René Riesel n'avait aucune idée d'à quel point il avait raison en parlant "Du progrès dans la domestication" puisque, plusieurs études semblent bien confirmer que notre espèce se caractérise justement par le fait que nous nous sommes domestiqués nous-mêmes (et féminisés) avant de domestiquer les animaux (d'abord les chiens). C'est un nouvel exemple de la façon dont nous avons été modelés par le milieu et la technique dans le sens d'une dénaturation culturelle nous séparant de l'animal sauvage en nous faisant plus dociles, capables de se retenir et de suivre des règles sociales, d'obéir enfin (c'est la capacité d'obéir qui donne sens à notre liberté).
Bien sûr, tout est relatif et progressif mais notre domestication signifie que nous avons dû apprendre à réfréner, voire refouler, nos instincts, ce qui se serait fait par élimination (de la reproduction au moins) des plus agressifs et impulsifs, c'est-à-dire principalement ceux qui avaient le plus de testostérone (cela se voit sur les crânes). La causalité hormonale n'est qu'un des aspects de cette sélection sociale mais elle constitue la condition nécessaire à une plus grande socialité, capable de remplacer la violence par le langage ou des rites (ce que Norbert Elias appelait la civilisation des moeurs, qui ne s'est donc pas arrêtée depuis). Il faut dire que les Bonobos aussi ont évolué dans cette direction mais en privilégiant la sexualité.
L'hypothèse intéressante ici, c'est que le développement de notre gros cerveau était antérieur à celui de la culture, précédant l'élimination des plus agressifs qui aurait été la conséquence de nos capacités cognitives permettant de se liguer contre les plus violents (condition de la culture). En d'autres termes, chez les humains, les gentils gagnent contre les méchants (contre la brute blonde néandertalienne), les fils peuvent tuer le père tyrannique de la horde primitive !
On peut d'ailleurs voir dans cette contestation des dominants et l'émergence de la force des faibles, la simple conséquence du perfectionnement et de la disponibilité des armes (qui permettent effectivement aux plus faibles de tuer les plus forts). C'est une hypothèse complémentaire à celle de l'extermination des autres populations consacrant la supériorité des armes et qui pouvait expliquer également l'accélération de l'évolution génétique constatée à cette époque, le rôle de la sélection interne ayant donc été tout autant déterminant, avec sans doute pour partie aussi une certaine domestication des hommes par les femmes (sélection sexuelle).
Ce processus de domestication a donné lieu à des changements génétiques, plusieurs études récentes suggèrent que cela nous a transformé de façon similaire à d'autres espèces domestiquées.
Dans les 200.000 dernières années, les humains ont commencé à éliminer les individus ayant trop de réactions agressives. Des compétences sociales de plus en plus complexes auraient permis aux premiers humains de se liguer contre les terreurs du quartier. Il est bien connu que les chasseurs-cueilleurs d'aujourd'hui font la même chose. Ceux qui s'entendaient entre eux, prenaient l'avantage.
Une fois que les humains ont commencé à s'auto-domestiquer, des changements dans la crête neurale auraient pu nous faire devenir une espèce plus communicative. Quelque chose de semblable se produit avec les oiseaux chanteurs: les oiseaux domestiqués ont des chants plus complexes que leurs homologues sauvages.
Il faut nuancer bien sûr et surtout ne pas réduire notre évolution à une production de l'homme par l'homme, comme le penseraient les marxistes, alors que c'est la pression environnementale qui a finalement sélectionné la domestication de l'espèce, permettant des groupes élargis, ce qui est la condition d'un langage et d'une culture évoluée (des techniques) qui sont les véritables vecteurs de l'humanisation du monde (comme elles le seraient sur d'autre planètes). Sinon, il ne faut pas oublier qu'il y a toujours des violences masculines. Françoise Héritier rappelle que "L'Homme est la seule espèce dont les mâles tuent les femelles". Les tyrans n'ont assurément pas disparus mais pour maintenir des communautés dans le temps, les dominants ont dû malgré tout intégrer une certaine modération (sagesse des anciens) par rapport aux sauvages. Le processus de domestication ne fait que continuer, notamment avec la sortie du patriarcat. La découverte récente de fossiles de Sapiens archaïques datés de 300 000 ans renforce cette idée que ce n'était pas un aboutissement mais le début de notre propre évolution, la baisse de la testostérone (visible notamment dans le menton) ne daterait même que de 80 000 ans, avec un refroidissement brutal (alors qu'on date la langue mère de 60 000 ans), et continue elle aussi.
Si la domestication a de quoi nous effrayer, nous destinant à l'obéissance (ce qui n'est pas une découverte!), il est quand même encourageant de voir possiblement inscrit dans le cerveau lui-même cette capacité de s'unir pour se révolter, possibilité qui n'est pas hormonale ni grégaire mais purement cognitive - capacité qu'il ne faut pas surestimer pour autant (cela n'a pas empêché l'esclavage, depuis la préhistoire, mais l'a au contraire permis), pas plus qu'il ne faut surestimer nos capacités cognitives justement, surtout lorsque les problèmes dépassent notre niveau local mais nous avons incontestablement été domestiqués par sélection culturelle (artificielle) comme par un long apprentissage de la culture et du langage qui ne sont plus biologiques. Cette répression de nos pulsions n'est bien sûr pas sans susciter des résistances ou des névroses voire de la rage mais refuser la domestication comme un cheval rétif, serait juste s'exclure de la communauté ainsi que du langage et de la raison pour revenir à l'arbitraire de l'automatisme instinctuel et d'une violence irresponsable.
Tout ceci n'est pas entièrement nouveau mais s'inscrit bien dans mes recherches actuelles. Il y a juste quelques études supplémentaires récentes comme celle qui repère dans l'évolution de notre génome le même “syndrome de domestication” que nos animaux domestiques (notamment dans la crête neurale), favorisant une néoténie plus adaptable qui maintient dans l'infantile et la dépendance. La toute dernière étude fait de la schizophrénie une pathologie de la domestication, mais l'article de ScienceNews, cité au début, donne des liens vers des études plus anciennes qui vont dans le même sens.
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