Système, antisystème et démocratie

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Notre situation politique catastrophique est la conséquence d'une triple crise à la fois économique, géopolitique et technologique (sans parler de la crise écologique) produisant dans nos vies des bouleversements sur lesquels nous n'avons que très peu de prise même si tous les candidats aux présidentielles de tous les pays proclament le contraire à grands coups de menton. Comme notre impuissance nous est absolument insupportable, on est prêt à n'importe quoi, même au pire, plutôt que de ne rien faire. Toutes sortes de courants minoritaires, se bercent de l'illusion de la victoire de leur champion, pourtant très loin de compte, mais il paraît que c'est un biais très répandu de se persuader d'autant plus d'une possible victoire (d'une équipe de foot par exemple) que la défaite est assurée (il faut s'encourager) ! Cela va jusqu'aux plus gauchistes qui veulent croire à un grand soulèvement qui balaierait l'ordre établi et dont ils seraient les précurseurs - mais, comme les prédictions de fin du monde, on attend toujours...

bouc émissaire

Il faut bien dire que l'échec du volontarisme est incompréhensible à la plupart, persuadés qu'il suffit de décider pour que l'économie se plie à nos injonctions. Notre tendance naturelle est d'attribuer une intention aux choses et une mauvaise intention à l'origine de tous nos malheurs. Il suffirait donc d'éliminer une oligarchie corrompue qui nous gouverne contre notre gré pour retrouver une économie idéale, juste et productive qui mette l'humain d'abord - car nos adversaires sont inhumains! N'est-ce pas le cas de la finance sans visage ? D'autres mettent cependant un visage à cette inhumanité, l'antisémitisme n'ayant pas disparu, au XXIè siècle et à l'heure d'internet, pas plus que le nationalisme et la xénophobie même si on peut penser que ce ne sont que les derniers soubresauts de réalités mortes. Il y a assurément des luttes féroces pour savoir de quel nom nommer les coupables, mais il ne fait pas de doute qu'il y a des coupables dont il suffirait de se débarrasser pour que tout s'arrange par miracle.

idéalisme

Des intellectuels distingués préfèreront mettre en cause les théories plutôt que des groupes sociaux ou des accusations ad hominem mais ils se racontent la belle fable d'un néolibéralisme qui serait le simple résultat d'une sorte de complot monté de longue date par la société du Mont-Pélerin ayant fini par gagner les esprits on ne sait comment ! Gramsci est la nouvelle coqueluche de ces idéologues pour qui tout ne serait qu'une question d'hégémonie idéologique. Dès lors il suffira de déclarer la science économique dominante comme fausse, ou plutôt faite pour nous tromper et responsable de tous les maux. En face, on prétendra à la vraie... sauf qu'il y en a plusieurs et même autant que d'économistes hétérodoxes voulant tous notre bien et persuadés de détenir la solution à tous nos problèmes (il suffirait de rectifier telle hypothèse de base ou d'abandonner les mathématiques pour en faire une science morale!). C'est assez tragique quand on voit que toutes leurs belles théories échouent lamentablement dans la réalité. Dernier en date le Venezuela en fait de nouveau l'amère expérience. Comment se résoudre à l'admettre ? Qu'on le veuille ou non, il y a un réel de l'économie sur lequel les plus belles théories se cognent. L'économie est une puissance matérielle qui a ses propres lois "naturelles" dont la sauvagerie est difficilement maîtrisable. S'il suffisait de bonnes intentions en économie, cela se saurait depuis le temps ! On ne manque pas d'idées généreuses mais d'une bonne compréhension de ses mécanismes.

matérialisme

En fait, maintenant qu'on a un rapport du FMI sur le sujet, on peut prendre l'exemple des négociations entre la Grèce et l'Europe pour montrer à quel point il ne s'agit pas de théories mais de rapports de force et de puissances matérielles. La Grèce ne pouvait pas rêver meilleur économiste que Yanis Varoufakis pour trouver un compromis raisonnable. La proposition d'indexer les remboursements de la dette sur la croissance était la plus adaptée (on s'en inspirera sûrement à l'avenir) mais il a témoigné de son effarement qu'elle ne soit même pas discutée, la seule chose qu'on lui demandait étant de respecter les échéances dues. L'inutilité de la théorie n'a jamais été aussi éclatante, ce qu'on ne peut mettre sur le compte de la débilité mentale des négociateurs, comme on est tenté spontanément de le faire, mais seulement d'intérêts supérieurs, qui étaient de sauver les banques françaises et allemandes ! On peut se révolter légitimement contre cet état de fait. Le sort qui a été fait à la Grèce est inacceptable, injuste, inepte, digne d'un pays vaincu. Le rapport du FMI dénonce explicitement ce sacrifice de la Grèce pour sauver de grandes banques - mais ce rapport est lui-même partial et assez naïf par rapport au fait que les risques systémiques étaient alors trop élevées pour faire autrement. Les choix des acteurs sont à chaque fois forcés par l'urgence. Il ne suffit pas non plus de laisser croire que ce serait seulement parce qu'il y avait un Français à la tête du FMI que la prudence a prévalu. Pour la même raison que notre indignation ni les votes des Grecs n'ont eu aucun effet, toutes les condamnations du capitalisme américain ne pourront rien contre son hyperpuissance aussi bien militaire que commerciale qui, malgré ses crises répétées, valide matériellement son système économique, à court terme au moins, alors que le communisme s'effondrait de lui-même définitivement. Ce n'est en rien une question de représentation, d'idéologie croissanciste, etc., et, au lieu de chercher les belles idées qui convertiront toute la population à notre nouvelle religion, cela devrait nous inciter à se concentrer sur les moyens matériels qui nous restent.

système

Le problème est là, il y a des puissances effectives, des urgences à traiter, des mécanismes objectifs, des forces matérielles, là où l'on ne voudrait voir que des choix contingents. Il y a un réel qui résiste et nous laisse une marge de manoeuvre réduite, même si elle n'est pas nulle. Nos existences, nos pays sont pris dans de multiples interdépendances, difficiles à délier, ainsi que des basculements géopolitiques qui nous affectent directement. Nous ne sommes pas isolés sur une île, pouvant décider de tout comme une petite communauté ou les cités grecques à taille humaine de l'antiquité. Nous faisons bien au contraire partie d'un ensemble plus vaste, nous avons un rapport au tout en tant que nous sommes dépendants de ce qu'on appelle un système. Le premier à l'avoir montré en économie, c'est le Dr Quesnay par son analogie avec le système sanguin, montrant avec son "tableau économique" que la richesse des nobles dépendait de la production des travailleurs - mais la dévaluation de la monnaie consécutive à l'afflux d'or d'Amérique avait déjà montré, bien avant, la connexion des économies locales avec ce qui se passe au loin. C'est ensuite Marx qui a forgé le concept de système de production en montrant comment étaient liés et interdépendants production et circulation ("Le résultat auquel nous arrivons n'est pas que la production, la distribution, l'échange, la consommation sont identiques, mais qu'ils sont tous les éléments d'une totalité, les différenciations à l'intérieur d'une unité"). Marx ne pensait pas qu'on pouvait choisir son système de production, correspondant à une période historique et un niveau de développement des forces productives, il croyait simplement que les contradictions du capitalisme le condamnaient. En fait, le capitalisme a fait preuve à chaque grande crise d'une grande capacité de résilience, profitant de ce que Schumpeter appelait des "destructions créatrices" pour se renouveler en repartant à zéro, un peu comme dans l'évolution des écosystèmes.

C'est plutôt à partir des organismes et organisations que la théorie des systèmes va approfondir cette notion de système, en généraliser quelques traits essentiels comme les circuits de matière, d'énergie et d'information qui les constituent. L'étude des écosystèmes s'en inspirera beaucoup ainsi que le rapport sur "les limites de la croissance" du club de Rome (1972). Un système n'est pas statique, en équilibre, mais dynamique, il est fait de flux et d'activité, de processus indépendants de ses éléments et souvent opposés (comme catabolisme et anabolisme) mais dépendants de la totalité (division du travail, organes, fonctions, échanges) et se réglant sur l'extérieur par des boucles de rétroaction où c'est l'effet qui devient cause. L'auto-organisation d'agents autonomes (bottom-up) y conserve la plus grande place mais canalisée et régulée globalement (top-down), où l'on retrouve la dialectique entre le marché et l'Etat mais qu'on expérimente dans toutes les organisations - avec tous leurs défauts.

anti-système

Il y a quelque chose d'effrayant dans l'appartenance à un système qu'on peut voir comme une mégamachine nous réduisant à un rôle d'automate ou de moyen pour des fins qui ne sont pas les nôtres, mais si nous dépendons effectivement des autres et de la production sociale, si nous pouvons travailler pour une entreprise, il n'est nul besoin de noircir le tableau plus que la réalité, qui n'est déjà pas brillante. Il ne s'agit pas d'une manipulation mentale mais de contraintes matérielles et d'effets de masse. Le succès des slogans anti-système pourrait avoir le mérite de porter l'attention sur l'existence d'un système qui nous gouverne, si le système ne se réduisait pour ces gens là qu'à des connivences entre élites corrompues, un entre-soi dont on est soi-même exclu, des esprits malfaisants. Il y a bien entendu une corruption des élites, l'évasion fiscale l'atteste mais cela reste relativement marginal par rapport aux flux vitaux dont il faut assurer la continuité et qu'on ne pourra pas changer à notre guise.

Ce n'est pas une raison pour tomber dans l'apologie d'un réel qui mérite de rester l'objet de toutes nos critiques mais, ni le marché mondial, ni l'économie nationale ne sont à notre portée, seul le niveau local peut reconstruire petit à petit un nouveau système de production comme les villes franches au coeur de la féodalité. Il n'y a d'alternative que locale. René Passet l'avait bien montré, l'anti-mondialisation est une impasse, il ne peut y avoir qu'une alter-mondialisation basée sur le local. A un système, on ne peut opposer qu'un autre système. La prise de conscience du système dans lequel nous sommes constitue pour cela un premier pas indispensable - Hélas, les anti-systèmes ne sont malheureusement le plus souvent que des complotistes à l'affût de quelques boucs émissaires, appelant à un pouvoir autoritaire (car volontariste) et qui servent les pires démagogues...

démocratie

Beaucoup de gens sont persuadés qu'on nous ment et d'une certaine façon ils ont raison sauf qu'on nous ment d'abord sur la démocratie elle-même, dont la version officielle est pure propagande ronflante d'un supposé pouvoir du peuple souverain, alors qu'il n'y a dans ces institutions qu'un mode de décision et de résolution des conflits d'une pluralité sociale et politique par des votes majoritaires. Il n'y a pas à s'étonner après cela qu'on dénonce un manque de démocratie patent, sauf que prétendre la réaliser comme on s'y précipite ne fait que perpétuer la tromperie et s'enferrer encore un peu plus dans l'erreur en entretenant l'illusion que ce serait praticable et que cela permettrait de régler tous les problèmes. On sait ce qu'on peut attendre d'une démocratie. La petite Suisse en donne le modèle. C'est incontestablement désirable sur de nombreux points mais n'est pas pour autant le paradis qu'on nous décrit. En tout cas pas ce pouvoir fort que le volontarisme espère alors qu'elle est faite principalement de négociations et de compromis. Ce qui saute aux yeux, c'est aussi que cette démocratie n'empêche pas le pouvoir des banques si bien que de façon encore plus manifeste on voit que ce n'est pas tant "le peuple" qui dirige la nation mais le système économique qui gouverne véritablement - et pas seulement la Suisse, bien sûr, mais le monde entier !

Ce mythe entretenu d'une démocratie souveraine qui n'avait de sens peut-être qu'à pouvoir choisir entre communisme et fascisme, participe à cette réaction fascisante qui se nomme elle-même anti-système, voyant bien qu'il y a un système qui gouverne nos décisions malgré les démentis des politiques, et que ce n'est pas le peuple qui gouverne. Non, l'Etat, ce n'est pas nous et, ce qui est naïf, c'est d'imaginer que cela pourrait être autrement, qu'il pourrait ne pas y avoir de système au-dessus de nous. En vérité, impossible de se passer de système, il faut donc se situer explicitement dans ce cadre, d'une réalité extérieure qui nous contraint et d'une complexité sur laquelle il est difficile d'intervenir. Revendiquer ce réalisme de l'action n'est pas tomber dans l'acceptation des injustices mais simplement reconnaître les forces en jeu et notre peu de moyens, nous condamnant à un certain opportunisme et "bricolage".

Dans le cadre de systèmes de plus en plus complexes et interconnectés, on ne peut plus chercher à tout changer. Bricoler n’est certes pas un geste audacieux, concède-t-il, mais c’est notre seul moyen de nous confronter à des systèmes évolués. La technologie va devoir apprendre l’humilité des biologistes. Nous allons avoir de moins en moins le contrôle et la compréhension totale des systèmes qui nous entourent, comme c’est le cas des systèmes d’apprentissage automatique et d’intelligence artificielle. (Samuel Arbesman)

perspectives d'avenir

Il reste des différences importantes entre droite et gauche mais pas tant dans les politiques économiques possibles qui dépendent du même système économique (reproche de faire la même politique). Une politique de gauche irréaliste peut mener tout simplement au désastre, ce qui arrive assez souvent hélas et n'est bon pour personne. Au lieu de promettre la lune, et contre tous ceux qui prétendent changer le monde en parole (ou en chanson) il faut bien admettre que non, on ne changera pas de planète, c'est dans ce monde qu'il faut agir (Nothing gonna change my world). On ne choisit pas le monde dans lequel on est né ni les processus dans lesquels nous sommes pris, ni les idéologies du moment derrière lesquelles on se range et qui changeront demain. On ne fait qu'essayer d'améliorer les choses auxquelles on a affaire. Au lieu de perdre son temps à s'étriper pour rien sur nos différences irréductibles de finalités et de croyances, il faudrait plutôt revenir aux réalités. Non pas, cependant, en restant tourné vers un passé révolu qu'on embellit mais en se projetant dans l'avenir, dans les 20 ou 30 ans qui viennent (au-delà serait bien téméraire) car même si on peut dire que rien ne change jamais (de ce qu'on veut changer) le monde change à toute allure (sans nous demander notre avis). On a donc besoin de faire de la prospective qui est le contraire de l'utopie. Bien sûr, la tâche n'est pas facile, il n'est pas question en effet de rêver à ce qui serait souhaitable mais d'essayer de prévoir ce qui sera probable, tout en étant sûr de se tromper plus d'une fois puisqu'on ne peut prévoir les découvertes qu'on ignore encore. C'est, en tout cas, la seule façon de réduire les difficultés d'adaptation de la société au monde numérique. Il s'agit d'appuyer les revendications sur les mouvements en cours, sur des dynamiques porteuses d'avenir. Beaucoup peut être fait sans doute (il faut le prouver en acte, là est la question, pour l'instant on en est loin).

Notre actualité est désespérante mais le monde qui vient ne manque pas de séductions même si elles n'apparaissent pas à tous et suscitent même l'indignation d'intellectuels bien-pensants. L'idée de s'y adapter n'est pas tellement bien vue, on préfère croire bêtement qu'on pourrait décider de la société qu'on voudrait malgré nos divisions ! La société de la communication et de la connaissance n'en est pas moins un progrès favorisant les biens communs et les mouvements de masse. S'il semble impossible de s'accorder sur les finalités, quelque soit la conviction de chaque camp de détenir la vérité, ce qui rend le contenu des idéologies assez secondaires malgré l'agitation qu'elles suscitent, c'est que seul compte finalement le résultat matériel (et qu'il ne suffit pas notamment de vouloir réduire inégalités et misère pour y arriver). Même si on s'en passionne, ce ne sont pas tant les idées qui mènent le monde que les causes efficientes et matérielles, ce qui n'est pas dire que les causes finales ne comptent pas mais qu'elles se heurtent au réel. La réalité, c'est cela. Qu'il faut comprendre, pas seulement condamner. Comprendre les mécanismes matériels qui décident du résultat et sur lesquels le volontarisme démocratique le mieux intentionné se brise avec fracas - limites de la politique dont tout le monde se plaint mais qui sont liées à l'écosystème auquel nous appartenons et qu'il faudrait tout simplement reconnaître au lieu de se situer vainement dans le ciel des idées.

Reste que, pour agir collectivement, il faut convaincre du monde et entrer dans la lutte idéologique, on ne peut que constater comme cette lutte nous est défavorable dans cette période de crise qui pousse vers la démagogie, le populisme et l'autoritarisme si ce n'est l'ordre moral. Il faut tabler sur la réaction à cette panique.

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