ceux-là même, le plus grand nombre malgré tout se réfère à un ordre supérieur et se justifie par des valeurs sociales. Bien sûr ce sera plus souvent la religion que la politique qui fournira un sens commun mais les plus grands banquiers voleurs sont des croyants qui vont à l'église, donnent aux bonnes oeuvres, etc.
L'individualisme, lui, n'a aucun sens malgré son apparente évidence. Personne ne trouvera de sens en lui-même, et pas plus dans une société future. L'amour non plus ne saurait se suffire, c'est même sa dimension politique. Une passion comme celle de la musique prend bien plus de poids comme affirmation d'appartenance à une mode ou un mouvement social transgressif. Il faut reposer la question des rapports de l'individu et du collectif autrement que dans leur stricte opposition puisque l'individu pense à partir d'un collectif. Ce n'est pas parce que l'autonomie de l'individu est indispensable que cela l'exclut du groupe à le laisser seul juge de sa participation à l'action commune, tout comme ce n'est pas parce que le sens est toujours collectif qu'il n'est pas pluriel et qu'on pourrait l'imposer de force aux individus.
En tout cas, il y a de quoi récuser le souci de soi plus ou moins biologisant dont on nous rebat les oreilles, aussi bien que la surestimation de notre singularité (qui est un fait sauf qu'on est fait des autres) pour revenir au sens commun et aux réalités sociales même si le désir de reconnaissance reste fondamental (et conflictuel). L'individualisme comme idéologie collective n'est pas naturel mais découle du salariat, c'est-à-dire de l'individualisation du revenu et n'empêche pas que pour donner sens à sa propre vie, il faut l'inscrire dans une finalité collective et une nécessité qui nous dépasse, projection dans un futur au-delà de notre propre existence plus que jouissance éphémère ou présence au monde.
Sans cette dimension globalisante, que la plupart appelleraient spirituelle, la vie est invivable sans doute (ne l'est-elle pas pour beaucoup ?) mais le sentiment de perte de sens provoqué par la ruine de nos idéaux ne se justifie pas tant que ça, la mort de Dieu et la fin des grandes idéologies ne laissent pas un désert absurde, une absence de valeurs dans l'indifférence des espaces infinies quand les menaces écologiques appellent notre engagement de façon on ne peut plus pressante et qu'il y a tant de fausses croyances à combattre.
Ce qui apparaît bien plus problématique, c'est d'imaginer une société idéale où notre existence n'aurait plus aucun sens, aucun poids, aucune dimension citoyenne ou militante, devenue anonyme dès lors qu'on ne pourrait plus changer l'avenir, n'ayant plus qu'à développer ses propres talents. Tout cela ne me semble pas aller de soi. Il ne suffit pas de s'épanouir comme une plante ni de rivaliser avec les autres, ni même de la famille ou du travail. Il semblerait plutôt qu'il n'y ait de sens de la vie, en dehors de la religion, que si le sens n'est pas donné d'avance mais dans la lutte et le danger d'un avenir incertain.
Bien sûr, ce n'est pas parce que l'être parlant a besoin de sens et qu'il ne peut le trouver qu'à l'extérieur que le sens serait toujours bénéfique. C'est une puissance très ambivalente (il n'y a pas que la technique), il est même à l'origine des plus grandes horreurs (guerre des religions, nazisme, communisme, terrorisme, etc). C'est presque toujours au nom du Bien qu'on fait le Mal et toute raison de vivre est aussi une raison de mourir ou de tuer. Cela n'empêche pas que nous organisons notre existence en fonction d'un avenir possible, nous nous projetons dans un futur qui est forcément collectif mais sans aucune garantie de ne pas délirer à prendre nos désirs pour la réalité. Heureusement tous les sens ne sont pas mortifères, il y a autant de forces positives et l'écologie réparatrice qui nous inscrit dans la longue durée pourrait échapper à la malédiction des utopies et sortir le sens de l'identité constituée contre un ennemi - pas si sûr, la défense de la vie et de la planète pouvant justifier tous les massacres pour des écologistes fanatisés. Le sens reste dangereux, le collectif reste dangereux et c'est aussi ce qui donne du poids à nos engagements et sens à notre existence.
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