Jacques Robin, 10 ans après

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L'événement de l'information
Je ne peux pas, en ce jour anniversaire, ne pas penser à Jacques Robin qui est mort, il y a tout juste 10 ans le 7/7/7 et qui m'aura sollicité en permanence de 2002 à 2007. Même si mon rôle était essentiellement critique, ce qu'il m'a apporté a été décisif, non seulement par son estime mais de m'avoir ouvert aux sciences, ce que je n'aurais jamais osé tout seul et qui est bien sûr fondamental. Le plus important pourtant, c'est incontestablement son insistance sur l'information et sur la rupture qu'elle produisait avec l'ère de l'énergie, avertissant sans cesse qu'on était en train de "changer d'ère". L'étonnant, c'est que 10 ans après, cette rupture reste encore relativement méconnue, déniée ou du moins minimisée alors que l'accélération technologique affole tous les repères. Cela donne la mesure de son avance, et du retard d'une époque sur sa conscience d'elle-même.

L'information a mauvaise presse, elle est trop sordide par rapport à la haute opinion que nous avons de notre esprit. Le langage est incontestablement un objet bien plus noble et représentant de notre humanité, au-delà d'un matérialisme réducteur. Le tournant linguistique de la philosophie ne s'intéressait pas du tout à l'information sinon pour s'en distinguer : la parole ne se réduit pas à l'information (elle s'adresse à l'autre et toute phrase est un fantasme, elle construit un monde). Sauf que, l'information, c'est la vie et que nous sommes vivants, pas seulement humains. La place de l'information dans l'inversion de l'entropie est absolument cruciale mais avait été complètement ignorée par les grandes philosophies jusqu'ici. Ce qui peut étonner, c'est que pratiquer l'informatique (comme je le faisais) ne suffisait pas à comprendre l'information et son importance. L'insistance de Jacques Robin était donc bien indispensable, dans sa répétition même, pour nous rendre sensible l'événement de l'information.

On peut dire, certes, qu'il a juste repris les idées d'Henri Laborit (fondant "le groupe des dix", ancêtre du Grit, avec Edgar Morin et Jacques Robin), parlant dans "La nouvelle grille" de la nécessité de passer de la "société thermodynamique" à la "société informationnelle" mais il aura du moins passé sa vie à vouloir en convaincre les autres. En tout cas, c'est bien grâce à lui que j'ai pris l'information au sérieux même si j'ai dû pour cela clarifier ce concept d'information qui restait très flou. Jean-Marc Lévy-Leblond n'avait vu rien de neuf dans mon livre, "Le monde de l'information", que Jacques Robin lui avait envoyé pour le publier, et c'était vrai dans le sens que je n'inventais rien mais pas dans le sens où cela n'aurait pas été nouveau pour les intellectuels contemporains. On en est d'ailleurs toujours au même point, ces travaux n'ayant pas été diffusés et n'intéressant personne apparemment. La réaction de Rocard en avait témoigné, disant de mon texte que Jacques Robin avait voulu signer, qu'il ne savait qu'en faire, "comme d'un couteau une poule" ! Et pourtant, il y aurait quelques propriétés de l'information à mieux prendre en compte (notamment son caractère non linéaire). Une philosophie de l'information essaie paraît-il de se constituer mais j'en avais, je crois, donné quelques lignes de force dès ma première année au Grit - et avant même d'avoir vraiment éclairci le concept d'information - avec "l'improbable miracle d'exister" (09/2002) qui me semble toujours un de mes meilleurs textes et qui a suscité l'admiration de quelques uns mais pas de Jacques Robin, et je n'ai toujours pas bien compris pourquoi...

Il se pourrait que notre adaptation au numérique ait fini par commencer ! Il ne serait pas mauvais qu'on en ait une vision globale comme avait tenté de le faire Jacques Robin au lieu de se contenter de mesures dispersées mais il semble bien qu'être un précurseur ne sert pas à grand chose, ce qu'on dit reste à peu près inaudible tant que le temps n'est pas venu où il n'est plus possible de nier les changement en cours. A 10 ans de distance on peut dire que cela tient encore le coup (développement humain, revenu garanti, économie plurielle), que c'est même encore trop novateur, le jugement de l'histoire est donc positif sur ces points quand il a balayé tant de gloires du moment.

J'ai bien sûr beaucoup évolué moi-même depuis et déserté le milieu intellectuel, ayant perdu (avec Gorz juste après) mes principaux interlocuteurs, mais on peut dire que je creuse le même sillon. Je sais ce que je lui dois, et comment oser être un "honnête homme" osant parler de sciences, de politique et de philosophie (ce qui en scandalise certains) s'il ne m'en avait transmis l'exigence ? C'est tout ce qu'on peut transmettre, le désir.

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18 réflexions au sujet de “Jacques Robin, 10 ans après”

    • La technique et l'information étaient déjà un enjeu depuis des millénaires.

      Information transmise par le langage, l'écriture, l'imprimerie, puis le numérique.

      C'est probablement une affaire de facteur d'échelle exponentiel, au point que l'information source de non linéarité bifurcatrice pose le problème de sa cinétique de traitement face à une accumulation potentielle proche de l'infini.

        • S'il pose la question, c'est qu'il croit avoir la réponse (fausse) mais il n'y a pas d'information en soi (une information répétée n'est plus une information). Il y a dans l'article les liens vers les textes qui définissent précisément l'information, en particulier "Le monde de l'information".

          L'information est un élément d'un système de communication ou d'apprentissage et ne désigne donc pas une qualité simple mais une structure composée, complexe et d'origine biologique, qui se distingue fondamentalement du signal physique et de l'énergie. La définition la plus générale de l'information c'est subjectivement "ce qu'on ne savait pas" (la réponse par oui ou non à une question) et objectivement une "différenciation" provoquant une réaction (une différence qui fait la différence). Le reste n'est que bruit (on n'entend que ce qu'on attend).

          L'enjeu de l'information est cognitif, ce qui change avec l'ère de l'information qui est aussi l'ère de l'écologie, c'est de prendre le pas sur l'ère de l'énergie et de permettre une plus grande néguentropie, qui existait bien avant mais est potentiellement décuplée par le numérique. Même la guerre de l'information devient prépondérante dans les conflits et le sera encore plus avec l'IA.

          • L'information est un élément d'un système de communication (...) complexe et d'origine biologique, qui se distingue fondamentalement du signal physique et de l'énergie. Cette définition m'échappe ou enveloppe donc le récepteur plutôt que la source émettrice. Que je sache, un signal capté par un télescope est bel et bien de l'information, pourtant d'origine non biologique. C'est à dire qu'en effet, on le considère comme information dés lors qu'il est perçu et identifié comme tel par un système humain en réception. Pour ce qui est du lien entre la rareté et l'information, c'est tout à fait compatible avec la théorie de Shannon qui relie l'information relative à un événement, avec sa probabilité d'apparition (ce qui pose néanmoins la difficulté de l'interprétation probabiliste, et aussi de savoir dans quelle mesure nous avons affaire à un événement significatif).

          • La lumière du soleil est effectivement une information pour les organismes qu'il réveille mais pas pour des aveugles. C'est bien seulement le récepteur qui valide l'information (par exemple en répondant ack). Les physiciens sont dans l'erreur quand ils assimilent les propriétés de la matière à des informations, ce qui n'est ainsi que pour leurs appareils de mesure, appareils qui ne sont pas biologiques mais n'ont sens que pour les physiciens (ou un programme qui réagit au signal, programme écrit par des humains). C'est d'ailleurs une erreur que faisait Jacques Robin, comme encore beaucoup de théoriciens de l'information actuels ne voyant pas la différence fondamentale entre la matière (ses propriétés) et l'information comme entre l'adresse mémoire et son contenu.

            Je parle bien sûr de la théorie de l'information de Shannon, basée sur une redondance improbable (comme l'ADN est redondant) et qui n'est valable qu'en tant qu'analyse d'un canal de communication. Ce qui est information pour l'ingénieur qui teste la ligne, ne l'est pas forcément pour le récepteur final (par exemple si le signal est répété pour tester la bande passante).

            Je ne peux tout réexpliquer ici alors que j'explore exhaustivement la question dans les liens donnés, question qui est effectivement loin d'être évidente, presque tout le monde en ayant une conception erronée mais croyant bien savoir de quoi il s'agit et ne cherchant donc pas à être informé sur le sujet...

          • Une autre approche de l'information qui peut semer le doute, c'est l'action d'un catalyseur dans une réaction chimique. Très peu de molécules et d'énergie ajoutées déclenchent un effet quantitatif important, effet domino ou papillon.

            L'information dans ce cadre correspond à un ajout infinitésimal provoquant des phénomènes se distinguant du bruit de fond énergétique courant.

            La science en tant que processeur ayant pour vocation de distinguer les phénomènes initiaux faibles, selon une échelle quantitative, entraînant des conséquences quantitatives fortes, triggering.

          • Eh bien non ! Cela n'a rien à voir avec l'information. Tout ce qui est non linéaire n'est pas pour autant information, pas plus qu'une régulation hydraulique ou thermique (contrairement à une régulation électronique). Un catalyseur ne relève que de la chimie ou de la physique quantique en facilitant une réaction (divisant l'énergie nécessaire par deux, comme un petit banc permet d'atteindre un niveau supérieur).

          • J'ai bien compris la différence.

            Mais pragmatiquement, l'information a fait son chemin sans avoir eu besoin de conceptualiser sa différence d'avec la matière-énergie, tout comme l'économie fonctionne malgré l'idée d'une monnaie créée par les banques privées.

            Tout comme Mr Jourdain faisait de la prose sans le savoir.

            Dit d'une autre façon, les modèles conceptuels explicites n'empêchent pas ceux implicites d’œuvrer et que leur explicitation n'apporte probablement rien de plus.

          • Il me semble qu'on en avait discuté, il y a un certain temps de cela et je ne peux dire que je m'en souviens (ma mémoire est de plus en plus défaillante avec l'âge) mais bien sûr, si je dis que c'est faux, c'est que cela ne correspond pas à ma propre conception qui ne laisse place à aucune spiritualité et conteste l'utilisation de l'information au niveau quantique où il s'agit d'énergie (l'information n'étant ici qu'un état de la matière). Je ne pense pas pouvoir en convaincre ceux qui pensent le contraire.

            Ceci dit, ma formulation renvoyait à un sens plus général, de dire que lorsqu'on a une question, c'est qu'on croit avoir la réponse (Derrida, Lacan) - d'autant plus bien sûr lorsqu'on fait de la pub à un livre en donnant juste son lien.

            Sinon, je suis déjà dans la prochaine revue des sciences qui est un gros travail...

          • Ce qui me semble, après réflexion, être intéressant dans la séparation information versus énergie-matière réside dans le fait que les processus d'information, et son corollaire du traitement, sont beaucoup moins déterministes que ceux des processus énergie-matière qui eux mêmes sont parfois très indéterminés du fait des conditions initiales souvent imprécises.

            Dit autrement, un individu est incarné dans une société, un génome, un vécu socio-psycho-physiologique et pourtant il peut avoir accès à des informations et à son traitement par exploration d'espaces déductifs proches de celui d'un autre individu dont "l'incarnation" matérielle, support matériel au sens large, est très différente.

            D'une certaine façon, l'information et ses espaces de traitement sont une forme "d'âme" en tant que très désincarnés, malgré les déterminismes de conditions initiales bio-historico-sociologiques. Une forme de court circuitage intempestif de la caverne de Platon.

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