Le réel au-delà de la technique

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On se croit facilement le centre du monde. Ainsi, il est tout aussi naturel de croire que le Soleil tourne autour de la Terre que de croire que ce sont les hommes qui font leur histoire ou que l'économie est déterminée par nos désirs alors que la réalité, c'est que nous sommes les produits de l'évolution (biologique et technique) aussi bien que de notre milieu social, ballotés par les événements et soumis à des puissances matérielles (militaires ou économiques). Nos désirs eux-mêmes sont déterminés socialement comme nos besoins le sont par l'organisation matérielle.

Croire que l'histoire serait voulue la rend incohérente sauf à imaginer un esprit mauvais qui se repaît de nos malheurs. Quand on est jeune on accuse facilement la génération de ses parents d'être responsable de ce monde sans âme et de toutes ses inadmissibles turpitudes. Quand on est plus grand, le bouc émissaire pourra être l'étranger, l'élite ou quelques complots puisqu'il faut un coupable au désastre. Beaucoup vont s'en prendre à des entités plus abstraites comme la technique, le capitalisme ou le néolibéralisme, mais personnalisées, comme si elles avaient des intentions, et conçues comme étant l'émanation d'une volonté perverse, d'une avidité sans limite, dont la domination serait plus totale que dans les régimes autoritaires, arrivant à coloniser les esprits par la publicité ou la propagande des médias. Ces concepts abstraits cherchent encore à désigner des coupables. Il y en a, incontestablement, mais en se focalisant sur les personnes, on ne fait pas que se tromper de cause, c'est le réel lui-même qui disparaît derrière ces accusations ad hominem.

Après s'être laissé aller dans sa jeunesse à ces indignations morales, Marx a voulu ensuite, avec le concept de système de production et d'infrastructure, revenir aux véritables causes matérielles du capitalisme qui s'imposait par sa productivité et "le bon marché des marchandises" (Manifeste). Il ne fait aucun doute que ce n'est plus pour lui le résultat d'un dérèglement individuel ou moral mais un stade nécessaire de notre développement, malgré toutes ses horreurs - qui devait seulement être dépassé par un communisme supposé encore plus efficient et rationnel. Pour Marx, il y avait bien un déterminisme de l'histoire et du système de production par le progrès des techniques, ne laissant guère de place aux acteurs, sinon celle d'accélérer le pas (ou le ralentir) vers un avenir tout tracé, supposé être miraculeusement ce dont on a toujours rêvé puisque la technique nous délivrant de la nécessité ouvrait enfin sur le règne de la liberté ! Comme c'est la lutte des classes qui devait assurer le passage au communisme, aboutissement de la grande industrie, le déterminisme technologique passait cependant au second plan dans l'action politique (mais on n'attendait pas la révolution de pays arriérés comme la Russie ou la Chine).

Jacques Ellul remettra (comme Kostas Axelos) la technique au centre du marxisme, mais cette fois comme système technicien devenu autonome et se retournant contre nous (déshumanisant et limitant notre liberté) - tout en maintenant l'illusion, au nom des sociétés du passé mais en contradiction avec son analyse systémique, que ce ne serait qu'un effet de l'idéologie progressiste, d'un bluff technologique, d'une perte de nos valeurs humaines. Il voudrait donc conjurer le déterminisme technologique par l'idéalisme (écolo ou religieux) ! Pourtant, s'il est vraiment autonome, le système technicien ne dépend plus de nous puisque c'est de son propre mouvement qu'il arraisonne le monde - et c'est bien ce qu'on constate - causalité extérieure à l'homme qui ne fait que courir après, ayant souvent du mal à suivre. Encore faut-il éclairer les raisons matérielles de cette course en avant (guerre, concurrence, profit, rareté) au lieu d'y opposer vainement des valeurs spirituelles et la nostalgie d'une nature perdue.

La dernière façon de réintroduire le désir humain dans l'évolution technique, c'est de considérer toute technique comme ambivalente, ce que Bernard Stiegler appelle des pharmaka, au nom du fait que les instruments techniques ne sont pas biologiquement régulés, étant hors du corps (exosomatiques), pouvant donc servir au bien autant qu'au mal, de remède (néguentropique) comme de poison (entropique). Nous resterions ainsi les acteurs de l'histoire par ses bons côtés (nos rêves) en le payant de ses effets pervers (cauchemardesques) mais en fait, Ellul montre que souvent on ne peut séparer les deux faces de la même pièce et, surtout, on rate ainsi la dynamique propre de l'évolution et sa détermination par le milieu.

Remarquons que si le capitalisme est déterminé par la technique, on peut dire que le capitalisme n'existe pas en soi puisqu'il a sa cause en dehors de lui-même, dans le stade de développement. Une stratégie anti-capitaliste semble dès lors ne pouvoir garder de sens qu'à remettre en cause la technique elle-même, comme beaucoup d'écologistes l'ont cru. C'est pourtant une stratégie vouée à l'échec encore plus que l'anti-capitalisme comme on l'a vu dans la Chine maoïste. Les techniques les plus efficaces finissent toujours par s'imposer, plus ou moins rapidement, quelque soit la résistance qu'on y oppose.

Quand on a l'audace de remettre en cause la centralité de l'homme, la tentation est grande de remplacer cette centralité par celle de la technique, ce qui est tout autant trompeur, ces techniques n'étant que le résultat de nécessités extérieures (écologiques, économiques, militaires). L'évolution technique a beau sembler être autonome, prolongeant son état antérieur et se complexifiant, elle ne procède pas d'elle-même mais de son époque (ce pourquoi on a souvent des inventions simultanées) ainsi que des urgences du moment (sans quoi elles ne sont pas adoptées), de sorte qu'on peut dire aussi de la technique, qu'elle n'existe pas. Ce qui existe, ce sont des processus matériels en interactions et en évolution constante, la continuation de l'évolution biologique par d'autres moyens (externes). Cela n'empêche pas de souligner l'importance, le caractère décisif, de la technique, que ce soit dans nos représentations ou nos façons de vivre. L'outil est bien configurateur de monde, ouvrant les possibles, mais il n'a pas d'existence autonome et renvoie à un réel plus fondamental. Là encore, ce qui disparaît à mettre la technique au premier plan, c'est le milieu, milieu d'où viennent ces techniques qui ne tombent pas du ciel.

Bien sûr, on ne peut se résoudre à faire de l'homme, du citoyen comme du travailleur, un sujet passif de l'histoire et de la technique alors qu'on expérimente au contraire que nous sommes constamment actifs mais d'une part ces activités sont déterminées socialement, sous contrainte, et, d'autre part, ces actions locales n'ont pas une portée globale. En effet, ce qui définit un système, c'est que son fonctionnement (la circulation des flux) est largement indépendant de ses éléments. Même s'il y a des vertus au travail comme exercice de nos capacités, vouloir en faire l'essence de l'homme (qui serait ce qu'il fait) et l'expression de notre nature profonde est quand même assez paradoxal. Comme, à l'évidence, ce n'est pas souvent le cas, on voudra le mettre sur le compte d'une terrible aliénation, oublieux de ce qui en fait une nécessité matérielle pour exagérer sa dimension créative ou épanouissante (et certes, le plaisir dans le travail est devenu désormais un facteur de production). S'il y a négation du donné et transformation du monde par le travail, ce n'est pas du tout par le désir du salarié ni de l'esclave. Ce n'est pas notre négativité qui serait le moteur de l'histoire ou de la technique, encore moins l'Esprit ou la Raison, mais des processus objectifs - non par une détermination mécanique qui ne laisserait aucune marge de liberté mais après-coup et sur le long terme.

Le fait que le travailleur adopte les techniques courantes, suive une méthode apprise et qu'il ait une représentation préalable de l'objet à produire n'implique absolument pas que ce soit sa propre finalité (en dehors de l'auto-production). De même, le plan de l'architecte est peut-être d'abord dans son esprit (sur le papier plutôt) mais il est entièrement contraint par des lois physiques ou culturelles et le bâtiment ne sera construit que s'il est nécessaire et financé. Il est donc très exagéré de prétendre que nous réalisons nos rêves, même si on peut les représenter dans l'art (là aussi selon des codes et ce qui est cherché est plutôt l'inattendu). L'individu reste en grande partie "calculable", comme le montre "l'individualisme méthodologique" et la psychologie ("nos comportements sont systématiques et, puisque nous les répétons encore et encore : prévisibles"). Il n'y a là pas tant de mystère. En réalité, nous utilisons les moyens à notre disposition pour répondre aux nécessités immédiates et les bifurcations se produisent plutôt malgré nous - ce qui se manifeste justement dans les disruptions d'une accélération technologique qui nous échappe complètement, au moins pour un temps.

S'il y a de l'improbable à chaque stade de l'évolution technique, ce n'est pas dû à la merveille de l'imagination humaine ni à sa divine créativité. C'est la sélection du milieu technique qui crée l'outil, le reproduit, en sculpte les formes à la longue (ce dont témoignent les phénomènes de convergence à distance). Ici aussi règnent en maître les nécessités matérielles et la sélection après-coup par le résultat. Le réel reste opaque, qui fait trou dans le savoir, se définit d'y échapper à faire événement, mais nous maintient dans une sorte de darwinisme, aussi révoltant cela puisse paraître, qui est comme le marché la conséquence d'un manque d'information tout comme de l'extériorité du monde. Ce n'est pas nous qui sommes maîtres du jeu malgré nos techniques de pointe et toutes les données numériques qui réduisent l'incertitude mais jamais totalement. L'accélération technologique ne fait que rendre manifeste cette détermination extérieure qui était à l'oeuvre tout au long de l'histoire des hommes (on l'a montré depuis la préhistoire). Ceux qui s'offusquent que Descartes ait cherché à être "maître et possesseur de la nature" (alors qu'il ne parlait en médecin que de santé) voudraient être, eux, les maîtres de l'évolution, arrêter le temps, choisir (démocratiquement!) les techniques et l'ordre du monde (vie déjà vécue) ! C'est bien sûr encore plus présomptueux.

Il est en fait très difficile de penser les causalités comme extérieures. C'est ce qu'a essayé de penser (mal) le libéralisme, que ce soit au nom de l'absence de garant de la vérité ou de l'information imparfaite, mais sans avoir su bien intégrer l'action publique et l'indispensable activité incessante de régulation. Le libéralisme est un scepticisme alors que, ne pas tout savoir n'est pas ne rien savoir et il n'est pas impossible de préparer l'avenir même si on ne peut le prédire avec certitude. Cependant, si une sorte de darwinisme se généralise dans l'économie de marché comme dans l'évolution, c'est que seul le résultat compte et que le réel reste bien extérieur, incalculable, jamais complètement maîtrisable, la seule façon de le maîtriser étant de se régler sur le feedback (comme nos organes de perception), de régler l'action après-coup sur ses effets plus que sur ses intentions. Il ne s'agit pas de ne rien faire encore moins de laisser faire, mais tout au contraire de toujours réagir et corriger nos erreurs, ne pas rester aveugles à nos ratés. La cybernétique n'a rien d'une idéologie (du contrôle), c'est le rapport au monde de la vie elle-même, la seule façon d'atteindre ses objectifs à condition d'intégrer différentes temporalités et ne pas rester dans la dictature du temps réel et de l'adaptation à l'immédiateté.

Un peu comme le passage de Kant à Hegel, réintroduire dans la boucle une dialectique avec le réel implique qu'il ne faut pas donner un pouvoir démesuré aux idéologies, aux techniques de communication comme au marketing. C'est ce qui fait que la critique de la consommation rate sa cible alors que la question est celle du circuit de distribution et du système de production. Vouloir l'ignorer et négliger les causalités matérielles et sociales au profit des causes individuelles et subjectives fait s'interroger gravement sur ce qui apparaît alors comme une étonnante servitude volontaire, qu'on est obligé de mettre sur le compte d'une prétendue "fabrication du consentement" par des techniques de manipulation sophistiquées recouvrant complètement le réel et capables de nous faire prendre des vessies pour des lanternes ! On n'est pas loin des théories du complot et des sociétés secrètes. Les professionnels du marketing savent bien pourtant qu'ils ne peuvent faire vendre ce dont on ne veut pas ni refiler des produits frelatés bien longtemps, le but du marketing étant plutôt d'adapter le produit aux clients et, malgré des réussites retentissantes, les échecs marketing sont légions. Il ne s'agit pas de nier l'impact de la propagande à laquelle s'opposent des propagandes contraires, mais c'est la vérité pratique qui a le dernier mot.

A trop croire au pouvoir du bourrage de crâne plus qu'aux puissances matérielles, on risque effectivement de tomber dans la contre-propagande, l'endoctrinement et la manipulation, tout comme s'obstiner à vouloir faire de l'homme la cause de la technique ou du capitalisme, et de leurs dévastations, ne peut mener qu'à vouloir nous changer, retrouver notre nature perdue ou forger un homme nouveau, mais en tout cas opposer aux techniques du pouvoir des contre-techniques pour nous rééduquer, redresser notre désir, soigner nos perversion - dangereuse conception thérapeutique et normalisatrice de la philosophie comme de la politique. Pour justifier la figure du philosophe médecin, il faut d'ailleurs supposer un peu naïvement que toute vérité serait bonne à dire alors qu'il n'y a que la vérité qui blesse et que nous avons tant besoin d'illusions. Il faut surtout croire savoir cette vérité (ce que je croyais mais ne crois plus), savoir ce que serait la vie bonne enfin, question qui divise les philosophes entre ceux qui aiment la vérité quoiqu'il en coûte, et ceux qui ne cherchent que sagesse ou bonheur. Cela a toujours été plutôt la fonction des religions, dans leur diversité (le stoïcisme était une sorte de monothéisme), de prêcher le bien vivre avec les autres mais édictant leurs propres règles de savoir-vivre sur lesquelles il n'y a pas d'accord universel, malgré de nombreux recoupements. En tout cas, on ne se change pas soi-même avec des "techniques de soi" plus ou moins aliénantes, on se conforme à son groupe. La "bonne vie" reste affaire d'identification au maître et de jugement social, sinon la vie réelle est bonne ou mauvaise selon les bonnes chances ou les épreuves endurées au cours de l'existence. Les Grecs affirmaient qu'on ne peut en faire le bilan qu'à la fin (après-coup) mais, de toutes façons, inutile d'en rajouter, le dernier acte est toujours sanglant comme disait Pascal...

Situer la cause de l'évolution technique et du monde non pas dans l'intériorité de l'individu mais à l'extérieur, dans les rapports de force, l'effectivité, les champs sociaux, implique une toute autre approche des problèmes qui se posent, avec des réponses collectives politiques au lieu d'une approche individuelle et psychologique. Il ne s'agit plus de se soucier d'une prétendue perte de notre humanité, de notre savoir, de notre capacité d'individuation comme d'une harmonie préétablie qui n'a jamais existé, mais de se confronter aux problèmes du milieu. Espèce invasive ayant colonisé tous les écosystèmes, l'homme n'est pas fait pour vivre dans la nature comme un poisson dans l'eau, il doit au contraire s'en protéger. Nous avons donc toujours été des êtres décalés, déracinés, à l'identité trouble, dans un monde inhumain qui n'est pas fait pour nous et que nous devons affronter (on n'a pas le choix). On se monte facilement la tête à s'imaginer pouvoir changer le monde et les techniques selon nos rêves les plus fous, mais ce qui est sûr, par contre, c'est que nous devons sauver le monde ! exigence vitale alors même qu'on n'en a pas les moyens justement face aux puissances matérielles déchaînées. Ici, la technique manque qui transformerait la pensée en action. Ainsi, la lutte contre le réchauffement climatique ne dépend pas tellement de notre militantisme, ou de notre bonne volonté, et bien plus de l'opinion publique mais surtout de l'accroissement des risques climatiques éprouvés comme vitaux, seule force capable de nous unir pour devenir responsables du climat et de son homéostasie, extension de la technique à la stabilisation du climat que nous perturbons.

Le paradoxe de notre monde hypertechnicisé, c'est qu'il y a d'un côté une accumulation de connaissances perfectionnant les techniques, avec une puissance terrifiante parfois, et de l'autre, l'impuissance à s'accorder sur ce qu'il faut faire pour maîtriser notre destin planétaire. Le monde reste extérieur et le savoir fragile, avec toujours quelques fausses sciences et des évidences trompeuses (la bêtise des intellectuels, leur nullité politique). Heureusement, ce n'est pas le savoir qui fait la saveur de la vie et plutôt le non savoir, l'incertitude de l'avenir, les rencontres. Il ne s'agit pas de cultiver l'ignorance crasse, se satisfaire de ses préjugés et convictions, mais au contraire de s'informer assez pour découvrir l'étendue de tout ce qu'on ignore et rester vigilant, réactif à ce réel qui nous file entre les doigts. Que le déferlement des techniques nous déleste de nos savoirs, externalise nos mémoires, ne changera rien à l'inquiétude de l'existence, ses urgences, ses déceptions et ses joies, pas plus qu'à notre détermination par le milieu, qui seul importe - devenu l'exigence de prendre en charge notre écologie, les menaces effectives (pas des menaces imaginaires), et de dépasser pour cela notre impuissance politique, trouver un moyen (technique) de retrouver un peu de puissance collective - mais comment?

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