De la difficulté d'être radical
Le Réel, c’est ce qui s’impose à nous, qu’on n’a pas choisi et qui nous échappe ou nous surprend, ce qui n’est pas conforme à notre vouloir, c’est la transcendance du monde sur lequel on se cogne, indifférent à notre existence. Le réel, c'est notre ennemi sans visage, de quelque nom qu’on le qualifie : que ce soit la finance, le marché, l’injustice, la violence, la domination, l'égoïsme, la bêtise, etc. A chaque fois, cependant, on cherche des coupables (il y en a), désignant quelques boucs émissaires commodes dont il faudrait se débarrasser afin de nous délivrer du mal. Pour cela, il semble bien qu’il suffirait d’un sursaut collectif (démocratique, religieux ou identitaire), sursaut révolutionnaire qui nous sortirait soudain de notre passivité et prétendue soumission volontaire, en laissant place à une merveilleuse société conviviale qui n’aurait plus d’ennemis !
Ces fadaises théologico-politiques sont assez universellement répandues, y compris chez de grands penseurs. Non pas qu'il n'y ait des moments révolutionnaires décisifs mais qui ne résultent pas tant que cela de la volonté des acteurs auxquels la situation échappe continuellement, car le réel est toujours là, quoiqu'on dise. Il y a dans l'idéologie révolutionnaire (à distinguer des révolutions effectives) deux contre-vérités patentes : d'abord l’idée qu’on pourrait se mettre d’accord entre nous, ce que pourtant tout réfute dans nos sociétés pluralistes (qu'on pense aussi bien aux religions qu'aux idéologies, aux controverses sur l'économie ou le climat, les impôts, etc.), ensuite l’idée que l’histoire pourrait s’arrêter, sans plus de pression évolutive, dans une vie vécue d’avance au service des biens et de l’ordre établi. Car, le comique dans l'affaire, c'est que le révolutionnaire qui prend le pouvoir (ou croit le restituer au peuple) ne voit plus du tout de raisons que celui-ci soit contesté désormais, prêt au règne de la pire terreur s'il le faut !
Le problème n'est pas seulement que ces illusions populistes sont fausses mais qu'elles sont dangereuses en particulier parce qu'elles font très logiquement de tous ceux qui ne suivent pas ces illuminés les responsables de l'injustice du monde, devenus de simples ennemis à éliminer, les chantres de l'unité produisant leur propre division. Être persuadé détenir la vérité divise en effet l'humanité en amis et ennemis, comme s'il y avait "eux", les esprits pervers de mauvaise foi qui refuseraient la vérité pour soutenir l'ordre établi, et "nous", les purs, les hommes de bonne volonté, ou les vrais Musulmans, sachant très bien ce qu'il faut faire pour détruire le système et sauver ce monde en perdition.
Ces tendances fascisantes sont à la mode un peu partout, reflets d'une impuissance de plus en plus flagrante qui appelle des politiques autoritaires qui s'y casseront le nez tout autant. Le point qu'il faut souligner ici, c'est que, bien sûr, ne pas adhérer aux délires des complotistes ou de militants "anti-système", plus ou moins violents ou stupides, ne peut absolument pas signifier qu'on ferait partie des partisans du système en place. Et ce n'est certainement pas en renforçant cette dichotomie entre eux et nous qu'on fera reculer la violence. En effet, le plus insupportable face au terrorisme, c’est l’indécence avec laquelle on célèbre une République idéalisée qui feint de découvrir la désespérance de ses banlieues alors qu’elle traite si mal tous ses exclus et qu’elle est accaparée par des élites complètement coupées de la population et des immenses transformations en cours. Non, ce monde dans lequel nous sommes venus à l'existence n’est pas le nôtre, ce n’est pas nous qui l’avons fait et, en dehors des progrès sociaux attaqués de nos jours, il n’y a aucune raison de le glorifier ni de s’en faire les rentiers satisfaits. Ce monde est inacceptable et il faut le dire. Cela ne suffit pas à savoir comment le rendre meilleur, mais c’est un premier pas incontournable.
On ne peut en rester à une condamnation morale, il faut avoir le souci de la traduire dans les faits, même si la mise en pratique n'a rien de l'évidence (j'en sais quelque chose pour la coopérative municipale). Il n'y a pas de raisons de ne pas essayer d'aller au maximum des possibilités du temps, encore moins de se satisfaire du monde tel qu'il est, mais il nous faut tenir les deux bouts d’une révolte nécessaire contre les injustices sociales en même temps que le réalisme obstiné des solutions qu'on y oppose en mesurant, hélas, l’insuffisance de nos moyens - au lieu de se chauffer la cervelle avec des rêves d'absolu qui ne font qu'empirer les choses.
A l'opposé de cette radicalité bien trop prosaïque, il y a, en effet, les révoltés métaphysiques. C'est ce qui va permettre l'étrange rapprochement des situationnistes avec les djihadistes d'aujourd'hui (prenant la place des guérillas communistes d'antan), rapprochement contre-nature et qu'on ne peut pousser trop loin mais qui est plus éclairant, sans aucun doute, que le recours à des diagnostics psychiatriques dignes de la façon dont le régime traitait ses ennemis à l'époque soviétique.
Djihadistes, mes frères
Il est assez risible, en tout cas, de voir comme on s’interroge doctement pour savoir comment des jeunes peuvent sacrifier leur vie et s’engager dans des sectes religieuses ou politiques au nom de leur désir d’absolu, alors qu’ils ont toujours été de la chair à canon enthousiaste ! Il faudrait plutôt se demander comment nos éminents intellectuels ont perdu des savoirs immémoriaux dilués dans les bons sentiments, comment ils ont été déculturés par l’époque médiatique et un utilitarisme moralisateur ! On a honte pour ces adultes qui voudraient nous réduire à la réussite professionnelle, à se faire un petit pactole ("ce qu'on a, on l'a gagné") et se limiter à des objectifs matériels ou des ambitions purement individuelles.
Etre matérialiste, c'est reconnaître qu'on est confronté à des forces matérielles extérieures qui, certes, ne se plient pas à notre volonté mais cela ne doit pas aller jusqu'à dénier l'intervention de notre volonté ni renier notre dimension spirituelle, l'écart entre la réalité et notre volonté qui en est, par définition, la négation. Il ne s'agit pas de nous fondre dans la masse anonyme, matière dans la matière comme un poisson dans l'eau (tout ce qui apparaît est bon) alors que notre expérience est celle de notre inadéquation à l'universel, qui nous individualise, et de l'insatisfaction, fustigée par nos philosophes à la petite semaine qui voudraient nous faire la leçon. L'expérience trop humaine du désir et de la vie, c’est bien pourtant qu’il ne suffit pas de vivre ni même de la jouissance, il faut pouvoir lui donner sens - sens construit sur le non sens du monde et de la mort, de la souffrance ou de l'ennui, gouffre qui s'ouvre sous nos pieds et qui somme chacun d'y répondre pour lui-même. Cela peut aller effectivement jusqu'à préférer la mort, au moins la mettre en jeu. D'autres préfèreront entrer dans les ordres ou l'armée pour se délester d’une liberté trop lourde et pouvoir habiter un monde où tout serait à sa place, toute question trouvant sa réponse à l'avance. Ce n'est certainement pas ma pente mais comment ne pourrais-je pas me reconnaître dans ce désir d’absolu qui rend intolérable le cynisme de la réussite mondaine ? On peut reconnaître cette quête de l'inaccessible étoile et l'aveu de notre incomplétude à sa véritable valeur, qui fait notre humanité, d'un homme qui dépasse l'homme. Ce n’est quand même pas une raison pour tolérer ce que cet absolu peut avoir de mortifère, d’autoritaire, de destructeur, de bêtifiant enfin.
Il est frappant de voir comme la dénonciation sanglante des désordres du monde ne fait qu'amplifier les violences, ajouter du malheur au malheur, participer à ce qu'on croyait combattre. Aussi paradoxal que cela puisse sembler aux béotiens les plus sincères, c'est le Bien la cause du Mal la plupart du temps (comme l'amour est cause de la haine), et plus la cause est bonne, plus la fin justifie les moyens. Tout sera donc permis même le plus abject. La prise de conscience de cette dialectique infernale où les positions se retournent en leur contraire constitue la difficile tâche post-révolutionnaire de l'autocritique, voire de la repentance. La fidélité à ses enthousiasmes de jeunesse ne serait ici qu'aveuglement et obstination dans l'erreur, mais cette dure leçon de l'histoire ne peut aller jusqu'à renoncer à changer le monde autant qu'on peut, encore moins jusqu'à nous faire sombrer dans le conformisme et le soutien à l'ordre établi, ce qui là serait bien scandaleux, en effet ! Le fin mot de l'histoire ne peut se résumer à "noyer frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque et mélancolie béotienne, dans les eaux glacés du calcul égoïste".
En tout cas, il faudrait l'admettre une fois pour toutes : il ne suffit pas d’exister, surtout lorsqu'on ne s'est pas déjà fait une place dans la société, ou qu'on n'a aucune chance de s'en faire une. Nous avons besoin que notre existence soit justifiée et, devant les déceptions récurrentes et les difficultés de la lutte pour la reconnaissance, on peut comprendre que presque tous préfèrent obtenir des religions la certitude du salut et du Bien, la simplicité de la loi et la sécurité de l’appartenance mais aussi, l’exaltation de participer à une grande cause qui nous donne de l'importance, mécanisme universel qui ne se limite pas aux sectes mais a fait le succès des grandes idéologies comme des "avant-gardes". La contrepartie, hélas, de vouloir ainsi incarner le Bien, c'est de très logiquement devoir personnaliser le Mal, par des attaques ad hominem, en faire le simple effet d’une mauvaise volonté si ce n'est d'un complot, et, finalement, d’une population à exterminer (juifs, islamistes, immigrés, homosexuels, etc.). Comment éviter de se massacrer sans perdre tous nos idéaux et vivre comme des porcs ? Telle est la question qui nous est posée - pas de devoir célébrer nos maîtres et la dévastation de nos territoires !
Des situationnistes aux djihadistes
Etonnamment, plus encore peut-être que les scènes de décapitation et les exécutions de masse par des djihadistes fanatisés, ce qui semble choquer par dessus tout le monde civilisé (la communauté internationale et médiatique), c'est leur destruction des idoles antiques et des musées, désignés comme le trésor de l'humanité dans le chemin de la civilisation pourtant parsemé de tant de massacres et destructions déjà. Ces jugements sont pris comme l'évidence même alors qu'on peut s'interroger sur ce qu'on a perdu dans l'affaire (des reproductions en plâtre!) quand l'essentiel était ailleurs et qu'on n'en perdra pas pour autant le souvenir. Surtout, cela n'a pas été sans m'évoquer les situationnistes des premiers temps qui voulaient effectivement détruire les églises et les musées - certes de façon toute symbolique mais j'avoue que cela me paraissait des pensées fortes, une remise en cause radicale de la religion et de la culture dans la lignée de Cobra (l'art pour tous). La culture ne mérite sans doute pas tant de révérence à nous avoir conduit là où nous en sommes. Il est légitime d'exiger mieux - ce qui ne veut pas dire que ce soit si facile.
Il faut être bien clair. Qu'il y ait des points communs aux situationnistes et aux djihadistes n'est pas prétendre que ce serait la même chose ! Il y a une opposition radicale entre le progressisme libertaire et les réactionnaires autoritaires qui osent se réclamer d'eux. On retrouve juste un même côté juvénile, avec la recherche d'une plus grande intensité de la vie ainsi que d'une cohérence profonde entre ses croyances et ses pratiques. Les principes sont certes opposés mais avec la même exigence d'authenticité et de fuite du quotidien (comme dit Foucault, la vraie vie est toujours une vie autre). C'est l'ironie de l'histoire de voir comme les extrêmes peuvent se rejoindre et les valeurs s'inverser là où l'on s'y attendait le moins. Cependant, il faut bien dire que ce qui rapproche surtout Guy Debord des djihadistes, c'est bien son côté guerrier (même imaginaire) et la survalorisation de l'action contre la passivité qui était déjà à la base de l'actualisme de Gentile, le philosophe du fascisme et du totalitarisme (qui commence par la substitution du volontarisme au matérialisme dialectique). J'ai déjà émis le soupçon que la vraie vie, pour ces conspirationnistes en chambre, au fond, c'est le combat et la guerre (comme pour les fascistes) et que, donc, l'homme total, désaliéné, n'était rien d'autre que le guerrier - c'est à dire le maître, bien que feignant de parler au nom des esclaves (appelés à se révolter, risquer leur vie pour ne plus être esclaves). Bien sûr, ce n'est pas sous ce jour qu'apparaissait le projet situationniste d'une vie d'inventions et de plaisirs défiant toutes les autorités mais c'est bien ce qu'il est devenu pour ses admirateurs à mesure qu'ils devenaient plus réactionnaires, se débarrassant d'un marxisme encombrant et assumant leur élitisme. On peut voir la décomposition de cette ligne d'influence de l'Encyclopédie des nuisances à Tiqqun jusqu'au ridicule TsimTsoum qui se mettait résolument du côté des Islamistes et de l'extrême-droite !
TsimTsoûm a été une revue littéraire très éphémère, puisqu'elle n'a eu qu'un numéro, en décembre 2005, qu'on peut dire tentative de récupération de droite (barrésienne) de Tiqqun (le tikkoun olam étant un concept de la Kabbale signifiant la réparation du monde de son injustice alors que le tsimtsoum y désigne la contraction ou le vide précédant la création d'un nouveau monde). Cette revue ne mériterait pas qu'on en parle si elle ne m'avait permis de mesurer l'ampleur du détournement possible des analyses les plus subversives quand la confusion mentale s'en empare. Il n'est pas non plus inintéressant de rappeler qu'on n'a pas attendu Houellebecq pour nous prédire (et nous souhaiter) une France islamisée, seule capable de nous faire revenir avant Mai68 ! Celui qui faisait son numéro ici est un dénommé Laurent James, bien dérangé de la cervelle puisque cet admirateur d'un dangereux crétin comme Soral se réclame d'un "ésotérisme révolutionnaire" à se tordre qui l'amène, par haute stratégie, à vouloir l'islamisation de l'Europe (ou de l'Eurasie) avant sa rechristianisation finale ! Il y a ce genre de délires mystiques à l'extrême-droite qui est très accueillante à tous ces imaginaires les plus absurdes, mais cette revue avait cru bon de lui donner cette tribune et, ce qui est le plus troublant, c'est de voir comment peut être récupérée la prétention d'une révolution métaphysique contre l'individualisme marchand qui devient facilement une révolution religieuse - avec des tarés pareils qui croient détenir la vérité (il n'y a pas que des illettrés, on l'a vu avec le nazisme de Heidegger, la connerie cultivée étant la pire). Pour ce prophète de malheur, l'Occident vendu aux puissances d’argent et du spectacle devrait donc passer par le feu purificateur de l'Islam !
Du coup, l'ennemi, c'est le tiède, l'armée des neutres comme pour d'autres, c'est le Bloom ou le on, mais le seul avenir ici, c'est le retour en arrière, aux vraies valeurs, quel qu’en soit le prix humain. Une si belle utopie dépend inévitablement d'un pouvoir implacable, sans aucune pitié pour les faibles rendus responsables de leur faiblesse ("si les faibles sont faibles, c'est parce qu'ils le méritent"), c'est là où l'extrême-droite est plus honnête que l'extrême-gauche à reconnaître les conséquences fâcheuses d'un pouvoir fort sans lequel il est impossible de changer une société comme ils le voudraient. L'écart est quand même stupéfiant entre l'inspiration libertaire de départ des situationnistes et la morale fasciste du guerrier que des allumés comme celui-ci peuvent en tirer dans des déclarations purement verbales d'ailleurs.
La tournure actuelle de la guerre internationale est intéressante : ni de position ni de mouvement, ni de tranchées ni de guérilla, elle oppose essentiellement des hommes invisibles à des hommes aveugles.
Ensuite, il n'y a décidément rien de plus simple que de lutter concrètement contre cette fameuse "société du spectacle" : il s'agit tout bonnement d'éliminer un à un chaque être "humain" porteur d'une carte de journaliste.
L'islam est aujourd'hui l'unique puissance capable de s'opposer à l'univers néo-balzacien.
Lorsque l'Europe sera sous le joug de la chariya (dans quelques dizaines d'années tout au plus, du moins je l'espère), ce seront Noël Mamère et Bertrand Delanoë qui se feront égorger les premiers, permettez-moi de jouir par avance à cette vision délicieuse !
Je considère tout athée […] comme directement responsable, non seulement de l’absence de vie intérieure en Occident, mais également du trop-plein de cruauté jaillissant de l’arme du Musulman qui saisit sa chance pour établir la Loi d’Allah sur une partie de la planète.
L'Islâm n'est pas une fausse religion. Son but n'est pas de réconcilier l'homme avec une nature fantasmatique ou de développer l'harmonie de son être propre avec le cosmos, mais de pourvoir des méthodes efficaces et viriles pour dissoudre l'individu dans la divinité rayonnante d'Allah.
Le fanatisme est l'honneur de l'homme : là est son aveuglante beauté.
C'est à peu près le contraire de ce que disait Guy Debord, donc on pourrait difficilement lui imputer une responsabilité dans ces discours effrayants plus proches de Tiqqun. Il est quand même stupéfiant que, non seulement Debord n'aura pu empêcher d'être déclaré trésor national mais qu'il se trouve désormais récupéré y compris par l'extrême-droite - aussi inimaginable que cela puisse paraître et qu'on ne saurait laisser faire. Cependant, ce qui le permet sans doute et qu'on peut lui reprocher, c'est de s'être refusé à l'aveu de son échec, qui est celui de toute une génération même si c'est loin d'être un échec total. Impossible, en effet, de nier l'échec de la liberté par rapport aux espoirs démentiels qu'on y mettait, sans que ce soit une raison pour revenir sur la libération des moeurs (pas plus que sur l'abolition de l'esclavage) comme se précipitent à conclure les nouveaux réactionnaires (ou les Islamistes) mais seulement de perdre nos anciennes illusions (pour en faire la psychanalyse). De même, après les expériences désastreuses du fascisme et du communisme, l'échec du volontarisme est patent, nous obligeant à ramener à plus de modestie le combat politique. S'il ne s'agit pas tant de vivre avec son temps que contre lui, ce qu'il nous faut abandonner, ce n'est pas la contestation de la société, c'est le fantasme d'une société réconciliée, d'une seule loi pour tous, de l'appel aux bonnes volontés, à l'unité du peuple et l'exaltation d'être dans le sens de l’histoire ou de préparer le fin des temps. Notre tâche, c’est d’être des libertaires désillusionnés, ayant affronté les limites de la liberté, et même l’autonomie comme fardeau, sans céder sur notre farouche indépendance mais sans frimer non plus, prenant en charge les pathologies de la liberté et les inégalités sociales. C'est de là qu'on doit partir.
Pour une politique matérialiste
Il faudrait se défaire de notre pente naturelle à s’imaginer que le monde devrait être comme nous le voulons, que c’est juste une erreur quelque part à corriger pour supprimer le pillage de la planète et toutes les injustices. C’est complètement en vain que nos philosophes se livrent à toutes sortes d’audaces spéculatives pour éloigner la menace, exorciser le mal, changer notre imaginaire, nous guérir de la croissance, nous faire la morale - sans aucun résultat ! Surtout, cette société idéale dont on rêve, chaleureuse et fraternelle, a toutes les chances au contraire de mener au pire. Dream is over. On ne changera ni de monde ni d’époque, ce qui ne doit pas empêcher de corriger des injustices, des erreurs, des mensonges. Ce n’est pas parce qu’on ne croit plus à des conneries et qu’on est conscient qu’on y a bien peu de prise, qu’il faudrait trouver ce monde défendable, monde de la marchandise et de la finance folle dont l’accumulation de richesses ne peut suffire à la pauvreté qu’il génère. On ne va pas se laisser embrigader par nos gouvernants ni accepter leurs politiques sécuritaires et antisociales. A working class hero is something to be - mais pour que ce ne soit pas du cinéma, il faut prendre conscience que nous sommes face à des réalités matérielles aussi massives que des montagnes à déplacer, qu'il ne suffit pas d'une conversion des esprits ni de se débarrasser de quelques personnalités. Il n'y a pas cependant que des djihadistes enragés pour croire au père Noël puisqu'on va continuer à se persuader à chaque fois que tout pourrait changer à la prochaine élection présidentielle ou la nouvelle mode intellectuelle, ou même le prochain mouvement social !
Il nous faut donc faire notre deuil de l'absolu, ce à quoi ne se résoudront jamais les têtes brûlées et les esprits trop narcissiques qui se croient au-dessus des autres, mais non pas pour déserter le terrain politique, au contraire pour en faire vraiment et obtenir des progrès durables. Ce n'est certes pas ce qui traitera la crise du sens et les questions métaphysiques de consciences torturées, ce n'est pas ce qui intéressera ceux qui sont tout occupés à se libérer de leurs aliénations ou se perdent en effusions mystiques, à la recherche de passions dévorantes et d'émotions fortes. Il ne s'agit pas de trop médire de ces aspirations au dépassement de soi, qui sont inhérentes à notre humanité, manifestation du non sens du monde et de notre insatisfaction foncière, du manque qui nous constitue comme être de désir (désir de désir). Il s'agit de réfuter sa dimension politique et bien séparer là encore le public du privé, principe de laïcité qui devrait empêcher de promettre le paradis à chaque campagne électorale ou révolution. Il serait bien, de même, d'éviter de régler ses problèmes personnels par l'activisme militant (voeux pieux). Renoncer à vouloir convertir les âmes implique également de ne plus prêcher l'opposition des valeurs traditionnelles du socialisme à l'individualisme marchand, pour se limiter à mettre en place des mécanismes de solidarité et des dispositifs coopératifs. C'est un réel qui détermine l'idéologie, pas l'inverse, et on ne peut servir deux maîtres à la fois, l'idéologie (ou la religion, fût-elle laïque) et la politique. Les discours et les compétences ne sont pas les mêmes (qu'on n'attende pas d'un religieux qu'il soit bon politique).
On ne se rend pas assez compte à quel point le prix à payer est lourd pour la démocratie de délester la politique de la religion et de la contrainte puisque c'est aussi faire son deuil de la capacité d'un peuple à décider de son destin ou de la société dans laquelle il veut vivre, du fait qu'il n'y a plus de sujet pour décider, plus de peuple uni dans une même foi ou volonté générale, mais une démocratie pluraliste. C'est aussi parce que malgré les grandes gueules qui prétendent le contraire, on ne décide jamais vraiment de son destin, qu'on ne fait que suivre et subir matériellement, le réel nous faisant payer très cher nos velléités de l'ignorer. La marge de manoeuvre qu'il nous reste est donc très limitée mais n'est pas négligeable pour autant, consistant essentiellement à mieux s'adapter à la situation en corrigeant des injustices et en résistant aux dérives les plus dangereuses. C'est incontestablement beaucoup moins sexy que de se battre pour l'absolu et un ordre juste. Notre rôle peut paraître bien subalterne par rapport aux déterminations extérieures, mais cela n'a rien à voir pour autant avec la défense du désordre existant.
Il faut bien préciser que ce n'est pas l'impossibilité d'une société idyllique en tout temps et en tout lieu qui doit nous faire en rabattre sur nos utopies mais l'impossibilité d'une société étendue idyllique, encore plus globalisée, et en l'état actuel des techniques. Les critiques du présent renvoient souvent à une survalorisation d'un passé qui n'était pas si charitable aux pauvres mais il n'y a pas de raison de rejeter absolument l'hypothèse d'un paradis originel des chasseurs-cueilleurs avant d'en être chassés par l'évolution et devoir travailler la terre. Des populations isolées sur des îles paradisiaques, comme les Jarawas, semblent bien connaître la belle vie, sans travail, pleine de jeux, de rires et d'amour. Aucune raison d'en changer. Les périodes heureuses n'ont pas d'histoire (ce qui n'empêche pas l'histoire de continuer ailleurs). On peut en avoir une légitime nostalgie mais qui témoigne simplement que l’évolution ne vient pas de nous, elle ne vient pas de l’intérieur, comme réalisation de l’homme (expression de son essence) jusqu’à l’homme total et libre, conformément à la conception progressiste qu'avait Marx d'une humanité se produisant elle-même et prenant conscience de soi. L’homme total pourrait bien plutôt se trouver à l’origine, ce serait l’humanité primitive perdue qui ne progresse donc que par le mauvais côté de l’histoire, humanité forgée par la technique, dénaturée par la civilisation et les mauvaises rencontres, les catastrophes climatiques, la guerre, la destruction de l’environnement, les crises, les révolutions technologiques, mettant à rude épreuve notre adaptabilité.
Le négatif n’est pas intérieur comme Hegel le suggère à l’identifier à l’esprit qui dit non, au cognitif, alors que le négatif vient plutôt de l’extérieur, il est matériel et fait de nous les déracinés que nous sommes, des inadaptés, des hommes divisés à la place de la belle totalité archaïque qui n'est plus de mise avec l'accélération technologique. L'échec de l'idéologie de la liberté, c'est d'être confrontée à l'extériorité qui se dérobe à nos désirs en même temps que nous en recevons nos déterminations. Il ne s'agit pas de le nier mais de le reconnaître au contraire. C'est le réel sur lequel on se cogne, qu'on subit, qui nous résiste, nous déçoit, nous dément et qu'on doit penser à nouveaux frais pour continuer l'histoire de l'émancipation. Car, même si l'avenir est sombre, il n'y a pas de retours en arrière durables et seulement de nouveaux défis à relever, de nouveaux problèmes à résoudre, effaré que cette génération vieillissante ne puisse admettre son échec sans retomber dans le pire des conservatismes réactionnaires pendant que des jeunes rejouent aux héros dans des guerres sanglantes.
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