Note sur le négatif et l’entropie

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Dans la conception positive des choses existantes, la dialectique inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire.
K.Marx I, 559 

On peut dire qu'il y a deux moteurs principaux de l'histoire et de l'évolution, l'entropie qui dissout toute existence et le négatif qui s'y oppose. Depuis Schrödinger, le vivant se définit en effet par ce qu'on appelle néguentropie ou entropie négative mais on pourrait finalement parler simplement de négatif car, d'une certaine façon, toute négation procède d'une inversion de l'entropie comme réaction opposée au laisser faire (on se pose en s'opposant, négation de ce qui nous nie).

Interpréter le négatif comme néguentropie a l'avantage d'éclairer son rôle paradoxal dans la dialectique hégélienne. En effet, le "travail du négatif" a de toute évidence quelque chose de contradictoire avec son produit positif. Il est tout aussi difficile d'identifier, comme le fait Marx, le travail à la simple négation de l'existant que d'en faire une auto-création de soi-même. On est bien plutôt, dès l'origine, dans la négation de la négation (comme le dit Sartre dans "Question de méthode"). La première négativité est d'abord extérieure, c'est l'entropie diabolique qui sépare ce qui était uni. La négativité du vivant est donc bien dès l'origine négation de la négation puisqu'entièrement tournée contre ces menaces de destruction entropique qui nous attirent vers le néant : forces qui résistent à la mort, organismes qui se multiplient et s'adaptent aux changements, on a là effectivement un négatif plutôt positif !

Dans le vivant lui-même, il y a des forces opposées (catabolisme-anabolisme) et des cycles du métabolisme qui passe de l'un à l'autre. A première vue, la négation se porte alors sur son contraire plus que sur l'entropie mais il s'agit bien à chaque fois de corriger l'excès inverse, toute négation étant partielle. Pour Aristote, le juste milieu n'est pas une moyenne mais l'action appropriée dont s'écartent l'excès dans un sens ou dans l'autre. Les cycles (la dialectique) manifestent justement qu'on ne peut jamais se tenir sur la ligne juste et qu'on est toujours d'une façon ou d'une autre dans l'excès - qu'il faut corriger au cycle suivant. Le négatif a donc bien là aussi un rôle positif de correction d'erreur, en même temps qu'il est lui-même porteur d'erreur, ne pouvant se réduire simplement au positif. C'est ce qui empêche une fin de l'histoire dans un état stationnaire sans extériorité.

D'où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l'ordre du temps.
Anaximandre

Ce ne serait donc pas la fin du temps ni la certitude d'un avenir maîtrisé mais l'activité constante d'une écologie limitant les dégâts sans pouvoir arrêter l'évolution (des techniques) ni sortir du déséquilibre constitutif du vivant.

Il y a cependant une autre fonction au travail du négatif qui semble aller dans le même sens que l'entropie lorsqu'il dissout toute particularité pour viser le général puis l'universel. On n'est plus cependant dans un temps purement négatif - celui de la négativité première, entropique - mais dans un temps constructeur, temps de l'évolution, de la complexification, de l'apprentissage et du développement. D'un certain côté, on peut interpréter objectivement la globalisation comme entropie humaine, perte de particularités locales par mélanges, mais on peut tout autant y voir un progrès de la rationalisation, de la complexité, de l'inversion locale de l'entropie (dont témoigne la consommation globale d'énergie) par les technologies, notamment numériques, et, pour nous, une différenciation individuelle et une libération de nos déterminismes sociaux. Maxwell avait bien montré que l'entropie est une notion qui dépend du point de vue (de l'échelle considérée, de l'utilisation et de l'information disponible). Ce qui n'est pas le cas de l'universel, au moins mathématique, mais on est peut-être là sur des plans sans commune mesure. En tout cas, même si les progrès de la civilisation ou de la culture ont été constamment critiqués par rapport à une vie supposée naturelle, et que l'universel lui-même a pu être rejeté par Fichte au nom de sa particularité allemande (et par Staline au nom de la science prolétarienne), il est quand même difficile de ne pas voir dans le progrès de l'universel un progrès de la connaissance et de la liberté, dirigées contre l'entropie encore. Il n'y aurait donc bien finalement que négation de la négation.

Il faut insister sur le fait qu'avec l'entropie et la négation de la négation, on n'a affaire qu'à une causalité extérieure contre laquelle nous ne faisons que réagir, que la cause de la liberté n'est pas l'expression d'une essence humaine particulière, encore moins la conscience de soi d'un homme-dieu, ce n'est pas l'extériorisation d'une intériorité première mais tout au contraire un processus cognitif qui intériorise l'extériorité pour s'en défendre. C'est le cas de toute vie, consistant bien dans la négation de l'entropie extérieure pour survivre à toutes les forces de destruction. Autonomie et subjectivité sont inséparables du cognitif mais cette promesse de liberté n'est pas une promesse de bonheur, nous laissant seuls contre un réel sur lequel on se cogne toujours. Car l'évolution continue, la dialectique de l'entropie négatrice et d'une négation de la négation locale, qui est un processus objectif (et prend désormais le nom d'écologie). Nous restons donc bien sujets d'une évolution "naturelle" que nous continuons à subir globalement, dont nous ne sommes pas les maîtres, tout en essayant sans arrêt d'en maîtriser les effets destructeurs par notre négation de la négation active qui est bien affirmation de notre liberté.

Non, dit l’arbre. Il dit : Non ! par l’étincellement
De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement
Comme elle fait une herbe !
Valéry

Nous n'avons rien d'autre que cette négativité à partager comme moteur de l'histoire. Ne pourrait-on effectivement trouver dans le négatif de quoi rassembler nos efforts (grâce à l'information qui objective les menaces) sans s'accorder forcément sur le positif, nos finalités subjectives et diverses croyances ? Hélas, il faut pour cela, semble-t-il, que la menace soit imminente et qu'on soit dans l'urgence...

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