L'écologie à l'époque de l'Anthropocène
Sur l'échelle des temps géologiques, nous sommes dans la période du quaternaire qui se caractérise dans sa première phase, l'époque du Pléistocène, par le retour des glaciations et l'émergence du genre Homo, il y a 2,5 millions d'années. L'Holocène qui succède au Pléistocène, il y a presque 12 000 ans, est par contre une période interglaciaire et coïncide à peu près avec les tout débuts de l'agriculture.
On voit que les durées ne sont pas du même ordre. Pour déclarer qu'on entre déjà dans une nouvelle époque, celle de l'Anthropocène, il faut que se soit produit depuis un événement majeur. Ce n'est pas seulement l'influence de l'Homme sur le climat, la faune et la flore qui peut être prise en compte, car elle est au moins aussi ancienne que l'Holocène (ce qu'on appelle l'Extinction de l'Holocène) et même bien avant. En effet, même si c'est difficile à croire, partout où l'homme est arrivé en sortant d'Afrique, et malgré des effectifs si restreints, les grands animaux ont tous disparu quelques milliers d'années après, ce qui a notamment modifié les forêts devenues plus impénétrables. On peut même remonter jusqu'à 1 million d'années, au moment où l'homme est devenu carnivore, occupant le sommet de la pyramide alimentaire, ce qui a eu un impact écologique non négligeable. Plus récemment, les feux de brousse ainsi que la culture des sols, en particulier les rizières par leurs émanations de méthane, ont également modifié sensiblement l'écologie et le climat. En accélérant les échanges et l'essaimage des plantes cultivées comme des virus, la domestication du cheval a constitué la première mondialisation que les bateaux hauturiers comme la caravelle vont achever en y incluant les Amériques. C'est de là que daterait pour certains le véritable début de l'Anthropocène (se manifestant aussi bien par la mondialisation des espèces domestiques ou cultivées que par les populations américaines décimées par la grippe laissant les forêts se densifier, ce qui serait une des causes du petit âge glaciaire).
Il ne manque pas d'arguments pour dater plutôt l'Anthropocène des débuts de l'industrialisation vers 1830, au moment où l'augmentation du CO2 dans l'atmosphère devient mesurable. Paul Crutzen en 2000, premier à défendre avec Eugene Stoermer cette nouvelle époque géologique, la datait alors de 1784 (de l'invention de la machine à vapeur) avant de se rallier à 1945, constituant au moins une deuxième phase de l'Anthropocène, appelée d'ailleurs "la Grande accélération" où les courbes deviennent exponentielles. C'est finalement 1950 qui a été retenu par la commission officielle, moment où l'on trouve la marque de l'industrie humaine partout dans les sédiments (aluminium, béton, plastiques, suie, pesticides, engrais).
Take special note of the phrases ‘very recent rupture’ and ‘the Earth system as a whole’.
L'article de Nature dont est tirée la citation ci-dessus, justifie la datation la plus récente de l'Anthropocène, autour de 1950, en contestant celles qui se basent sur des données particulières pour faire remonter l'influence de l'homme à des périodes lointaines alors qu'il faut le dater du moment où l'humanité a déséquilibré toute la biosphère, ce qui est tout autre chose et n'a rien d'une bonne nouvelle. Il n'y a donc pas de "clou d'or" pouvant servir de signature géologique à une nouvelle ère mais une accumulation de produits artificiels ou extraits du sol (on a l'embarras du choix) témoignant du fait global de l'humanisation du monde, ou plutôt son industrialisation ou sa modernisation. Il n'est pas sûr, en effet, que ce soit l'homme en tant qu'espèce (anthropos) qui soit en cause mais bien plutôt une évolution techno-scientifique qui est un processus cognitif relativement autonome (assurant la puissance économique et militaire). L'évolution technique est sans aucun doute un prolongement de l'évolution biologique mais qui se situe malgré tout sur un autre plan que le biologique, ce qui est assez souvent la source de conséquences désastreuses sur l'environnement sans qu'on puisse y voir le résultat d'une volonté humaine mais le négatif de notre industrie, ses externalités négatives, effets pervers non voulus du système de production qui menacent ses conditions de reproduction.
Alors que jusqu'ici, ce sont les nations occidentales qui étaient les seules concernées, ce qui justifie malgré tout d'en rejeter la faute sur toute l'humanité, sous le nom d'Anthropocène, c'est que, d'avoir perturbé tous les équilibres nous en rend responsables planétairement, nous obligeant à nous constituer comme sujet agissant pour assurer la reproduction du monde. On pourrait être tenté de dire qu'il n'y a plus d'extérieur désormais, ce serait une grande erreur et nous surestimer, comme si nous étions désormais les maîtres du jeu, alors que nous devons tout au contraire nous protéger des menaces extérieures, y compris celles qui viennent de notre mode de vie et de production, leurs effets après-coup. Nous devons faire face à un paradoxe : alors que le travail humain peut se définir comme une inversion locale de l'entropie, à l'opposé du laisser-faire, il produit ainsi globalement une nouvelle entropie (qu'on peut dire anthropique), qu'il faut prendre en compte et contre laquelle il faudra travailler sans relâche. Il ne peut être question de revenir au complet laisser-faire "naturel" (même s'il faut laisser toute sa place à l'autonomie et ne pas vouloir tout règlementer) car on n'arrêtera pas de produire de l'entropie (des destructions, des déchets) et il faudra donc se préoccuper en permanence de la minimiser, notamment par le recyclage - question de vie ou de mort.
Impossible de ne pas se rendre compte que, l'Anthropocène n'est rien d'autre que ce que les écologistes dénonçaient, à partir de ces années là justement, confirmant scientifiquement ce qu'ils ont toujours dit, y compris sur la nécessité d'une pensée globale, mais que bien peu prenaient au sérieux à l'époque. Il faut dire qu'ils en rajoutaient dans le catastrophisme souvent. C'est la difficulté de savoir où mettre le curseur entre des risques assez effrayants en eux-mêmes et l'extinction de l'espèce par exemple. La tâche de la recherche est justement d'affiner le diagnostic. Ce qui se passe avec l'Anthropocène, c'est le passage de relais des écologistes aux scientifiques, des utopies à la version scientifique de l'écologie (où le climat est devenu central). C'est la confirmation à la fois des avertissements des écologistes et de leur échec à empêcher la catastrophe. Non seulement on n'est pas sorti de la société de consommation mais elle s'étend aux pays les plus peuplés. L'écologie-politique est en voie de disparition, les écologistes divisés et complètement décrédibilisés. Au moment où les périls montent, où l'écodéfaitisme est de mise devant notre impuissance à inverser un productivisme intenable, voilà que la science s'en mêle. Ce n'est plus une question d'opinion politique mais de pure nécessité (il ne peut être question de vérité en science, seulement de vérification et d'un savoir en progrès depuis le travail pionnier du Club de Rome sur les limites de la croissance).
On peut interpréter aussi ce moment de bascule comme celui de l'abandon d'une écologie positive (utopie), d'une vision écologiste de la société idéale, ne perturbant plus son milieu (et qui se fait attendre), pour se réduire à une écologie négative (réactive) ayant besoin d'un diagnostic objectif afin de réagir le plus vite possible. Encore faut-il arriver à accorder la Terre entière sur les mesures à prendre. Ce n'est pas complètement impossible puisque la Cop21 l'a réussi, au moins sur le papier, il reste à prouver que des mesures suffisantes seront prises, ce qui est plus que douteux. En tout cas, en nous rendant responsables du monde, l'Anthropocène pousse incontestablement à son unification. Y arriverons-nous à temps ou après une catastrophe majeure ?
Il ne faut pas confondre les niveaux, et ce qu'on peut poursuivre légitimement soi-même d'une vie plus écologique avec ce qu'on peut espérer politiquement ou des effets de masse. Le réalisme est ici vital, faire de la prospective au lieu de rêver de ce qu'il faudrait. Il est ainsi devenu illusoire d'arrêter de perturber des équilibres naturels disparus, il est bien trop tard pour cela alors qu'il est de plus en plus urgent de rétablir activement ces équilibres perdus. Il n'est plus temps de protester en vain, sûrs d'être du bon côté, quand il faut absolument trouver moyen d'agir, quand il y a une obligation de résultat, ce qui devrait cultiver notre humilité. L'extrémisme ne sert à rien qu'à se faire plaisir. Certes, relever ce défi de l'Anthropocène n'est pas gagné d'avance quand on mesure l'impuissance politique face à la complexité de l'économie et l'accélération technologique. Prendre conscience de notre impuissance constitue incontestablement le préalable pour la surmonter autant que possible. Rien n'assure que l'humanité saura éviter le pire. Il ne faut pas trop compter sur le volontarisme ni s'octroyer des pouvoirs surhumains. Ainsi, la géoingénierie n'est pas à notre portée, toutes les propositions ayant leurs effets pervers en dehors de la capture du CO2 (ne faisant que réduire nos propres émissions) qui n'a pas besoin d'être centralisée - la régulation du CO2 étant sans doute une des tâches principales de l'Anthropocène :
Nous voilà effectivement devenus responsables de notre planète, assumant à notre corps défendant la tâche surhumaine de stabiliser notre environnement, homéostasie guidée par l'information mais qui reste tâtonnante et plurielle. Il ne s'agit pas de modeler le monde à notre convenance, le passer au cordeau de notre rationalité plus ou moins défaillante, mais juste de réagir à l'information, faire ce qu'il faut faire, dicté par l'extérieur et par l'urgence, pour simplement persister dans l'être.
Ce qu'on peut espérer du niveau planétaire n'est pas nul et reste même très important mais assez réduit malgré tout. Pour l'heure, si les scientifiques sonnent l'alarme, il faut abandonner le rêve d'un changement général qui se fasse magiquement par le haut, ou une conversion soudaine des esprits, et se confronter plutôt au réel de la responsabilité de son environnement pour organiser ce changement localement sans attendre - la première leçon de l'écologie étant celle de la diversité des populations et territoires. Si on veut comprendre le monde, il faut essayer de le transformer, ressentir sa résistance et la déception des possibles, c'est toujours mieux que de ne rien faire et se payer de mots. Pour justifier cette focalisation sur le local, on peut ajouter que l'écosystème numérique permet facilement la mise en réseau de ces initiatives locales mais, bien qu'elles se multiplient, il faut avouer que, pour l'instant, il y a plus de dispersion que de regroupements dans ces initiatives et qu'on est loin encore d'atteindre des seuils significatifs. Or, si les accords planétaires sont indispensables à l'époque de l'Anthropocène, ils ne sont rien sans une prise en charge locale des équilibres écologiques et sociaux, ce que personne ne fera à notre place mais qui ne prend sens que du mouvement global pour sauver le monde de notre auto-destruction.
A l'ère du numérique et de l'information qui s'ouvre, nous avons sans conteste les moyens techniques de répondre aux défis de l'Anthropocène, il n'est pas sûr que nous en ayons encore les moyens politiques. Peut-être y faut-il simplement du temps et que la température continue à monter pour que l'information pénètre toutes les têtes. En tout cas, si elle en est capable, il faudra que l'humanité de l'Anthropocène apprenne comment unir ses forces, aussi bien locales que globales, avant qu'il ne soit trop tard...
article pour EcoRev' no 44
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