Anthropolitique

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Connaître notre ignorance
Il y a des gens qui sont contents de faire de la philosophie et contents d'eux. Ce n'est pas mon cas. Ils prétendent arriver ainsi à la vérité et au Bien suprême. Il ne faut douter de rien ! Ma propre expérience est plutôt celle de la déception permanente et de la désillusion, si ce n'est de la rage. On sait pourtant bien qu'il n'y a que la vérité qui blesse, comment pourrions nous trouver une consolation dans une philosophie cherchant sincèrement la vérité ? Ce qu'on découvre n'est pas ce qu'on cherchait, encore moins ce qu'on espérait et plus on apprend, plus on découvre ses limites et l'étendue de ce qu'on ignore encore.

Bien sûr, ce n'est pas le cas des méditations plus ou moins religieuses qui ne trouvent cette fois que ce qu'elles cherchent, jusqu'à donner corps à des abstractions par une sorte d'auto-hypnose. On peut dire la même chose de tous ceux qui se prétendent adeptes de la pensée critique alors qu'ils adoptent simplement un dogme opposé au discours dominant et passent leur temps à renforcer leurs convictions les plus délirantes en restant entre-soi. Une philosophie véritablement critique ne va pas prendre ses désirs pour la réalité mais commence par s'informer à diverses sources, soumettre ses propres conceptions à la question, en récoltant les objections qu'on peut y faire. L'écriture (démocratisée chez les Grecs grâce aux voyelles) est sans doute une condition de cette réflexivité, en plus de donner accès à la diversité des opinions et des cultures. Voilà bien ce qu'internet devrait amplifier si chacun ne s'enfermait pas dans son petit monde (réduisant les autres à des ennemis ne cherchant qu'à nous tromper) ! Ce moment négatif de la critique mine forcément nos anciennes certitudes et nos traditions, opposées à d'autres traditions, introduisant la division dans la société et une indéniable "insécurité culturelle", détruisant la belle unité originaire par le poison du doute et de la liberté de pensée. Le recul critique, la non-identité à soi, est incontestablement une épreuve dépressive qui nous confronte à nos illusions perdues et n'encourage certes pas les enthousiasmes naïfs ni un quelconque unanimisme. C'est politiquement incorrect car constituant une voie solitaire, en rupture de notre groupe (de pensée) et qu'on peut à bon droit accuser de désespérer Billancourt, tout comme de pervertir la jeunesse...

Il y a un troisième temps à cette dialectique qui ne s'arrête pas au travail du scepticisme, intenable jusqu'au bout, et réaffirme positivement la nécessité de l'action ou de l'expérience. Ce ne peut être cependant un retour pur et simple au point de départ, oubliant le négatif, mais seulement à partir de sa prise de conscience et de tout ce qui s'oppose à nos bonnes volontés comme à notre unité - ce qui va du caractère déceptif du réel aux limites de notre rationalité, en particulier d'une intelligence collective qui brille la plupart du temps par son absence. Ce n'est pas drôle et même assez déprimant, ne laissant qu'assez peu d'espoir de servir à quelque chose en dehors de notre rayon d'action local alors que nous voulons penser la totalité qui est l'autre nom de la société comme ce qu'on intériorise au plus intime. L'enjeu est pourtant bien de tenir le pas gagné, intégrer nos erreurs passées, notre capacité à nous illusionner et la déception de nos espoirs dans les nouveaux combats à mener, condition pour avoir une chance de les gagner au lieu de vouloir de nouveau soulever les foules d'ivresses messianiques et répéter vainement les mêmes échecs, croyant pouvoir remplacer une raison défaillante par le sentiment. Ce qui peut paraître trop défaitiste et passer pour un manque d'ambition est pourtant tout-à-fait la méthode mise en pratique par les sciences, avec le succès que l'on sait. Cependant, il vaut bien avouer que la plupart des philosophies semblent faites pour refouler ce savoir de l'ignorance et de notre in-conscience, constructions largement fantasmatiques flirtant le plus souvent avec la théologie et surestimant le pouvoir de l'esprit comme la béatitude promise, où la vérité n'est plus qu'un moment du faux.

Mettre en cause notre intelligence, reste trop choquant pour la plupart, notamment pour les démocrates convaincus, alors que c'est quand même la base des sciences expérimentales et de la méthode socratique. Ce n'est pas d'hier que les sciences ont renoncé à s'en tenir au discours et à une raison raisonnante, pour ne se fier qu'au résultat effectif, aussi contrariant soit-il. Malgré cela, on en reste globalement à une confiance à peu près universelle dans une providence divine où tout devrait finir par s'arranger. Il y a certes des prophètes de malheur qui annoncent régulièrement la fin du monde, ainsi que des vigiles clairvoyants qui nous alertent sur les menaces bien réelles que nous faisons peser sur notre environnement, mais il faut bien dire que nous faisons preuve habituellement d'une confiance excessive dont il est difficile de se défaire, y compris les philosophes surestimant les bienfaits de la prise de conscience, ce qu'on retrouve en politique alors qu'on constate plutôt, notamment pour les menaces écologiques, que les informations ne sont pas toujours bonnes ni porteuses d'espoir ou d'action...

La philosophie est bien née de l'interrogation socratique, préparant le terrain aux sciences en mettant en cause notre savoir, mais elle n'a eu de cesse de vouloir combler ce trou à prétendre donner accès à un savoir supérieur (du troisième genre, mystique, existentiel). Cela commence avec Platon et la contemplation des idées qui se substitue à ses interrogations des débuts, aboutissant à l'utopie totalitaire de la République - car il y a un lien direct entre une pensée qui modèle son objet de l'extérieur (au nom de la justice) et une politique totalitaire (son échec programmé). Aristote sera plus prudent et très critique envers ces Idées, notamment celle de Bien suprême ramené au fait d'être actif, mais il ne pourra s'empêcher de considérer la connaissance comme un bien en soi, ne pouvant imaginer qu'elle soit maléfique ou que la raison puisse être trompeuse. Ensuite les philosophes successifs promettront le bonheur ou la fusion avec l'Un. Et, bien sûr, tous les philosophes chrétiens ne pouvaient qu'en attendre une révélation divine. Cela va jusqu'à Hegel et Marx qui malgré leur philosophie dialectique ne peuvent imaginer qu'une fin heureuse à l'histoire. C'est un préjugé tenace sans véritable fondement. Les philosophies du soupçon et la théorie critique ont bien tenté de montrer la fausseté de la conscience de soi (entre idéologie normative et narcissisme), jusqu'à la déconstruction post-moderne de la French theory et ses excès relativistes. C'est peu dire que ces spéculations n'ont pas réussi à pénétrer le sens commun qui s'obstine à condamner cet intellectualisme accusé de nihilisme comme Socrate l'avait été en son temps. Le scepticisme populaire met, lui, facilement en cause l'intention des acteurs, la mauvaise foi de nos ennemis, la fausseté des discours publicitaires mais pas leur intelligence et surtout pas la nôtre ni nos propres déterminations sociales. Pourtant, il ne suffit certes pas d'être critique pour ne pas dire n'importe quoi en s'imaginant détenir un savoir supérieur (caché). La théorie critique ou les diverses avant-gardes étaient elles-mêmes très critiquables, trop assurées de leurs bases qui se sont révélées bien fragiles et datées, perpétuant l'identification du Beau, du Bon et du Bien comme notre destin. Il ne manque pas d'illuminés qui sont persuadés de parler au nom du peuple ou d'un dieu, porteurs en tout cas d'une vérité interdite, pouvant dénoncer la propagande médiatique et toutes sortes de complots sans s'interroger une seconde sur leur propre clairvoyance par rapport aux foules supposées entièrement aliénées !

Le noeud de la question, que partagent les philosophies (qui comportent toujours une dimension morale), c'est de privilégier un peu trop la causalité subjective, intérieure, liberté détachée de la matière et de tout déterminisme. Même lorsque, avec Hegel et Kojève, l'humanité de l'homme se résume au désir de désir comme désir de reconnaissance, ce désir semble inconditionné, sans aucun rapport avec nos pulsions animales ou les explications que les sciences sociales pourront en donner. Chez Marx, c'est encore plus paradoxal puisqu'il s'en tire en identifiant déterminisme et liberté, le déterminisme économique étant supposé mener au royaume de la liberté après l'effondrement du capitalisme sous ses contradictions et l'avènement du communisme - avec l'abolition des classes et la fin des idéologies, passant de la conscience fausse (bourgeoise) à la pleine conscience (prolétarienne) qui est elle-même supposée suffisante pour unifier les travailleurs de tous les pays, etc. Au fond, l'erreur de Marx qui était déjà celle de Hegel, aura été de comprendre la liberté dans son côté subjectif au lieu d'en faire une propriété objective, un caractère du réel (biologique, économique, politique) qui apparaît clairement dans nos société libérales sous la forme d'une autonomie subie. Ce n'est pas l'essence originelle de l'homme qui se réaliserait soudain comme esprit et liberté alors que l'humanité est forgée par ses outils et l'extériorité (le cerveau est l'organe de l'extériorité, perception et apprentissage). Il est vrai qu'un matérialisme conséquent pousse difficilement au militantisme, même à le dire dialectique car y introduisant la lutte et la production qui transforment le monde. Le seul argument qui restait aux marxistes, c'était d'accélérer l'histoire, précipiter la chute inéluctable du capitalisme mais si les prémisses se voulaient scientifiques, ce n'était plus du tout le cas des conclusions dogmatiques sur une fin de l'histoire qui ne souffrait pas de discussions. L'expérience n'allait pas tarder à démentir ces visions paradisiaques qu'on a quelque difficulté à attribuer à un penseur de cette envergure qui avait si soigneusement étudié les mécanismes du système de production capitaliste et sa détermination par la circulation, c'est-à-dire par l'extérieur. L'histoire reste toujours imprévisible pour la simple raison que nos finalités elles-mêmes se transforment au contact de la réalité et des évolutions techniques. La dialectique ne s'arrête pas sur un savoir absolu et un ordre parfait, continuant à ronger l'ordre établi, bouleverser nos vies et renverser les anciennes certitudes.

Répétons-le, il n'y a rien là qui devrait paraître si extraordinaire, ni post-moderne ou relativiste, car ce n'est rien d'autre que la véritable position scientifique, abandonnée par les marxistes au profit d'une idéologie dogmatique et d'un grand récit mythique. On s'imagine trop souvent une science omnisciente, sortie de quelque cerveau génial comme celui d'Einstein alors que la réalité collective de la recherche en est tout à l'opposé. L'étendue de ce que les physiciens avouent ne pas connaître est assez inimaginable pour ceux qui croient, devant les exploits scientifiques, qu'il n'y aurait plus aucun mystère en ce monde. S'il y a eu un moment où les physiciens croyaient tout connaître à quelques détails près (ayant donné naissance à la physique quantique et à la relativité!), de nos jours, c'est tout le contraire puisqu'on pense que la matière ordinaire ne représenterait que 5% de l'univers et qu'on ne sait rien encore du restant. Certes, on peut découvrir très bientôt la nature de la matière noire ou de l'énergie sombre, mais on n'est pas au bout, loin de là. En tout cas, il suffit de suivre les théories physiques qui sont échafaudées en permanence, jusqu'aux plus farfelues, pour éprouver à quel point on reste très ignorants sur la nature de notre univers et que même la plus grande rigueur, l'intelligence et la beauté d'une théorie, ne sont pas du tout les gages de sa justesse que seule l'expérience peut trancher. La physique moderne manifeste à quel point la réalité n'est pas intuitive (notre intuition n'étant adaptée qu'à notre vie animale) et constitue une bonne discipline pour la pensée. On pourrait tout aussi bien parler de notre préhistoire qui est réécrite constamment et nous oblige à revoir nos conceptions en permanence, en sachant que le nouveau récit pourra être contredit tout autant par une nouvelle découverte, obligeant à une suspension du jugement au lieu de s'identifier à ce qu'on croit savoir. Il y a des chances que dans nos sociétés étendues et complexes notre compréhension des processus en jeu ne soit pas meilleure. Pourquoi cette évidence de nos limitations cognitives et de la fausseté de l'opinion ne s'impose-t-elle pas à nos sociétés pourtant fondées sur les sciences et l'information ? Comme la perception s'oublie derrière le perçu, il semble bien que la méthode scientifique reste oubliée derrière ses réalisations et résultats théoriques, mais c'est aussi sans aucun doute parce que c'est une nécessité de la politique comme de nos échanges quotidiens de tenir nos interlocuteurs pour des êtres intelligents et responsables, dans lesquels on se reconnaît. Cependant, reconnaître l'intelligence des autres, c'est aussi surévaluer notre propre intelligence. Une reconnaissance serait possible pourtant à partir de notre commune connerie, non pas qu'il y aurait un philosophe intelligent guidant un troupeau d'imbéciles, mais qu'il faut faire avec notre imbécilité à tous et tous nos biais cognitifs, pour essayer d'y remédier ensemble.

De nos jours, il y a quand même du nouveau sur ce point car, ce qui devrait nous ramener à plus d'humilité, c'est bien l'informatique. Pas la peine d'attendre les robots humanoïdes, il est clair depuis longtemps qu'on ne fait pas le poids par rapport à la machine, que le programmeur fait plein d'erreurs (ou bugs) et que l'essentiel du travail est la correction d'erreurs (de programmation ou de l'utilisateur). Cela n'empêche pas que la machine est bête et qu'il y a plein de choses qu'elle ne sait pas faire encore mais, contrairement aux conceptions religieuses d'une intelligence d'essence divine, nous sommes bien plus proches de l'animal qu'on se l'imagine (et de sa bêtise), ce qui nous en distingue serait plutôt notre propension à délirer, se raconter des histoires, voire mourir pour des idées (qui n'ont plus cours le lendemain).

Contrairement à la prétendue scientificité du marxisme, une politique qui s'inspirerait des sciences devrait donc plutôt abandonner toute certitude préalable pour privilégier l'enquête et l'expérimentation. Il ne s'agit pas de déléguer le pouvoir aux experts qui se trompent autant que les autres mais de ne pas se fier à l'idéologie ni au volontarisme, fut-il celui d'une volonté générale exprimée démocratiquement. Une politique scientifique devrait tenir compte de la sociologie, de l'économie, de l'histoire pour élaborer des projets prudents (ce qui n'empêche pas qu'ils puissent être ambitieux). Plus on se situe au niveau des grandes masses et plus on est obligé de se fier à des élus spécialisés pour l'élaboration mais on peut toujours consulter les électeurs pour ratifier ces mesures ou les évaluer après-coup. Au niveau local, c'est différent, n'importe qui devrait pouvoir être consulté à condition soit d'être directement concerné, soit d'étudier assez la question pour ne pas exprimer de simples préjugés ou convictions. Dans un cas comme dans l'autre, il ne faut pas sousestimer nos divisions ni surestimer le pouvoir de la politique, qui n'est certainement pas de "tout changer" comme on en rêverait, mais doit tenir compte des autres, de la situation matérielle et des rapports de force. Il ne suffit certes pas de voter des mesures généreuses pour qu'elles soient viables. Aux limites cognitives nous faisant mal évaluer le champ des possibles, s'ajoutent le jeu des puissances et l'inertie sociale. Une politique scientifique ne peut négliger ces obstacles ni promettre qu'on s'en sorte et que nous ne serons pas vaincus par plus fort que nous, si c'est le cas. Pire, ce n'est pas parce qu'il y a des solutions techniques, raisonnables et réalistes, que les conditions politiques et les lourdeurs sociologiques permettront de les mettre en oeuvre !

Les interminables négociations entre la Grèce et l'Allemagne en donnent une bonne illustration, se terminant par la capitulation obligée du pays dont on avait coupé les vivres mais qui est surtout, comme on le reconnaît de toutes part, une capitulation de l'intelligence du côté des créanciers, ce qui n'est en rien une exception et plutôt une constante de la politique où les contre-exemples sont rares. On a pu mesurer à quel point ce n'était pas la promenade de santé qu'imaginent des économistes en chambre qui ne manquent pas d'arguments pour renverser la table mais ne tiennent pas compte d'une situation réelle assez inextricable. Il est facile de promettre une sortie de crise d'ici 2 à 3 ans après l'effondrement provoqué par une sortie de l'Euro, il est beaucoup plus difficile d'en être victime et d'accepter cet effondrement quand les banques sont fermées et l'économie à l'arrêt. Dans le bal incessant des ruptures et reprises de négociation, il était en tout cas bien clair que les discours étaient contraints par les positions des interlocuteurs qui ne pouvaient pas en changer même quand leur absurdité était patente, mais quand l'Allemagne faisait mine de vouloir la sortie de la Grèce cela lui retirait son seul chantage possible. C'est là qu'on peut mesurer à quel point nous sommes les jouets de puissances qui nous dépassent plus que les acteurs de notre destin. On a eu la démonstration implacable, contre tous les nationalistes, qu'il n'y a pas de souveraineté pour un Etat endetté (l'esclavage pour dette est presque aussi vieux que l'humanité). Aucun vote démocratique ne peut rien y changer devant la grève générale des banquiers. Ce constat ne signifie pas que rien ne serait possible mais devrait inciter à porter plus d'attention aux alternatives locales, plutôt que d'attendre un miracle des élections ou de l'Etat. On fait face cependant là aussi aux limites de notre intelligence collective : on ne change pas si facilement les habitudes de pensée et les structures politiques, roman national qu'on nous a seriné dans notre jeunesse et auquel certains s'accrochent comme à leur identité perdue.

Comme j'ai essayé de le montrer, il y a au moins deux limites à notre action, d'une part, du côté subjectif, notre bêtise, notre ignorance, notre orgueil, notre folie, et, d'autre part l'extériorité du monde, son caractère déceptif, les contraintes matérielles, les rapports de force, les effets de masse, les circuits, etc. On peut dire que les révolutionnaires contestent les deux, persuadés de savoir très bien ce qu'il faut faire et n'avoir pas besoin de tenir compte du réel, au nom d'une démocratie souveraine mythique et dotée de pouvoirs magiques. En fait, ce que les sciences nous apprennent sur l'esprit humain et les lois de la nature ruine les prétentions d'une rationalisation de la société et de la planification étatique. Il faut bien le dire, l'échec du collectivisme est un scandale pour l'esprit face aux dévastations d'un capitalisme sans âme qui a gagné malgré tout la partie. C'est bien l'échec de la pensée (planificatrice, organisatrice, rationnelle) face à "l'ordre spontané" de l'économie mais face aussi à la liberté individuelle. La rationalisation de l'économie aurait dû marcher, si cela ne marche pas c'est pour une raison profonde, à cause des limites de notre savoir et parce que la liberté est plus productive dans un environnement en évolution rapide, ce qui donne un avantage matériel décisif. Sans ces limitations cognitives et politiques, le libéralisme (notamment politique) n'aurait aucune raison d'exister. Cela n'empêche pas le libéralisme lui-même de tomber dans le dogmatisme le plus rigide, justifiant largement l'anti-libéralisme altermondialiste sans pouvoir annuler les bénéfices de la liberté économique ou politique. La critique nécessaire du libéralisme et de son instrumentalisation par les possédants ne peut mettre en cause sa vérité profonde, seulement ses excès et ses aveuglements intéressés, si ce n'est ses paradoxales dérives autoritaires. Plus qu'on ne croit, le libéralisme est le fils de la philosophie et des sciences, de notre incapacité à s'accorder sur des vérités, de l'absence de garant suprême. John Stuart Mill l'exprime très bien au début de son petit opuscule sur la liberté et c'est à l'évidence ce dont on ne veut rien savoir. Par exemple, lorsque Agamben fustige une politique qui se contente de corriger les effets sans s'en prendre aux causes, c'est parce qu'il surestime la puissance de la pensée et en reste à une mécanique simpliste, un rationalisme pré-critique.

On ne peut balayer d'un revers de main les leçons du libéralisme comme si ce n'était qu'une aberration de l'histoire et une nouvelle forme de domination. Cela ne peut pas vouloir dire qu'on pourrait s'en satisfaire, qu'il faudrait laisser-faire et ne plus essayer de modifier nos façons de faire autant que faire se peut ! L'erreur du libéralisme est la même que celle du scepticisme lorsqu'il prétend dogmatiquement qu'on ne saurait rien sous prétexte qu'on ne sait pas tout, ou qu'il transforme un fait en droit, allant jusqu'à justifier de façon absolument odieuse les situations les plus injustes que nous subissons malgré nous, comme si elles pouvaient être voulues. On en reste ici à l'opposition stérile entre dogmatisme et scepticisme (ou sophistique) alors que philosophie et sciences nous enjoignent au contraire à un savoir en progrès comme à ne pas rester passifs. Même si nous n'en avons ni les moyens politiques, ni la capacité cognitive, cela n'empêche pas que nous devons absolument préserver notre avenir. Simplement, pour y arriver, mieux vaut prendre la mesure de notre ignorance et de notre impuissance au lieu de s'exalter encore une fois pour rien. Il s'agit bien d'appliquer en politique la puissance de la méthode scientifique, à l'épreuve d'un réel sur lequel on se casse les dents, sans précipitation ni renoncement.

La première chose à reconnaître, serait que les bonnes intentions ne suffisent pas pour savoir quoi faire et prendre les bonnes décisions. Si on peut dire que ce n'est pas l'homme qui fait l'histoire, c'est pour la raison première qu'on ne sait pas ce qu'il faut faire, tout simplement, même si on est persuadé du contraire. Il ne manque pas d'intellectuels de bonne volonté qui font des plans sur la comète mais leur diversité est déjà le signe de notre égarement et leurs propositions me semblent au moins trop partielles et souvent mauvaises, inadaptées, imaginaires. Rien à en attendre. Ensuite, on doit bien admettre que l'information ou le savoir ne suffisent pas. On l'éprouve en écologie à ne pas susciter de réactions à la hauteur de l'enjeu. La conscience du désastre ne mène pas à la réaction rationnelle - du fait de l'information elle-même qui est imparfaite et contradictoire, aussi bien pour l'économie que le climat, ce qui est exploité par les marchands de doute, mais surtout à cause de nos divisions, préjugés, dogmatismes ou intérêts immédiats, enfin parce que ce sont les rapports de force qui sont déterminants et non pas l'argumentation comme le croit Habermas. Ce n'est pas que le pire soit toujours certain, il y a des retournements soudains, notamment lorsque la catastrophe est imminente et, à la longue, les meilleures solutions finissent par être sélectionnées. On peut dire qu'il y a autant de bonnes surprises que de mauvaises mais il y a des périodes plus favorables que d'autres et il ne semble pas qu'on y puisse grand chose (ce n'est pas faute d'avoir essayé).

Certes, notre tâche reste de chercher à donner un peu plus d'effectivité à cette conscience et si on ne peut compter sur une providence divine et une fin heureuse, il y a un indéniable progrès de la connaissance et de l'esprit humain, au moins sur le long terme, dont il nous faut tirer profit. On peut donc espérer que l'information s'améliore (avec le numérique) et que la prise de conscience finisse par se faire (au dernier moment, dans l'urgence?) mais cela suffit à réfuter l'identification de la conscience ou de la connaissance au Bien alors qu'elle est plutôt connaissance du mal, de nos limites et de nos erreurs. On s'émerveille vraiment un peu trop de notre intelligence. Malgré internet, malgré Google qui répond instantanément à toutes nos questions, rien ne semble jusqu'ici devoir entamer notre stupidité congénitale (qui s'étale sur la toile) au point qu'alors même que nous aurions les moyens techniques d'arrêter les émissions de gaz à effet de serre et bien assez de richesses pour abolir la misère, ce qui manque toujours ce sont les moyens politiques et humains. Il faut partir de là, de cette désespérance.

On s'affole régulièrement à la perspective de perdre notre humanité, notre prospérité, notre civilisation, nos valeurs, la raison même, alors qu'on ne se préoccupe pas assez de la préservation de notre milieu, trop centrés sur soi, un soi pourtant forgé par l'extériorité mais qui fait obstacle à une politique préventive. L'homme est un animal politique sans aucun doute, bien que cela s'appliquait plutôt à des petits groupes ou des cités à taille humaine, mais l'obstacle à une politique effective, c'est bien l'Anthropos lui-même, ce dont une anthropolitique devrait tenir compte un peu plus que ne le font nos constitutions, pour une politique qui serait, peut-être, moins impuissante et plus adaptée à notre espèce comme à notre milieu.

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