Les critiques du capitalisme ont toujours réfuté la naturalisation du capitalisme. Ainsi, du côté de Polanyi, c'est l'encastrement de l'économie dans le social qui est prétendu notre état naturel, et Bourdieu ajoutera qu'il y a, dans les sociétés traditionnelles, une négation constante des rapports économiques entre proches, remplacés autant que possible par le circuit du don. Certains vont même remonter jusqu'à la préhistoire pour démontrer que le capitalisme n'existait pas du tout à cette époque, et que donc nous pouvons vivre sans ! Il faut dire que ces critiques mènent souvent, sinon à la négation de l'évolution, du moins à prendre leurs distances avec le darwinisme considéré comme simple expression de l'idéologie capitaliste (ce qui est le cas pour Spencer, il est vrai) alors que Darwin avait souligné l'importance des instincts sociaux et de l'altruisme dans notre survie, c'est-à-dire des tendances anti-darwiniennes à court terme mais donnant un avantage à long terme. Il faut s'inquiéter lorsqu'une loi scientifique aussi fondamentale est contestée pour des raisons politiques mais il y a effectivement un conflit des interprétations et manipulation du concept d'évolution par les uns ou les autres, justifiant la domination d'un côté ou l'émancipation de l'autre. L'essentiel à reconnaître pourtant, c'est d'abord l'évolution elle-même, sa dynamique comme phénomène extérieur qui s'impose à tous et dans lequel nous sommes pris.
Il est clair que l'économie ne renvoie pas du tout à un état de nature originaire puisqu'elle repose largement sur l'Etat de Droit et des constructions juridiques relativement récentes. Rien de plus facile que de rétorquer, au prétendu "ordre spontané" d'Hayek, que sa "constitution de la liberté" est bien épaisse à vouloir empêcher toute intervention étatique (la dérégulation produit une inflation de lois). De plus, chaque étape de la libéralisation peut être considérée comme voulue puisqu'on trouve toujours un ministre ou un vote qui ouvrent la voie au libre-échange et à la financiarisation, pas si spontanés que ça, donc, et en rupture avec le passé. Les théories du complot voudraient en faire un événement contingent, dû à des compromissions personnelles, à la corruption des oligarchies, au manque de transparence et de démocratie mais cette contingence peut être mise en doute quand c'est un mouvement d'ensemble de tous les pays.
Fondamentalement, ces critiques du laisser-faire se font au nom d'une forme ou l'autre de volontarisme, voire de planification étatique, pour ne plus être dans l'histoire subie, avec ses immenses destructions, mais dans une économie organisée, rationnelle, décidée politiquement. C'est là-dessus que ces critiques pouvaient entrer en convergence avec le marxisme, mais pas sur le caractère nécessaire du capitalisme. Si, pour Marx, "le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel", c'est bien que le capitalisme est une conséquence naturelle du machinisme et un stade nécessaire de l'évolution - supposé préparer le communisme... Ce qui distinguait le marxisme des utopies socialistes, c'était en effet de ne pas être un volontarisme à ne plus partir des désirs de chacun mais du sens de l'histoire, de processus matériels, en s'appuyant sur la compréhension des lois du capitalisme et des analyses supposées scientifiques, simple domaine spécialisé des sciences de la nature et qui se situe dans l'évolution.
En fait, les économistes qui invoquent le caractère naturel du capitalisme ne prétendent pas du tout que ce serait une constante anthropologique mais seulement qu'on aboutirait au capitalisme lorsqu'on laisse les choses évoluer d'elles-mêmes (ce qui fait qu'on ne s'en débarrasse pas même quand il s'écroule). C'est dès lors la même chose de parler de marché, de libéralisme ou de capitalisme puisqu'il s'agit à chaque fois de laisser faire les marchés à l'opposé justement de tout volontarisme planificateur, démission du politique laissant ainsi la charge de la cause à l'extérieur. Tout plaide contre ce laisser-faire et l'expérience communiste était indispensable dont l'échec reste un scandale pour la pensée, témoignant cruellement de nos limites cognitives et politiques (entre bureaucratie, luttes de pouvoir et corruption). Il faut prendre acte de cet échec comme ce qui justifie effectivement le libéralisme contre l'incapacité des pouvoirs. En effet, aussi incroyable que cela puisse nous paraître, l'évolution "naturelle", libre, folle, se révèle étonnamment plus productive qu'une planification rationnelle, malgré toutes les inégalités qu'elle produit, ses injustices, ses crises et immenses destructions. Difficile à avaler, tellement contraire à ce qu'on voudrait, mais la Chine en liberté surveillée vaut quand même preuve par rapport à l'état précédent et l'hyperpuissance américaine valide son système économique qui lui donne cette domination planétaire (il ne s'agit pas d'idéologie ou de valeurs mais de puissance effective, on n'a pas autant le choix qu'on se l'imagine complaisamment). Du point de vue de l'histoire la dynamique du capitalisme est indéniable qui lui a donné la puissance matérielle de conquérir le monde.
A ne pas reconnaître ces faits matériels, non seulement on ne veut pas voir la raison du libéralisme, mais on n'a de cesse de vouloir le ramener à une simple idéologie néfaste et intéressée. Il ne manque assurément pas d'économistes libéraux extrémistes dont on peut se gausser, voulant paradoxalement empêcher des phénomènes de solidarité ou de mise en commun qui sont on ne peut plus naturels, n'ayant pas peur de prétendre supprimer toute protection alors que notre espèce ne peut vivre sans abri. On peut se défouler sur quelques têtes à claque, tout cela n'empêche pas qu'il y a une efficacité du libéralisme même si ce n'est pas pour tout le monde et que ce sont les plus faibles qui paient le prix fort. C'est ce qu'il faut comprendre pour y remédier autant qu'on peut. Ce n'est pas que du baratin, l'efficacité est réelle. C'est tout le problème. Le réel n'est pas gentil et si tout le monde s'est converti au néolibéralisme, c'est parce que ça a marché contre un keynésianisme à bout de souffle (retournement du cycle d'inflation). Il n'y a pire épouvantail que l'horrible madame Thatcher, grande lectrice de Hayek, mais il faut voir dans quel état était la Grande-Bretagne dont elle avait hérité. Son programme contre l'assistanat et les syndicats a eu un coût social très élevé, laissant de nombreuses populations à l'abandon et dans la misère, mais cette politique inhumaine a eu un effet très positif sur l'économie. C'est inacceptable que les plus riches profitent ainsi du sacrifice des plus pauvres, mais c'est comme ça, on ne peut juste l'ignorer, il faut le reconnaître pour essayer de s'en défendre.
Il est consternant que le simple constat de l'efficience des marchés (malgré des contre-exemples flagrants, notamment avec les réseaux) transforme une bonne partie des économistes libéraux en canailles obligés de faire preuve de cynisme et d'une totale inhumanité. Il est vrai que les belles âmes bien intentionnées, qui font plus de mal que de bien, ont de quoi les faire prendre en grippe mais, en dépit du fait que la première condition, c'est une économie qui marche, il est indigne de ne pas se préoccuper en priorité du sort qui y est fait aux plus pauvres et aux perdants. Reconnaître un phénomène naturel comme des ouragans n'est pas en chanter les louanges et se croire obligé d'en minimiser les effets destructeurs. Il faut d'autant plus essayer de comprendre les raisons pour lesquelles la direction volontaire de l'économie n'arrive pas à ses fins et n'est pas aussi productive que de ne pas trop s'en occuper, ce qui est quand même extraordinaire et si difficile à admettre qu'on aura du mal à ne pas voir une volonté mauvaise ou des complots derrière tout ce qui nous arrive. Qu'est-ce qui est donc naturel dans les marchés alors qu'ils sont si récents ? On peut dire que c'est l'absence de volonté justement, et la mise en place d'un processus darwinien de sélection naturelle signifiant l'ouverture à l'extérieur, pris dans des flux, et surtout le remplacement de la programmation centralisée par le feed back et la sélection par le résultat.
Pour le vivant, il n'y a qu'une façon d'atteindre sa cible, c'est en se réglant sur le résultat pour corriger le tir et se diriger, principe de la perception. La découverte des boucles de rétroaction du vivant où l'effet devient cause, notamment dans l'homéostasie comme avec un thermostat, a fondé la cybernétique et permet de repenser complètement la question des finalités. C'est un principe solide, incontournable, de se régler sur la réalité plus que sur les principes et le plan initial, bien que notre esprit d'architecte ait du mal à l'accepter. Hayek explique l'échec de l'économie administrée par l'impossibilité d'une information parfaite qui était pourtant l'hypothèse du libéralisme néoclassique. Il me semble plus exact de parler d'une sélection par le résultat conformément au mécanisme darwinien, non pas qu'il faudrait justifier ainsi l'élimination des plus faibles mais seulement la supériorité du jugement a posteriori sur le jugement a priori et de la détermination par l'extérieur sur notre propre volonté (ou savoir). Cette causalité extérieure est ce qui transforme un marché, basé pourtant sur des échanges entre individus (libres et volontaires), en un phénomène naturel (quoique construit). En rejoignant ainsi les processus darwiniens de l'évolution, on en montre le caractère d'ontologie générale qu'on résume fautivement par la concurrence de tous contre tous alors qu'ils favorisent plutôt autonomie et diversité comme contrepartie de notre ignorance première, d'un réel qui nous est extérieur et nous résiste (qu'il faut découvrir et apprendre).
C'est ce que la seconde cybernétique avait compris de l'importance de l'auto-organisation mais sans bien pouvoir l'intégrer à la théorie des systèmes et devenue une simple négation de l'organisation (qui devient tyrannie de l'absence de structure). Les systèmes organisés ne sont pas du tout le fruit du hasard car façonnés par la sélection tout en restant basés malgré tout sur l'autonomie des individus ou éléments dont le système a besoin mais qu'il canalise complètement (le fonctionnement d'un système ne dépend pas de ses éléments). Ainsi, l'autonomie des cadres n'avait rien d'une concession des entreprises aux soixante-huitards attardés mais relève bien de la simple efficacité dans le travail. C'est la complémentarité de l'organisation et de l'autonomie qu'il faut comprendre au lieu de les opposer, les organismes ne sont pas un amas de cellules auto-organisées mais une différenciation en organes étroitement dirigée ! On peut dire qu'il y a une dialectique entre l'organisation héritée (sélectionnée, reproduite) et tout ce qui reste d'îlots d'auto-organisation interne. De même, ce n'est pas parce que la raison du libéralisme serait celle de l'échec de la raison qu'il faudrait rejeter toute raison, toute organisation ou régulation, sans lesquels aucun marché ne marche ! Il n'empêche que l'échec du collectivisme et des économies dirigées nous livre à une évolution naturelle dont nous ne sommes plus les auteurs mais seulement les agents, ce qui ne veut pas dire que ce serait toujours à nos dépens et qu'il n'y aurait aucun progrès sous prétexte qu'il y a des moments de régression.
Je reprochais à Bernard Maris, comme à tous les keynésiens, de n'avoir pas compris la stagflation des années 1970 qui avait motivé le retournement des politiques et le triomphe de Hayek, du fait que l'inflation des salaires ne produisait plus de croissance mais provoquait au contraire un accroissement du chômage qui n'a pas cessé depuis. La façon la plus favorable de comprendre ce retournement, c'est par les cycles longs d'inflation qui s'accompagnent de ces mouvements de flux et reflux des salaires comme des droits des travailleurs. Apparemment, nous pourrions nous trouver dans le retournement suivant où le souci est de sortir de la déflation et de retrouver des protections sociales assurant la reproduction des compétences. Il ne faut pas trop croire à la répétition du passé quand tout change autour de nous mais il ne faut pas non plus en rejeter trop vite l'hypothèse qui permet de s'appuyer sur des dynamiques cycliques. Cela permet au moins de sortir des représentations linéaires de l'histoire, du mauvais infini qui ne voit qu'une éternisation de notre présent, ne pouvant aller que de pire en pire sans plus voir les forces contraires qui auront pourtant leur revanche, ni les grands bouleversements qui peuvent changer la donne soudain.
On a vu que naturaliser le capitalisme comme le faisait Marx en l'expliquant par le machinisme, c'est aussi en faire une forme transitoire, correspondant à un stade de développement donné. Or, il est peu douteux que, désormais, le capitalisme industriel a fait son temps, mais au lieu de déboucher sur le communisme espéré, ce qui se met en place est seulement un nouveau capitalisme, adapté au numérique cette fois, même s'il est très différent (le nouvel esprit du capitalisme). Il n'est même pas sûr qu'il mérite encore le nom de capitalisme n'étant plus fondé ni sur le salariat ni sur la valeur-travail mais cela ne change pas fondamentalement la réalité de la financiarisation et de la globalisation marchande. La détermination technologique en sort renforcée par rapport à la détermination idéologique. Ce qui est sûr, c'est que nous ne récupérons pas la main, tout au contraire et s'il y a une sorte de fin de l'histoire, ce n'est pas du tout d'être arrivé au but mais de ne plus pouvoir rien changer fondamentalement même si tout change tout le temps. On arrive en effet à un mélange d'une telle masse qu'on ne peut plus le réguler qu'à la marge, même avec nos moyens actuels. Du coup, on s'aperçoit que ce qu'on fustige sous le nom de capitalisme, de marchés, de libéralisme ou de techno-science, rendus responsables de tous nos maux, ne fait que désigner une réalité qui n'est pas voulue et le résultat d'une évolution "naturelle", extérieure et irrésistible. Il est naturel de vouloir maîtriser cette évolution mais, si l'on peut agir sur de nombreux points, pris un à un, il faut abandonner l'idée d'une maîtrise complète et donc d'une évolution globale qui soit notre oeuvre. Perdre dans l'affaire la charge de la cause empêche de réduire l'histoire comme Hegel à une histoire de l'Esprit et au développement de la liberté jusqu'à l'aboutissement d'une histoire conçue. La révolution copernicienne qui nous expulse encore une fois du centre de l'histoire au profit de la pression du milieu et de processus extérieurs fait de l'histoire tout autre chose qu'un récit à l'eau de rose mais la rencontre du réel sur lequel on se cogne.
Il ne suffit pas de dire la vérité en montrant tout ce qui ne dépend pas de nous. N'importe quel délire, ou idéologie, est basé sur une vérité, on peut s'en servir pour nier une vérité contraire ou pour en faire un dogme qui cache la réalité sociale et ce qui dépend de nous cette fois. La naturalisation du capitalisme n'est pas une façon de le justifier mais peut servir à mieux comprendre comment en sortir et que cela ne peut être que localement et non plus globalement, mais en s'appuyant sur les nouvelles forces productives (ce que je propose comme alternative locale possible avec revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales). De même, comprendre que l'innovation est dictée par l'environnement, à partir d'une création foisonnante, permet de comprendre que, dans cette économie, il y a à chaque fois de très nombreux perdants impossibles à départager avant (c'est le réel qui désigne la bonne réponse) et qu'il faut prendre en charge. Renvoyer la cause sur l'extérieur, le milieu, les déterminations matérielles, culturelles, historiques, sociales, sur tout ce qui ne dépend pas de nous, ne peut absolument pas signifier qu'on devrait rester passif et se laisser-faire alors que la réactivité est essentielle à tout organisme et qu'il y a beaucoup à faire sans arrêt, des injustices à réparer, des crimes à empêcher. Il y a un champ d'action possible, la plupart du temps local, qu'il ne faut pas négliger même s'il faut abandonner les rêves d'absolu et d'écroulement du capitalisme, ou d'une économie planifiée, pour ne pas s'agiter en vain (cela n'empêche pas qu'une crise majeure reste probable mais on pourrait être entrés dans une régulation globale nous maintenant en permanence au bord de la crise).
Ce qu'il faut retenir, c'est que le libéralisme a sa nécessité dans nos limites cognitives (nous ne sommes pas aussi intelligents qu'on le croit) ainsi que dans l'extériorité du réel qui nous résiste, mais il a aussi ses propres limites et ne peut s'introduire partout, dans les organisations notamment (les entreprises sont des systèmes hiérarchiques bien que dans un environnement libéral). Il ne fait aucun doute que c'est seulement en comprenant sa nécessité qu'on pourra y mettre des limites tout aussi nécessaires. S'il y a une dialectique, c'est dans cette confrontation avec l'ennemi dont on ne peut triompher qu'à reconnaître sa part de vérité. Ce n'est pas un choix ni un savoir personnel mais une vérité historique qui s'impose à nous par l'expérience dans ce monde globalisé - impossible à ne pas savoir depuis l'échec catastrophique de la "grande transformation" étatique qui avait voulu se substituer au premier libéralisme. La tentation est grande de refaire l'expérience douloureuse de l'échec, hélas. Je dois dire que si je ne comprends pas qu'on n'ait pas été séduit par les arguments du marxisme avant d'en faire l'amère expérience du socialisme réel, je ne comprends pas qu'on puisse l'être encore après ! On peut y voir une fin de la politique, telle qu'elle était déclamée du moins, de la folle prétention à décider du monde où l'on est tombé, de décider de la totalité, pour revenir à des enjeux concrets absolument vitaux et qu'il faut affronter un à un, dans le conflit des opinions ou des rapports de force et non pas dans une société réconciliée mais continuant à évoluer plus vite qu'on ne le voudrait. Non, nous ne sommes pas encore sortis de la nature...
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